Sardegna : La Sardaigne - 2
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3) Le Nouragique récent (second âge du Fer, du VIè siècle à 238 av. J.C.), période de repli sur soi de la culture nouragique et de
décadence due à la double colonisation carthaginoise puis romaine.
Le grand historien de l'époque nuragique, Giovanni Lilliu, nous a laissé une vision sans doute idyllique mais non sans vérité de la culture
nuragique antérieure à la colonisation carthaginoise :
« Nous sommes à une époque qui précède le colonialisme et l'impérialisme punique et grec en Occident, c'est-à-dire à
l'époque d'une certaine liberté sur les mers qui faisait que, même aux peuples « barbares » de l'Ouest, dans la mesure où
le permettait la concurrence syriaque, on donnait la possibilité de mouvements, de dialogues commerciaux, de
rencontres culturelles et on respirait une certaine atmosphère d'autonomie contenue dans l'activité personnelle de petits
Etats indépendants. Peut-être jamais comme à cette période la Méditerranée et l'Atlantique, l'Europe Centrale et les îles
méditerranéennes (surtout les Baléares, la Sardaigne et la Sicile) ne furent liés par un réseau d'intérêts correspondants à
des besoins spécifiques, auxquels contribuent un peu toutes les petites et grandes communautés ethniques dans des
siècles plutôt tranquilles et pacifiques. Même la Sardaigne des nuraghi dut alors dire son mot et faire entendre son
intervention (...). La tempête de la conquête était encore lointaine et les bateaux qui sillonnaient le bleu de la mer, sur les
itinéraires traditionnels, les chemins des Anciens, s'échangeaient des paroles sereines et des saluts d'amitié. Derrière la
mer sarde, sur les hauts plateaux ventés, depuis les verts pâturages et les bois noirs, dans le silence interrompu
seulement par les cris des bêtes et des hommes, sûrs dans leurs tours, les constructeurs des nuraghi goûtaient, avec
son charme subtil, la saveur de la liberté : totale, globale, comme la liberté de la nature environnante. » (op. cit. pp. 228-
9)
La civilisation des « nuraghi » : interprétations
La Sardaigne - comme la Corse et l'ile de Pantelleria - est parsemée d'environ 6500 nuraghi, constructions mégalithiques qui vont du IIè
millénaire au Vè siècle av. J.C.. Le mot vient du paléosarde « nurra » = amas de pierres et cavité, construction creuse. Les Grecs les
appelaient « tholoi » ou « dedaléi » (de l'architecte Dédale) et en firent l'oeuvre de leurs héros, les Romains « castra » (châteaux) ou
« spelonche » (grottes). Ce sont des tours à tronc conique coupé, dont la pièce intérieure la plus haute est couverte d'une fausse coupole
en forme de « tholos » (en grec = édifice rond), terminées par une terrasse à laquelle on accédait par des couloirs en spirale ; elles
pouvaient s'élever jusqu'à 25 m. avec des murs de gros blocs de pierre de 4 à 7 m. d'épaisseur, et étaient parfois intégrées dans d'autres
éléments (tours et murailles, villages, enceinte extérieure...). C'est une des dernières expressions de la civilisation mégalithique (en grec,
mégalithe = grande pierre) qui couvre l'Europe méditerranéenne et atlantique et le bassin méditerranéen du Vè au 1er millénaire av. J.C.
(menhirs, dolmens, talayots et taulas des Baléares, « henge » = aires circulaires britanniques, etc.).
Autour des IXè et VIIIè siècles av.J.C. se développe, en liaison avec les nuraghi la civilisation des « bronzetti » (Cf. images ci dessous),
petites statuettes en bronze trouvées dans les nuraghi, précieuses pour la connaissance de la vie de cette époque : chefs militaires,
guerriers, prêtres, bergers , paysans, mères à l'enfant, apparaissent à côté d'animaux, d'armes, de bateaux, etc. dont la déformation
fantastique (personnages à 4 yeux et 4 bras, centaures, etc.) permet d'imaginer tout un monde de croyances, de cultes et de rites dans
une société comportant diverses classes sociales
et formes de vie (Cf. Musée archéologique
National de Cagliari).
