4.3. L’histoire des villes italiennes : Milano 6 / 8
8 – Milan de L’unité au fascisme
En 1859, la Commune était limitée par le cercle de murailles du XVIe siècle, qui avait
perdu sa fonction défensive, et servait d’enceinte douanière et de promenade plantée
d’arbres. À l’extérieur, s’étendait la Commune des « Corpi Santi », aire populaire, «
myriade de petits noyaux agricoles et de fermes isolées, traversée par des voies étroites
de communication et par un fin réseau de petits canaux d’irrigation (les « rogge »). Était
compris dans les Corpi Santi de la Porte orientale le splendide ensemble du XVe siècle, le
Lazaret, structure depuis longtemps hors d’usage, occupée par de modestes boutiques
artisanales, et résidence dégradée de la première immigration en ville » (Valentino De
Carlo, Breve storia di Milano, Tascabili economici Newton, 1995, p. 49).
Milan avait connu depuis le XVIIIe siècle une intense vie
culturelle, de Pietro Verri à Cesare Beccaria, du réformisme
thérésien au réformisme révolutionnaire de la République
Cisalpine, de Carlo Cattaneo à Alessandro Manzoni (Cf.ci-contre:
Portrait de Manzoni, par Hayez, à Brera) et à Giuseppe Verdi. À
Milan naquit aussi la « Scapigliatura » (la Bohême), avec le
roman de Cletto Arrighi (1828-1906, La Scapigliatura, 1862) et
des œuvres dialectales reprise entre autres par Dario Fo) et les romans de
Giuseppe Rovani (La jeunesse de Jules César en 1872, Cento anni en
(1859-64), puis avec les œuvres de Camillo Boito (1836-1914), auteur de
livrets d’opéra et de nouvelles dont Senso qui inspira le film de Luchino
Visconti. Il était aussi architecte), Ugo Tarchetti (1841-1869, auteur de Fosca
qui inspira le film d’Ettore Scola), Carlo Dossi (1849-1910), Emilio Praga
(1839-1875), les peintres Tranquillo Cremona (1837-1878) et Daniele Ranzoni (1843-1889). Leur
publication « Lo scapigliato » était imprimée à Milan dans les années ’60.
Au contraire, la structure économique était restée statique et souvent artisanale : industrie textile et
d’habillement, production de biens de luxe, carrosses, bijoux, artisanat d’art, industries pour la
consommation de masse, alimentation, céramiques, briques ; l’industrie mécanique et chimique
restait liée au marché local.
Après l’Unité, la loi électorale qui favorisait le cens écarta la bourgeoisie la plus démocratique du
Risorgimento (en 1865, votèrent 276.523 électeurs sur 504.265 inscrits, choisis parmi les hommes de
plus de 25 ans, qui avaient une instruction supérieure et payaient au moins 40 lires d’impôt ; les
habitants étaient environ 25 millions) ; et la politique économique de la ville resta entre les mains des
conservateurs et de la finance locale ; celle-ci profita des occasions offertes par l’Unité pour «
requalifier » le centre historique en fonction des nouvelles célébrations patriotiques. On démolit des
quartiers populaires entiers, et l’augmentation de la population de 1844 à 1861 correspondit à une
diminution du nombre des maisons : en 1844, selon les chiffres de Carlo Cattaneo, 156.000 habitants
et 5085 maisons ; en 1871, 196.000 habitants et 4.647 maisons ; remplacement de constructions à
basse densité d’habitants par des édifices à forte densité, ce qui signifie une aggravation des
conditions d’habitation et de vie pour les plus pauvres. Le temps était passé où à Milan cohabitaient les riches et les pauvres, les boutiques
artisanales et les fastueuses demeures ; le centre fut saccagé au profit des institutions bancaires, des monuments à la Finance et de grandes
structures de célébration. Les couches les plus démunies furent repoussées vers les maisons populaires de la périphérie et
de la campagne (Voir dans notre site, 5.1- Diverses formes de législation élctorale en Italie).