L'interprétation des nuraghi est difficile. Une
première école en fait des constructions militaires
: « Reconnaissons la plupart du temps dans
ce type de nuraghe une construction de
caractère militaire, où les cellules et les
couloirs servaient pour attirer l'ennemi et
l'abattre dans l'étroitesse et la semi-obscurité
des pièces. C'est une sorte ce nuraghi-
trappes ou nuraghi-cachettes dans lesquels
la défense réside dans des embuscades de
petites unités mobiles habituées aux coups
de main et à la lutte au corps à corps avec un
ennemi qui attaque par surprise dans des
incursions rapides. Ce sont des nuraghi faits non pour la guerre, comme les tours
à tholos, mais pour la guérilla. La guérilla est, en effet, une façon de combattre
qui représente la dernière ressource de survie pour des peuples et des cultures
restées à l'état primordial. L'histoire militaire de la civilisation nuragique doit être
tissée de guérillas » ( Giovanni Lilliu, op. cit., p. 301-02). Mais Lilliu lui-même reconnaît
que l'usage militaire n'est pas exclusif : « Il faut dire aussi que les nuraghi à couloir
n'ont pas dû être utilisés dans tous les cas pour la guérilla. Dans quelques-uns on
peut reconnaître de simples lieux d'observation pas nécessairement militaires ;
dans d'autres prévaut le caractère de demeure, surtout si on considère que les
pièces principales se trouvent dans la partie supérieure de la construction dont le
couloir est un élément tout à fait instrumental en ce sens qu'il sert de passage et de dégagement de ces pièces » (Ibid, p.
303).
Une autre école conteste radicalement cette lecture, montrant que le nuraghe n'est pas bien adapté à l'usage militaire : meurtrières
absentes ou inutilisables par une arme quelconque, guérites qui exposent les sentinelles aux coups de l'ennemi, système défensif faible
(il aurait été facile d'amasser du bois devant l'ouverture unique, d'y mettre le feu et d'enfumer les occupants, remarque Carlo Maxia),
inhabitabilité, absence de fenêtres... : « Sur la base de nombreuses preuves historiques, archéologiques, anthropologiques et
même linguistiques, il faut affirmer qu'aucun nuraghe n'a jamais eu la destination ou la fonction militaire de 'forteresse' ou
de 'château' ; tous les nuraghi ont eu exclusivement la fonction ou destination religieuse d'autant de 'temples'. Plus
précisément, les très nombreux nuraghi simples ont été autant de 'chapelles' à usage privé de chaque groupe familial ou
tribu, les nuraghi complexes ont été autant de 'sanctuaires publics' à usage collectif de plusieurs tribus et de leurs
confédérations » ( Massimo Pittau, La Sardegna nuragica , Sassari, 1977, p. 14). Carlo Maxia a aussi découvert près des nuraghes des
graffiti gravés dans la roche, qu'il interprète comme symboles solaires : les nuraghes seraient donc des temples du soleil et du silence où
prêtres et prêtresses célébraient dans l'obscurité, le culte du dieu Soleil, dans cette Sardaigne balayée par le soleil et par le vent.
Convertis au christianisme, les Sardes remplacent les nuraghes au sommet des monts par des centaines de chapelles ou de petites
églises souvent consacrées à la Vierge. Le peuple sarde serait religieux avant d'être guerrier, et le chant sarde est une mélopée
religieuse. (Cf. Remo Branca, La religiosità del popolo sardo , Osservatore romano, 23 avril 1970).
Le mot « nuraghe » a aussi la valeur de 'tumulus', 'tombe' et indiquerait donc à l'origine
un sépulcre à partir duquel se développe un lieu de culte, de vénération d'un héros ou
d'un ancêtre divinisé. Des restes d'os trouvés dans les nuraghi suggèrent des rites
funèbres, comme dans les tombes puniques, romaines ou chrétiennes trouvées à
proximité. Les niches, les brûle-parfums, les lampes (cf. le nuraghe Lugherras < du
nom latin « lucernas » = lampes) rappellent aussi des rites religieux, de même que les
puits cinéraires ou sacrificiels, les tables de sacrifice, les éléments de cultes phalliques
ou les « bronzetti » eux-mêmes qui seraient non pas des idoles mais des dons votifs
destinés aux lieux de culte qu'auraient été les nuraghi. Cette lecture n'exclut pas que
les « nuraghi » aient eu aussi une fonction d'observatoires, de refuges et de défense, à
l'occasion d'invasions extérieures.
C'est tout le problème de toutes les civilisations mégalithiques, muettes puisqu'elles
ignoraient l'écriture, et dont on s'interroge sur l'origine, le développement, la
signification. Sont-elles le fruit d'une idéologie religieuse préhistorique qui a conduit à
ériger ces grandes constructions sépulcrales collectives, évoluant ensuite vers une
fonction défensive ? Est-ce la synthèse entre l'idée mégalithique née en Bretagne et la
tradition funéraire millénaire de la Méditerranée centrale et orientale, qui aurait conduit
à la construction de monuments en pierre de grande dimension destinés à recréer pour
les défunts un milieu souterrain permanent et imposant ? Cette idéologie est-elle le fait
de navigateurs et commerçants de métaux qui se répandent dans toute l'Europe et
s'imposent partout comme nouvelle classe dirigeante ? Autant de questions sur
lesquelles s'affrontent les chercheurs. (Cf : Enzo Bernini, Guida alle civiltà megalitiche ,
Firenze, 1977 ; Sabatino Moscati, Civiltà del mistero , Newton Compton, 1979). Ces
hypothèses vont en tout cas à l'encontre de l'idée courante d'une Sardaigne qui aurait
vécu sur elle-même, fermée aux autres courants de civilisation venus du continent
européen.
Un tsunami ignoré jusqu’alors qui brise la Sardaigne au XIIe siècle av. J.C.
La Sardaigne fut décrite par les Anciens comme une société et une civilisation des plus brillantes. Par exemple, Platon dans son Critias
(Platon, Œuvres complètes, II, Pléiade, 1950, pp. 534-547) semble l’assimiler à l’Atlantide, et il décrit son immense richesse en tous
domaines, métaux (zinc, plomb, argent, …), terre, sources, forêts, bâtiments, administration, etc. (« Il y avait une plaine qui, d’après la
tradition, a été la plu belle précisément de toutes les plaines et qui avait toute la fertilité désirable », p. 535) ; elle aurait été
peuplée par dix enfants de Poséidon, qui, pendant des générations, y vécurent dans la sagesse, la vertu, l’amitié, jusqu’au moment où ils
commencèrent à se comporter non plus comme des dieux mais comme des humains, perdant « leur convenance dans leur manière
de se comporter, et leur laideur morale se révélait à des yeux capables de voir » (p. 546). Jupiter décide alors de les punir et il dit
aux dieux réunis : …. Mais le texte de Platon est inachevé et s‘arrête là. Il dit aussi que l’Atlantide se trouvait au nord des Colonnes
d’Hercule. Comme on situait celles-ci au détroit de Gibraltar, on chercha longtemps l’Atlantide dans l’Océan Atlantique. Mais voilà qu’un
journaliste sarde, Sergio Frau (1948- ), un des fondateurs du quotidien Repubblica, proposa une autre localisation, dans le détroit de
Sicile, entre la Sicile et la Tunisie. L’Atlantide de Platon, décrite dans le Critias, serait donc la Sardaigne, détruite, disait Homère par «
une gifle de Poséidon ». Le livre de Sergio Frau est publié en 2002, et depuis lors, les discussions entre spécialistes, les colloques, les
symposiums se multiplient. En quoi aurait donc consisté cette « gifle » ?