L’architecte bolonais Giuseppe Mengoni (1829-1877) réalisa en 1865-68 les grands ensembles de la Piazza Duomo et de
la Galerie Victor-Emmanuel II, qui absorbèrent 43,5% du budget communal entre 1860 et 1882, au milieu de grandes
difficultés financières, parmi lesquelles la faillite de la société anglaise qui devait faire les constructions. La Place de la
Cathédrale fut tracée en détruisant tout un quartier médiéval jugé de peu d’intérêt historique et peu adéquat au prestige de la
ville. Un incident arrivé à quelques heures de l’inauguration coûta la vie à l’architecte Mengoni, qui fut enterré dans le
nouveau Cimetière Monumental inauguré en 1867 (architecte : Carlo Maciacchini, 1818-1899).
Au contraire, les édifices considérés comme monuments dignes de l’histoire et
comme documents de « génie national », furent restaurés, comme San
Simpliciano et San Marco (1871), Sant’Eustorgio (1878), Santa Maria del Carmine
(1879), San Lorenzo Maggiore (1878-80), Santa Maria delle Grazie (1881) ; un
concours de 1884-88 pour compléter la façade de la cathédrale ne donna pas de
résultas concrets. D’autres travaux commencèrent piazza Mercanti, piazza della
Scala, Porta Ticinese et Porta Nuova. Le Lazaret fut détruit au profit d’un des pires quartiers de Milan
d’habitations à haute densité. Le Château fut sauvé par l’adjoint et architecte Luca Beltrami (1854-1933),
mais le quartier entre le Château et piazza Mercanti fut éventré. Selon les prévisions du Plan Régulateur
lui-même, les murailles espagnoles furent démolies ; plus tard on couvrit le cercle des Navigli.
Les lignes ferroviaires mirent la ville en relation avec le réseau national, élément du projet de faire de
Milan la capitale de la finance européenne ; on construisit la première Gare Centrale de Chemin de Fer
(1857-1864. Cf. photo ci-dessus) sur l’actuelle place de la République (à ne pas confondre avec la Gare actuelle, inaugurée en 1931), et la Gare de
Porta Genova (1865) ; on réalisa en 1876 le chemin de fer à cheval Milano-Monza avec terminus à Porta Venezia (Cf. photo page précédente). Les
nouvelles gares orientèrent l’expansion urbaine au sud et au nord de la ville, aux dépens des zones vertes agricoles.
La librairie du suisse Ulrico Hoepli en 1871 marqua le début d’une nouvelle saison de l’édition milanaise, qui deviendra un des points forts de
Milan, avec les éditeurs Vallardi, Treves, Sonzogno, et plus tard Mondadori et Rizzoli. Milan est aussi la ville où se développent le plus les grands
journaux, généralement liés aux partis politiques de l’époque. En 1866 est créé le quotidien Il Secolo par Edoardo Sonzogno, le plus grand organe
de presse radical et le quotidien italien le plus diffusé jusqu’à l’apparition du Corriere della Sera. Dans le nouveau Parti Républicain Italien, créé
en 1879, s’exprimaient les opinions radicales de la petite et moyenne bourgeoisie professionnelle et artisanale, qui confluaient avec tous les
opposants à la « Consorteria », qui regroupait les modérés détenteurs du pouvoir local. Il Secolo fut leur expression et devint un journal populaire,
contre la presse conservatrice de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie, Il Pungolo et La Perseveranza. Son tirage était supérieur à celui de tous
les autres journaux réunis.
Le 5 mars 1876 sortit Il Corriere della Sera d’Eugène Torelli-Viollier, avec son supplément La Domenica del Corriere, de
1899 à 1989, qui devint un des principaux quotidiens nationaux (La Domenica del Corriere en couleurs atteignit un tirage
d’un million et demi de copies). C’était un journal modéré, dont le créateur avait compris que désormais Milan devenait le
plus grand centre industriel et bancaire ; en 1885, il forme une société en commandite avec l’industriel du coton Benigno
Crespi (1833-1920) qui lui permet de créer une industrie journalistique moderne, avec son propre siège, sa propre
typographie, sa propre agence de recueil de publicité, et avec 123 employés. Torelli-Viollier resta à la direction du Corriere
della Sera jusqu’en 1898, quand il fut exclu pour les positions qu’il avait prises contre la répression gouvernementale qui
limitait la liberté de la presse qui était un de ses principes fondamentaux, émané par le Statut de Charles Albert (À gauche,
premier numéro du Corriere della Sera, 5-6 mars 1876). Il fut éliminé et remplacé par Luigi Albertini (1871-1941, choisi par
Torelli comme successeur et qui resta directeur du journal jusqu’en 1925) ; celui-ci modernisa le quotidien et en fit le
premier en Italie (10.000 copies en 1901, 150.000 en 1906, 600.000 pendant la guerre), référence de la bourgeoisie bien-
pensante et hostile à la personne de Giolitti.