Une exposition ouverte au Musée de Sardara (à 30kms au nord de Cagliari) du 2 juin au 30 septembre 2015 est centrée sur ce problème
: « S’unda manna. Sardegna, isola mito » (La grande vague. Sardaigne, île mythe). De nombreux scientifiques de plusieurs spécialités
sous la direction de Stefano Tinti, Professeur de Géophysique de la terre solide à l’Université de Bologne, étudient l’hypothèse sur
laquelle travaille Sergio Frau depuis plus de dix ans : tout le sud de la Sardaigne aurait-il été dévasté par un énorme tsunami qui aurait
recouvert de boue et de terre, maintenant cachées par la végétation, toute cette région et enseveli de nombreux nuraghes ? Tout ce
matériel archéologique a été oublié jusqu’au XXe siècle, car l’île était considérée comme maudite et peu rentable économiquement, elle
était ravagée par le paludisme et lorsque les rois de Piémont s’en emparèrent au XVIIIe siècle, ils la négligèrent totalement (Cf. plus loin).
Mais maintenant, lorsqu’on fouille sous cette boue, on trouve des milliers de nuraghes, des céramiques, des outils métalliques, des
flèches, etc. le tout pêle-mêle comme si les habitants avaient dû fuir instantanément ; tout cela date de la période comprise entre le XVIe
et le XIIe siècles av. J.C., le tsunami étant daté d’environ 1175 av. J.C. ; il aurait eu une hauteur de 500 mètres et aurait donc recouvert
tout ce qui était construit à une hauteur de moins de 500 mètres. Le nombre de nuraghes existant passe donc maintenant à environ
20.000.
À quoi serait dû ce tsunami qui oblige les habitant à se réfugier sur les montagnes ou à fuir en Étrurie ? La chute d’un astéroïde dans la
mer ? On en cherche les traces au sud de la Sardaigne, et Tinti confirme qu’un astéroïde qui pénètre dans la mer à une vitesse de plus
de 20 (vingt) kms à la seconde, peut dévaster un territoire sur une hauteur de plusieurs centaines de mètres, créant une pression qui
aurait pu créer la plaine du Campidano, et y maintenir de l’eau pendant un temps très long (à la différence du dernier tsunami de Sumatra
où l’eau s’est retirée très vite). En tout cas, cela a permis de (re)découvrir que des centaines de tsunamis avaient eu lieu dans la
Méditerranée ; on avait même « oublié » celui qui ravagea Messine en 1908 et provoqua la mort de presque 200.000 habitants ; on a
commencé à en reparler à partir du tremblement de terre de 2003 en Algérie. Tinti rappelle entre autres que la Méditerranée se trouve au
point de rencontre entre deux plaques tectoniques, celle d’Afrique et celle d’Eurasie, et que la Sardaigne se trouve sur la ligne qui va de
l’Algérie à la Calabre
En tout cas, cela apporte aussi une autre vision et de la géographie antique et de l’histoire de la Sardaigne. En 2006, Andrea Carandini,
le grand spécialiste de l’Antiquité gréco-romaine, déclarait à L’Accademia dei Lincei : « Les deux frontières étaient au nord-est là où
est l’île d’Elbe et l’autre frontière se trouvait entre la Tunisie et la Sicile … C’est une chose évidente, parce que les Grecs
n’avaient pas colonisé plus loin. Donc quand Frau a pensé que les Colonnes d’Hercule, à partir d’un certain moment, ont été
à Gibraltar c’est-à-dire beaucoup plus à l’ouest, mais qu’en un premier temps elles se trouvaient précisément autour du
Canal de Sicile, dans ces lieux bas et dangereux, tout cela par la suite, à quoi vraiment personne n’avait pensé, nous a
semblé à nous, archéologues – tant du Maghreb que du monde latin et étrusque – comme quelque chose de très logique et
de très vraisemblable … Beaucoup plus problématique naturellement est l’identification de la Sardaigne avec l’île d’Atlas, et
pourtant pas totalement illogique si l’île d’Atlas (l’Atlantide) doit être au-delà des Colonnes d’Hercule. Donc pour cet aspect
j’attends, je crois que l’hypothèse doit être confirmée par des recherches pour vérifier si précisément la Sardaigne a pu subir
un tsunami tel qu’il justifie le mythe de l’île d’Atlas qui aurai fini sousla mer » (Colloque de Rome du 11 octobre 2006, « Qu’y
avait-il derrière les « premières » Colonnes d’Hercule », à l’Académie des Lincei).