La presse catholique eut aussi à Milan une place importante pour ses positions sur l’attitude
politique des catholiques. L’Osservatore Cattolico fut l’organe semi-officiel des intransigeants
dans le conflit entre l’État et l’Église sur la nomination des évêques. Il était dirigé par Don Davide Albertario (1846-1902),
qui appuya l’esprit nouveau exprimé par l’encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum (1891), plus attaché aux problèmes
sociaux et au régimes démocratiques. Il fut lui aussi arrêté en 1898 pour ses positions contre la répression des mouvements
sociaux. D’autres titres catholiques conservateurs furent La Lega lombarda qui finit par s’unir à l’Osservatore cattolico
en 1907 pour former L’Unione qui s’appellera L’Italia en 1912 et formera avec Il Popolo le premier grand trust de la
presse catholique italienne.
Milan est aussi le siège de naissance de la presse satirique ; en 1882 naît un hebdomadaire qui dure jusqu’en 1950, Il
Guerrin Meschino, de tendance modérée, qui devint populaire pour ses vignettes et les poésies satiriques écrites en
paraphrasant des textes littéraires célèbres. Tous ces journaux vivent grâce à la publicité et aux annonces de funérailles, et
les scandales sont nombreux à propos des pressions exercées par les politiques et par l’administration sur les rédactions,
particulièrement au moment des élections.
L’industrialisation de la région qui se développe à partir des années ’80 se traduisit par des progrès d’un prolétariat qui peu à peu prit conscience
de sa propre existence et de la nécessité de s’organiser. À Milan en 1882, un publiciste milanais, leader des socialistes évolutionnistes, Osvaldo
Gnocchi-Viani (1837-1917), fonda le « Parti Ouvrier Italien », réservé aux travailleurs manuels. Jusqu’alors, les ouvriers avaient été organisés
dans le « Consulat ouvrier » et dans la « Confédération Lombarde des Ouvriers » aux mains de radicaux comme Antonio Maffi ou Carlo
Romussi, rédacteur du Secolo, ou d’associations anarchistes ou mazziniennes favorables à l’abstentionnisme dans les élections au Parlement.
Après 1889, plusieurs membres du Parti adhérèrent à la « Ligue Socialiste Milanaise » fondée par Filippo Turati Cf photo ci-dessus), compagnon
d’Anna Kuliscioff, qui publiait une revue, « Critica Sociale »,, dans laquelle il propageait l’idée d’une union entre le mouvement ouvrier et les idées
des intellectuels les plus avancés. Influencés par les critiques d’Antonio Labriola, les socialistes allèrent vers la fondation d’un Parti Socialiste qui se
créa les 14 et 15 août 1892 à Gênes, « Parti Socialiste des Travailleurs Italiens », sous la direction de Filippo Turati, Leonida Bissolati et
Camillo Prampolini. Ce fut le premier vrai parti italien : jusqu’alors, les autres partis, de droite et de gauche, étaient des regroupements
d’associations locales, de cercles de « fiefs personnels » en vue des élections ; le parti socialiste se donna au contraire une structure centralisée,
avec des adhésions individuelles. Dans les élections de fin de siècle, les socialistes obtinrent plusieurs députés, jusqu’à 32 en 1900, surtout dans la
plaine du Pô. En 1902, Arturo Labriola (1873-1959) publia à Milan «Avanguardia socialista », organe du syndicalisme révolutionnaire, et il prit le
contrôle de la fédération du Parti et de la Chambre du travail de Milan. Le 16 septembre 1904 partait de Milan la première grève générale d’Italie,
malgré les résistances des socialistes réformistes. Enrico Leone, leader des syndicalistes révolutionnaires, écrivit : « Le prolétariat d’Italie
jusqu’alors n’avait pas encore agi seul comme une classe autonome et comme antagoniste de tout le reste de la société. Maintenant au contraire
dans sa grève générale, il s’est montré sur la rampe de l’histoire sans l’aide de la collaboration d’aucune autre couche sociale, bien plus il a agi face
au mécontentement déclaré de cette même petite bourgeoisie boutiquière qui s’est sentie blessée dans sa bourse, qui est son cœur de métal, et de
cette même démocratisante « petite propriété suante » qui fait la politique du ventre ». Les socialistes réformistes avaient appelé à reprendre le
travail pour obtenir au Parlement une loi qui interdise l’usage des armes de la part de la police ; ils furent battus
et prirent leurs distances des révolutionnaires dans la gestion de la grève.
Giolitti laissa faire la grève, fidèle à sa politique de non intervention sinon quand l’ordre public était troublé ; il
justifia ainsi son choix : « Mes prévisions optimistes se sont révélées totalement vraies parce que la grève n’a
pu durer que quelques jours. Les éléments révolutionnaires eux-mêmes ont fini par comprendre que cet
instrument, qui pouvait sembler si terrible quand ils se limitaient à en parler et à menacer de son usage, à
l’épreuve des faits se révélait presque inoffensif, et tel qu’il mettait plus dans l’embarras ceux qui l’employaient
que ceux contre lesquels il était dirigé. L’impression de faillite était générale. La pratique sincère et logique de la
politique de liberté acquérait ainsi un nouveau mérite avec la destruction de l’épouvantail et du mythe de la
grève générale, dont la menace avait pendant si longtemps troublé l’esprit du
pays. Ces violences avaient démontré que la liberté était surtout crainte par les
éléments révolutionnaires, lesquels, dans un régime libre perdent toute raison
d’être et pour cela tout prestige. Le gouvernement maintenait donc intact son
programme de liberté, qui trouvait de vifs opposants dans les deux partis
extrémistes de droite et de gauche, ayant une confiance illimitée dans le bon
sens du peuple italien auquel l’histoire a enseigné que la démagogie et la réaction étaient ses ennemis dangereux ».
Dans le triangle industriel Milan-Turin-Gênes, se formèrent parallèlement les Chambres du travail (celle de Milan fut
instituée en 1890) et les Fédérations de métiers, première forme des syndicats nationaux. Milan fut donc le cœur du
développement du mouvement ouvrier et socialiste, et plusieurs mouvements s’y organisèrent, par exemple contre
l’aggravation de la douane sur le pain en 1885. Le mouvement milanais se constitua entre ouvriers spécialisés qui se
considéraient comme l’aristocratie de la nouvelle classe ouvrière, et, à côté d’eux il y avait un sous-prolétariat urbain
qui était encore plus profondément touché par le malaise économique. Ivano Bonomi (1873-1951, leader socialiste
réformiste) écrivait : « Il ne s’agissait pas de pauvres plèbes méridionales qui, ayant l’illusion d’interpréter la justice
du roi lointain, brûlaient la maison communale qui représentait pour eux l’injustice proche. Ici il y avait des foules, dans lesquelles était passée la
propagande des socialistes, des républicains, des radicaux, et dans lesquelles s’était éveillée une aspiration vague à des choses nouvelles et à des
renouveaux profonds. Pour ces foules l’augmentation du prix du pain n’était que l’occasion, mais le but était tout autre et plus élevé ».
La bourgeoisie industrielle, de tradition autoritaire, fut incapable d’affronter cette nouvelle lutte de classe,
sinon à travers la répression politique et militaire. La loi Crispi de 1894 imposa la dissolution des
associations ouvrières et socialistes. En 1896, Francesco Crispi (1819-1901) fit dissoudre la Chambre
du travail de Gênes et en 1897 celle de Rome. Au printemps 1897, le prix du pain avait augmenté de 35
à 50 et 60 centimes le kilo et les grèves agraires se répandirent pour le pain à bon marché et contre le
chômage. « Pain et travail » criaient les manifestants. Le pain était alors l’élément de base, et parfois le
seul, de l’alimentation de la majorité des Italiens, et avec le système tributaire, les moins aisés payaient
731 millions sur 1361 millions d’entrées tributaires. En 1898, les manifestations prirent souvent un
caractère politique et les assauts aux mairies et aux sièges du gouvernement se multiplièrent ; le
gouvernement réagit comme s’il voulait punir ces attaques au système politique.