Sur ce phénomène, voir : * les récits de Platon dans le Timée (Œuvres complètes II, Éd. Pléiade, pp. 440 sq.) et dans le Critias (Ibid, pp.
534-547) ;
* Homère, L’Odyssée, Chant X, Ulysse et les Lestrigons
* Sergio Frau, Le colonne d’Ercole. Un’inchiesta. La prima geografia. Tutt’altra storia, Nur Neon, 2002, 672 pages,
30€ ;
* les sites : www.colonnedercole.it et . Sur l’exposition de Sardara de 2015.
* Diogène, revue trimestrielle de l’UNESCO, PUF, n° 204, 2004.
* Une page du Monde du 4 juillet 2016, La tête dans les nuraghes, de Florence Évin. Elle cite quelques autres
auteurs anciens sans donner de référence.
4. Phéniciens et Carthaginois. La cassure du peuple sarde ?
La richesse de la Sardaigne en métaux attira très tôt les Phéniciens dès le VIIIème siècle av.J.C. (inscriptions puniques trouvées à Nora)
; ce fut une présence pacifique. Au contraire les Carthaginois imposent la force d'un Etat militaire ; ils s'emparent des colonies
phéniciennes vers le VIème siècle av. J.C. et fondent Caralis (Cagliari), Sulkis et Tharros (Cf. images ci-dessous) sur la côte ouest, et
Utica vers Oristano (riches nécropoles), avant de s'étendre dans les plaines et les riches vallées du Sud-Ouest et du Sud-Est. Ils se
heurtèrent par contre à l'hostilité et aux incursions des montagnards du Centre, contre lesquels ils avaient précisément enrôlé des
mercenaires libyens ou ibères. Ils faisaient aussi cultiver les champs de blé par des esclaves de même origine. C'est cette population
mixte libyco-phénicienne-sarde qui reçoit à l'origine le nom de « Sardes », ensuite étendu à tous les habitants. Les inscriptions trilingues
(latin/grec/punique) attestent la
permanence de propriétés, d'institutions
et de la langue puniques jusqu'à
l'occupation romaine.
La lutte contre les Carthaginois fut très
dure de la part de Sardes assez bien
organisés pour infliger vers 545-535 av.
J.C. une sévère défaite navale et
terrestre au général carthaginois
Malchos pourtant à la tête d'une armée
d'au moins 50.000 citoyens carthaginois
(les mercenaires ne seront utilisés que
plus tard). Cela suppose une armée
sarde puissante organisée par les villes-états de l'ouest (Tharros, Cornus) et du sud (Karalis) créées par les Shardana, et renforce
l'hypothèse d'une civilisation sarde bien implantée et dynamique, dotée d'une flotte capable d'affronter celle d'un grand Etat (Cf. R. Carta
Raspi, pp. 181 sq.).
Les thèses contradictoires de Lilliu et Carta Raspi
Ainsi ce peuple, qui tentait de se donner une structure unitaire « nationale » et de sortir de son isolement, se trouva coupé en deux par
une première grande division politique : d'un côté, l'île de la montagne, où s'étaient réfugiés les défenseurs de la culture sarde contre
l'invasion qui, réduits dans une sorte de camp de concentration naturel, se refermèrent sur eux-mêmes, continuant à exprimer leur
culture de bergers, pure et authentique mais désormais figée, appauvrie et sans contacts avec les autres courants de civilisation. D'un
autre côté, l'île des côtes où les Sardes les plus faibles, soumis aux envahisseurs, « collaborateurs » par calcul ou par peur, « furent
dégradés au niveau de serfs de la glèbe et confondirent leur sang et leur civilisation avec ceux des mercenaires libyens,
esclaves les uns et les autres du même maître carthaginois » (G. Lilliu, op. cit., p. 211). Esclavage d'un côté, liberté de l'autre, mais
liberté payée au prix d'un immense appauvrissement économique et moral.