Le 6 mai, à la Pirelli, un ouvrier fut arrêté parce qu’il distribuait des tracts socialistes ; l’atmosphère se
tendit aussitôt, et un manifestant fut arrêté parce qu’il criait « Vive la révolution » tout en lançant des
cailloux sur la police. L’agitation s’étendit et les manifestants prirent d’assaut la station de police où étaient retenus
ceux qui avaient été arrêtés ; les soldats et la police tirèrent et deux morts et plusieurs blessés restèrent sur le terrain
; la répression ne rétablit pas l’ordre, malgré les appels de Turati à ne pas répondre aux provocations de la police, et
aux charges des soldats, les manifestants répondaient en lançant des cailloux depuis les toits, les fenêtres ou les
barricades des rues. Le 7 mai, cependant , le mouvement pouvait être considéré comme éteint quand, sans raison,
l’armée tira des coups de canon sur la Porte Ticinese, par peur qu’arrivent les étudiants de Pavie ; plusieurs
personnes moururent sur la porte de leur maison. Le 10 mai, l’armée fit tirer contre le couvent des capucins d’où
auraient été tirés des coups de fusil, mais c’était faux. La troupe entra dans le couvent, tua deux mendiants qui y
étaient hébergés, et en plusieurs lieux de Milan commença à tirer sur des personnes
innocentes, en en tuant environ 80 et en en blessant 450. Le général qui donna l’ordre
de tirer fut le commandant d’armée de Milan Fiorenzo Bava-Beccaris (1831-1924) ; il
fit aussi arrêter tout le corps de rédaction du journal républicain « Italia del Popolo »,
suspendit « Il Secolo » et fit arrêter son directeur ; même le directeur de l’Osservatore
Cattolico, don Davide Albertario fut arrêté pendant quinze jours, en même temps que
toutes les personnalités de l’extrême-gauche, Turati, Anna Kuliscioff, Bissolati accusés
de « conspiration » contre l’État et qui furent envoyés devant le tribunal militaire. Un
ingénieur fut arrêté parce qu’on trouva dans ses poches une carte des égouts de Milan qui lui
servait pour son activité professionnelle, et qui fut prise pour un plan d’insurrection
révolutionnaire. Ce fut une manifestation de la grande peur de la bourgeoisie face à
l’apparition des syndicats et du socialisme, et une occasion de tenter d’abolir les libertés
constitutionnelles établies par le Statut de Charles Albert.
Ci-contre : Gaetano Bresci. Dessous : le roi Humbert I.
Les accusés de ces procès furent au nombre de 803, dont 224 étaient mineurs et 26 des
femmes ; les tribunaux décidèrent de peines pour une somme de 1390 ans 3 mois et 2 jours
de réclusion. Turati fut condamné à 12 ans, Anna Kuliscioff à 2 ans, don Davide Albertario à 3 ans …
Benedetto Croce écrivit : «Le nombre de deux soldats morts, face au nombre de 80 morts et de 450 blessés donné par les
statistiques officielles et que d’autres jugèrent inférieur à la vérité, suffit à démontrer que la répression fut démesurée, sans
qu’il soit nécessaire de rappeler l’assaut de la troupe au couvent des capucins avec l’arrestation de dangereux rebelles qui
s’y étaient enfermés et se révélèrent être des frères et des mendiants, et d’autres erreurs aussi grotesques, qui prouvent
que ces jours-là les autorités avaient perdu la tête. Tout cela n’eut aucune proportion avec les incidents qui les
occasionnèrent, les états de siège proclamés non seulement à Milan, Florence et ailleurs.
Dans ces excès de l’autorité politique et militaire, on sentait la trépidation convulsive de la
partie réactionnaire ».
Le roi eut le mauvais goût de nommer Bava-Beccaris préfet de Milan et de le décorer,
« pour récompenser le service qu’il a rendu aux institutions et à la civilisation ». Pour
cette lettre au général, le roi Humbert I fut assassiné par l’anarchiste Gaetano Bresci
(1869-1901) le 29 juillet 1900 à Monza de trois coups de revolver. Bresci fut condamné
au bagne et après dix mois fut trouvé pendu dans sa cellule le 22 mai 1901,
probablement assassiné par ses gardiens. Par ailleurs les élections communales de
1899 éliminèrent la mairie de droite favorable à Bava-Beccaris et donnèrent la majorité à
la gauche, et le radical Giuseppe Mussi (1836-1904) devint le premier maire
progressiste de Milan, jusqu’en 1903.
L’administration démocratique réalisa la municipalisation de l’électricité en 1903,
et fit construire plusieurs quartiers populaires, dont deux furent réalisés par la
Société Humanitaire, institution pour l’instruction professionnelle des pauvres
promue par la Commune grâce au legs d’un financier juif, Moïse Loria, en 1892.
En 1901 fut fondée l’Université Populaire. Une municipalité libérale prit le pouvoir
en 1904 après la démission de Mussi et mit en route le projet pour une nouvelle
gare plus efficace, initiative qui ne fut portée à terme qu’en 1931. En 1906, fut
voté le grandiose projet de l’Exposition Internationale, destinée à fixer une image positive et optimiste de l’industrie
italienne ; elle fut inaugurée dans le Parc le 28 avril et obtint un immense succès malgré un incendie qui détruisit une
bonne partie des installations.
Le début du XXe siècle fut une période d’intenses conflits sociaux, auxquels le gouvernement Giolitti essaya de
répondre par de nouvelles réformes sociales qui donnaient plus de droits aux travailleurs et par le recours aux
guerres coloniales (guerre de Libye en 1911). À l’automne 1906 fut fondée à Milan la Confédération Générale du
Travail (CGL, qui deviendra la CGIL. Cf. photo ci-dessous à droite).
À Milan se développa aussi le premier mouvement de démocratie chrétienne,
sous l’impulsion de l’avocat Filippo Meda (1869-1939), favorable à une
participation des catholiques à l’État italien, interdite par l’encyclique Non Expedit (Il ne convient pas) de Pie IX
en 1868, qui avait interdit aux catholiques de participer aux élections italiennes. Meda prit la direction de l’
« Osservatore cattolico » de don Davide Albertario, et tempéra sa polémique antiétatique et antilibérale ; les
catholiques intransigeants étaient regroupés autour de la « Lega Lombarda » dirigée par le marquis Carlo
Ottavio Cornaggia avec lequel il parvint à faire une fusion dans l’organe unique « L’Unione » qui devint
« L’Italia ». Les catholiques avaient formé à Milan une union électorale « Religion et patrie » en août 1904
pour les élections de novembre où fut élu Cornaggia mais pas Meda. Fait nouveau : cas par cas, des
catholiques indépendants pouvaient se présenter aux élections politiques, même si Léon XIII avait interdit dans
l’encyclique « Graves de communi » en 1901 la constitution d’un parti démocrate chrétien. L’alliance entre les
catholiques démocrates chrétiens et les libéraux giolittiens (le « clérico-modérantisme ») se réalisa en 1913
par le Pacte Gentiloni qui permit l’élection de catholiques et de libéraux avec appui réciproque. Benoît XV abolit
la Non Expedit en 1919, et naquit alors le Parti Populaire dont rêvait en 1905 Don Luigi Sturzo (1871-1959).
C’est aussi de Milan que le poète Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) lance en 1909 le mouvement
futuriste, et publie dans le numéro de février-mars « Poésie » qui avait son siège à Milan le Manifeste du
Futurisme, qu’il fit aussi publier en français par le Figaro du 20 février 1909. Les peintres futuristes firent une
Exposition d’Art Moderne à Milan en 1911.
Le suffrage « presque universel » (la loi de juin 1912 avait porté à 8 millions le nombre des électeurs) ramena à
Milan une administration de gauche en 1914. Le gouvernement conservateur Salandra proclama d’abord la
neutralité de l’Italie, mais, particulièrement à Milan, les partisans de l’intervention dans la guerre étaient
nombreux, parmi lesquels Benito Mussolini (1883-25 avril 1945), ex-directeur du quotidien socialiste « Avanti »
(fondé à Milan en 1896), qui créa un journal à lui, « Il Popolo
d’Italia », allié aux industriels et aux nationalistes favorables à
l’entrée en guerre, et l’Italie déclara la guerre à l’Autriche-Hongrie
le 24 mai 1915. Milan subit son premier bombardement aérien
avec des bombes incendiaires lancées par des avions autrichiens
le 14 février 1916. Mais les industries milanaises, reconverties à la
production de guerre (Breda, Marelli, Isotta Fraschini) connurent au
contraire un développement extraordinaire, supérieur à 30%, avec
une main-d’œuvre surtout féminine. La guerre se conclut par la
bataille de Vittorio Veneto et la victoire fut proclamée le 4
novembre 1918 ; une épidémie de grippe espagnole tua à Milan 6.000 personnes (et 40.000 en
Italie), ce pour quoi les cortèges civils et funèbres furent interdits.