R. Carta Raspi soutient au contraire que les rapports entre Carthage et la Sardaigne furent d'alliance et de commerce assorti de clauses
préférentielles. Carthage aurait d'abord tenté d'éliminer les Sardes du commerce méditerranéen, comme ils l'avaient fait avec les
Phocéens, mais, ayant échoué, ils se résignèrent à passer avec les uns et les autres des accords commerciaux doublés de relations
culturelles (pp. 188 sq.). Il en veut pour preuve la présence en Sardaigne et à Carthage d'objets identiques (bijoux, objets funéraires,
vases, stèles, masques, etc.) et dont l'origine est souvent sarde : Tharros est par exemple le centre de production de scarabées imités de
l'Egypte :
« Toute la production de l'artisanat sarde, des scarabées jusqu'aux motifs représentés sur les stèles funéraires, avait
une signification : elle était l'expression d'une longue tradition et de la religion, de la société, etc. des populations
shardana. Elle n'en avait au contraire ni pour Carthage ni pour les autres villes ou régions où ces objets furent
retrouvés. Pour les Etrusques, ce fut de l'exotisme : déjà auparavant ils avaient collectionné des barques nuragiques ;
et la Sicile et l'Espagne durent recevoir ces produits comme de simples curiosités, objets d'ornement, talismans, etc.
Il en fut autrement pour Carthage : sa population adopta les concepts et les valeurs surtout religieuses, exprimés par
les villes sardes. Si bien que ce ne furent pas, comme on continue à le croire, les villes sardes qui assimilèrent la
civilisation carthaginoise, s'il y en eut, mais bien Carthage qui reçut les influences qui arrivaient de Sardaigne » (R.
Carta Raspi, p. 194).
De même, dans la déesse Tanit adorée à Carthage, il faudrait reconnaître la Déesse Mère dont la religion s'était répandue du Moyen-
Orient à la Méditerranée occidentale, et dont on trouve des cultes en Sardaigne (« Bronzetti ») antérieurs à la naissance de Carthage :
c'est de la culture nuragique que ces représentations de Déesse Mère (seule ou assise avec sur les genoux son fils et époux) seraient
passées aux villes de la côte puis à Carthage. C'est donc « la Sardaigne, équidistante de toutes ces régions (Espagne, Sicile,
Etrurie, Carthage) qui fut centre d'irradiation et en même temps croisement et escale presque obligée dans les rapports entre
les populations riveraines de la Méditerranée » (R. Carta Raspi, p. 196). L'historien inverse donc radicalement le sens et la place de
la Sardaigne dans l'histoire de la Méditerranée et des rapports entre ses peuples, reportant à la domination romaine les phénomènes de
régression que Lilliu attribue à la domination carthaginoise. Une longue période de paix aurait alors marqué la Sardaigne, jusqu'au conflit
entre Carthage et Rome (première guerre punique, 264-241 av.J.C.).
Sardes, Grecs et Etrusques
La puissance carthaginoise empêcha la colonisation grecque, plusieurs fois tentée, en particulier à partir de Marseille (les Phocéens) et
de Syracuse ; les Grecs ne prirent pied que sur la côte ouest de la Sardaigne et ils fondent probablement Olbia ; mais les inscriptions
grecques retrouvées à Tharros laissent penser qu'il y eut des rapports
commerciaux avec les colonies grecques. (Voir sur Internet les articles
et livres reproduits à : « sardi e etruschi in sardegna »).
Il semble aussi qu'il y ait eu quelques colonies étrusques avant l'arrivée
des Carthaginois (armes et barques votives semblables aux produits
étrusques) ; dans la période antérieure au colonialisme carthaginois, un
commerce actif a dû relier la Sardaigne aux côtes de l'Etrurie, l'île d'Elbe
servant de tête de pont aux navires sardes. Des produits en bronze
d'origine nuragique ont été trouvés en territoire étrusque (en particulier
des barques votives à la proue décorée de cerfs, mouflons, boeufs,
béliers, faune de la montagne sarde) et les produits étrusques avaient
dans l'île des acheteurs et des imitateurs. Les relations entre la
Sardaigne et l'Etrurie furent peut-être aussi plus profondes, de communauté ethnique : Massimo Pittau (Cf
Bibliographie) fait l’hypothèse que les Sardes nuragiques et les Étrusques étaient des peuples de même
origine venus d’Asie Mineure. Un article de Sergio Frau sur La Repubblica du 01/01/2010 explique de façon
détaillée les rapports qu’il dut y avoir entre les Sardes et les métallurgistes étrusques à partir des barques
votives et des « askos » (petits vases de forme particulière) sardes trouvés à Vetulonia et dans d’autres villes étrusques et fait
l’hypothèse que de nombreux sardes avaient dû venir s’installer en Étrurie dès le IXe siècle av. J.C. et qu’il y eut éventuellement des
mariages entre Sardes et femmes étrusques. Y aurait-il même une origine nuragique commune des Sardes et des Étrusques ?
Strabon (géographe grec, 63 av. J.C. - 20 ap. J.C.) appelle les populations des montagnes sardes des « Tirreni », autre nom des
Etrusques, il appelle « Sardes » les « Lucumons », c'est-à-dire les riches princes étrusques : les dirigeants étrusques auraient été des
Sardes ; et il décrit les Sardes comme des pirates écumant les côtes d'Italie et de Pise. C'est une autre conséquence de la conquête
carthaginoise (ou romaine ?) que d'avoir coupé les Sardes de la mer : autrefois peuple de navigateurs, « bergers de la mer », ils se sont
fermés à une mer devenue la proie d'un peuple envahisseur, une frontière hostile et une prison. Aujourd'hui encore, les maisons sardes
traditionnelles tournent vers la mer des murs sans fenêtres, comme l'avait remarqué Dominique Fernandez dans Mère Méditerranée,
Grasset, 1965. Qui sait ? Un souvenir collectif du tsunami de – 1175 ?
Pline énumère encore les Corses parmi les peuples présents en Sardaigne ; de souche ligure, ils pénètrent dans la Gallura, au Nord ; la
relative rareté des nuraghes laisse penser que cette région fut occupée par des peuples non sardes.
5. L'occupation romaine : véritable origine de la régression sarde ?
Dès le IVème siècle av. J.C., les Romains avaient tenté de mettre le pied sur l'île (elle était riche en blé, en bois, en sel et en minerais)
mais ils s'étaient heurtés à la résistance des Carthaginois, peut-être alliés aux Sardes contre l'ennemi commun. C'est seulement à partir
de –238, profitant d'une révolte des mercenaires contre Carthage qui ne payait plus leurs soldes, et durant la seconde guerre punique
(–219-202 av. J.C. : défaite d'Hannibal à Zama) qu'ils s'emparent de la Sardaigne, sous la conduite du consul Tiberius Sempronius
Gracchus, se limitant d'abord à la domination des villes côtières (Olbia puis Karalis) et des plaines dont Rome attendait le blé. La lutte
contre les Carthaginois et contre les Sardes de l'intérieur dura un siècle et contraignit Rome à entretenir en Sardaigne un contingent de
près de 20.000 légionnaires. Après la défaite des montagnards sardes en –177-176, il y eut des insurrections jusqu'en 19 après J.C.,
date à laquelle la romanisation de l'île fut à peu près complète.
La lutte contre les Romains fut le second heurt entre la civilisation nuragique et une culture étrangère. Elle fut menée par les tribus du
Centre, descendants de ceux qui avaient fui les Carthaginois lors de la grande retraite du VIè siècle, conservant leur authentique culture
nuragique ; les Sardes à culture mixte restèrent hors de la mêlée, se limitant à servir leur nouveau maître. Les Romains eurent beaucoup
de peine à pénétrer l'intérieur de l'île à laquelle ils voulaient imposer leur structure politique et religieuse, car la lutte des Sardes fut
violente et épique, marquée par insurrections et massacres : insurrection de –215 menée par Hamsicore, un grand propriétaire sarde-
punique de Cornus, et appuyée sur mer par la flotte d'Hasdrubal (Cf Tite Live, Histoire romaine , XXIII, 32) qui obligea Rome à envoyer
en Sardaigne 4 légions. Cet épisode consacra la domination romaine sur les villes côtières, leur arrière-pays et la plaine du Campidano.