Après la guerre, le chômage croissant, l’inflation, la politique
réactionnaire du gouvernement provoquèrent à Milan un
mécontentement social qui se manifesta par des grèves et des manifestations qui
donnèrent le prétexte à une réaction fasciste dont Milan fut souvent le cœur. En 1910,
Luigi Federzoni (1878-1967) avait créé l’Association Nationaliste Italienne avec l’appui
du milieu industriel milanais ; l’ex-socialiste Benito Mussolini s’en servit pour entrer dans
la vie politique nationale, et donna vie à Milan le 23 mars 1919 aux Faisceaux Italiens
de Combat (les « fasci »), dans le siège de l’Alliance Industrielle et Commerciale
(l’association des patrons italiens qui venait d’être fondée et qui deviendra la future
Confindustria) place San Sepolcro (Cf. photo à droite).
Le 15 avril 1919, les Faisceaux détruisent la typographie milanaise de l’Avanti, tandis
que le maire socialiste inaugurait la première Foire de Milan et que le pâtissier Angelo
Motta inventait le gâteau de Noël, le « panettone » qui s’imposa dans tout le domaine
national. Aux élections de novembre 1919, le « bloc fasciste » obtint encore peu de
voix, dans la circonscription de Milan, 4657 sur 270.000 votants, et aucun élu.
Le 20 août 1920, les ouvriers occupèrent les usines, en réponse à un lock-out patronal, mais le gouvernement Giolitti
évita d’intervenir et laissa le champ libre aux groupes fascistes ; en novembre, les socialistes obtinrent encore une
large majorité, avec le maire Angelo Filippetti ; l’Université Catholique fut fondée la même année.
9 – Milan sous le fascisme
Milan fut l’une des capitales du fascisme et le capitalisme milanais y fut toujours un fort soutien du régime qui
le favorisa dès le début par l’abolition des associations coopératives et des syndicats ; beaucoup d’entreprises
passèrent à la charge de l’État à travers l’IRI (Istituto per la Ricostruzione Industriale, créé après la crise de
1929), l’Alfa Romeo, la Breda, la Marelli, la Banca commerciale et le Credito Italiano. À Milan fut fondée la
première entreprise radiophonique en 1925 (Cf. photo à droite, l’Exposition Nationale de Radio Balilla).
Le fascisme continua la politique de transformation et de destruction de la Milan classique. Le plan régulateur
de 1934, rédigé par l’Ingénieur et urbaniste communal Cesare Albertini prolonge
la vision de celui de Cesare Beruto de 1884, qui avait déterminé une zone
d’expansion entre l’anneau défini par les bastions, progressivement démantelés et
la nouvelle ceinture ; le plan Albertini, symbolisé par le premier gratte-ciel
surnommé le « rubanuvole » (vole nuages), la Torre Snia Viscosa (Cf photo à
gauche) accomplit ce travail d’édification intensive ; il exaspéra les éventrations
déjà prévues dans le plan de 1909 et détruisit une partie importante des
anciennes rues du centre : concentration de structures de direction dans
l’ensemble de la place Diaz, le cours Littorio (Matteotti), la nouvelle gare centrale
inaugurée en 1931, « hymne emphatique au Progrès encore lié au
monumentalisme du XIXe siècle » (Valentino De Carlo, Breve storia di Milano, op. cit. p. 57). Les Navigli
furent couverts et transformés en rues, sacrifiant l’aspect de la ville aux exigences du trafic et des édifices. Un
nouveau Grand Hôpital fut commencé en 1938 à Niguarda ; on construisit de nouvelles universités, en imposant le
serment de fidélité fasciste aux professeurs en 1931 : le Politecnico eut de nouveaux édifices dans la Città degli
Studi qui accueillit aussi une partie de l’Université d’État fondée en 1924 ; l’Université Catholique obtint un nouveau
siège dans les cloîtres du couvent de Sant’Ambrogio et l’Université Bocconi eut un nouveau siège (de G. Pagano et
G. Predeval, 1938-41, de marque rationaliste). En 1923, la ville avait annexé 11 communes voisines, portant la
population à 865.000 habitants sur une superficie de 183 km2. Beaucoup d’édifices publics furent transférés, la
Fiera Campionaria en 1923, le Palazzo dell’Arte en 1931, le Palais de Justice en 1932, l’Idroscalo et l’aéroport
Forlanini en 1935, le vélodrome Vigorelli et le stade San Siro déjà agrandi en 1926 et de
nouveau dans le second après-guerre.
Le fascisme voulut donc avant tout construire une ville « nouvelle », digne du XXe siècle et
représentative du régime ; il fut favorisé par la stratégie de Margherita Sarfatti, par la revue
« Valori plastici » de Mario Broglio et par les écrits de Giorgio De Chirico, Savinio, Carlo
Carrà, Mario Sironi.
Toutes ces constructions contribuèrent à expulser du centre les couches populaires, en détruisant 122.000 logements
entre 1927 et 1937 ; on réalisa des logements ultra populaires dans les zones méridionales de la ville et des « maisons
minimales » dans d’autres zones. Les travaux furent interrompus par l’entrée de l’Italie en guerre, annoncée par Mussolini
Piazza Duomo le 10 juin 1940 ; il prévoyait une guerre éclair et victorieuse contre la France et contre l’Angleterre. L’entrée
en guerre fut précédée par deux décisions : d’une part les lois raciales de juillet 1938 qui ôtaient tout droit civil aux
citoyens juifs, ce qui fit disparaître la grande maison d’édition Treves ; d’autre part, la signature du Pacte d’Acier de 1939,
alliance entre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie.
À Milan, l’économie de guerre imposa des mesures de propagande comme la culture du blé dans les
pelouses de Piazza Duomo (1942). La ville fut partiellement détruite par les bombardements de
l’aviation anglaise sur les monuments du centre, à moitié abattus : le Château, la Scala, la Galleria,
Brera, le Grand Hôpital, le palais Marino, siège de la mairie, le Palais Royal, la cathédrale, et l’Ultima
Cena de Léonard risqua la destruction. 25% des habitations furent touchées, et beaucoup d’édifices
d’intérêt stratégique, installations ferroviaires et usines.
Ci-contre : Piazzale Loreto, corps des partisans exposés en représailles d’un attentat contre un
camion allemand le 10 août 1944.
Ci dessous : Cadavres de Mussolini, Claretta Petacci et autres fascistes le 28 avril 1945
L’armistice signé par le gouvernement italien le 8 septembre 1943 provoqua l’occupation de Milan par
les troupes allemandes, et la ville devint la capitale de la République Sociale (les « Repubblichini »)
de Salò créée par Mussolini après sa libération par les SS. Ce fut le début d’une guerre civile très
dure, grèves dans les industries engagées dans la production de guerre, guérilla urbaine soutenue
par les GAP (Groupes d’Action Partisane) et par les SAP (Équipes d’Action Patriotique). Les
représailles allemandes et « repubblichine » furent menées par Koch, qui occupait la « Villa Trieste
» où il pratiquait des tortures et des meurtres de partisans qui étaient ensuite laissés exposés
pendant 24 heures sur Piazzale Loreto. Face à l’insurrection partisane, les troupes allemandes
capitulèrent. Mussolini fut arrêté à Dongo, tandis qu’il fuyait de Milan dans une colonne de soldats
allemands, jugé et fusillé le 28 avril 1945, avec Clara Petacci et 16 personnalités fascistes. Leur
cadavre est emporté à Milan Piazza Loreto et exposé là où les Allemands avaient exposé celui de 15
partisans torturés et fusillés.
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Carte extraite de Milano, Touring Club
Italiano, biblioteca di Repubblica,
2005, pp 54-55 et 67-68
Grève des cigarières (7 mai 1898)
Grève à Milan en 1898
Deux scènes de l’insurrection de
Milan en 1898.
réunion de couturières à la Chambre du travail de
Milan (1902).
Réunion des maçons au Château des
Sforza (1904).
Congrès de fondation de la CGIL à Milan.
A Milan, les fascistes gardent le siège
de l’Avanti
Discours de Mussolini à ses miliciens piazza
Duomo (1924)
Destructions à Milan après les bombardements de 1943
Piazza Fontana
Galleria Vittorio Emanuele
Via Maiocchi