Restaient les tribus sardes de l'intérieur (« Sardi Pelliti », ainsi appelés à cause de leur vêtement de peau de bêtes). Connaissant
parfaitement un terrain montagneux où les légions romaines manoeuvraient difficilement, se livrant à des incursions et à des razzias de
céréales et de bétail dans les plaines et incendiant ce qu'ils ne pouvaient emporter, les Sardes de l'intérieur rendirent laborieuse
l'occupation romaine. De –214 à –207, Rome dut laisser 25.000 hommes en Sardaigne (Tite Live, XLI, 9, 2), d'autant plus que la flotte
carthaginoise tente encore des incursions jusqu'à la destruction de Carthage par Rome en 146 av.J.C. En –177, les bulletins de victoire
du Consul romain Sempronius Gracchus font état du massacre de 12.000 Iliens (les « Iolei » qui occupaient le centre et le sud) et
Balares (les « Bàlari » qui occupaient le centre-nord de l’île), de 15.000 autres en –176 ; Tite Live annonce 80.000 tués et prisonniers
entre –177 et –175, chiffre exagéré pour justifier le triomphe accordé au Consul, qui est cependant renvoyé en Sardaigne pour faire face
à de nouvelles guérillas. La dernière résistance organisée se situe en 111 av. J.C., c'est du moins la date à laquelle Rome cesse
d'envoyer ses légions contre les "Sardi Pelliti" : Rome a conquis d'autres territoires et a donc moins besoin du blé sarde et se contente
même parfois de le prélever sans le consommer, laissant place à la corruption et aux exactions de ses préteurs en Sardaigne (Cf.
plaidoirie de Cicéron, Pro Scauro, en faveur de Scaurus qui s'était enrichi malhonnêtement aux dépens des Sardes, traités par Cicéron
de « ladruncoli mastrucati » < la « mastruca » = le vêtement de peau de mouton des bergers sardes).
La romanisation marque le déclin définitif de la culture nuragique, même si elle se
maintient spirituellement jusqu'au Moyen-âge (culte des pierres et des arbres attesté
encore au VIè siècle par Grégoire le Grand) et laisse des traces jusqu'au XXe siècle
dans les pratiques de « banditisme » pastoral encore courantes dans les années ‘60-
‘70. C'est en tout cas dans les montagnes de l'intérieur que se maintient jusqu'au IIè
siècle av. J.C. la tradition des constructions de « nuraghi », derniers refuges et lieux
de défense des Sardes contre l'occupation romaine : les guerriers, braqués par les
légionnaires aidés de chiens policiers, se cachaient dans les nuraghi dont ils ne
sortaient que de nuit et pour de rapides incursions de guérilla.
Les montagnes de l'intérieur gardèrent le nom de « Barbagia », le pays des
Barbares, les « insani montes », = « montagnes dangereuses » qu'inscrit Diodore de
Sicile dans sa carte de la Sardaigne (Cf. carte plus avant). Comme la Sicile et
l'Afrique, la Sardaigne est pour les Romains un grenier à blé et jusqu'au IIIe siècle après J.C. ils développent le réseau de routes à but
militaire et commercial, le long des côtes orientale et occidentale et à l'intérieur (Turres-Caralis et Tibula-Caralis). L'île est aussi une terre
d'exil de personnalités romaines (Anicet, qui avait tué Agrippine, la mère de Néron, l'ex-consul Longin, l'ex-préfet Crispin, les maîtresses
répudiées et les anciennes concubines des empereurs ...), et d'esclaves envoyés travailler dans les mines. La romanisation de l'île est
attestée par de nombreuses traces de constructions (ponts, pierres miliaires, inscriptions) et par la langue sarde de laquelle disparaissent
les langues antérieures au latin dans les parties occupées par les Romains, tandis que les populations de l'intérieur sont décimées par
les guérillas, les famines et les épidémies de peste : la malaria semble faire peu à peu son apparition en Sardaigne à partir du IIIe av.
J.C.. R. Carta Raspi est sévère pour les 7 siècles d'occupation romaine (de 238 av.J.C. à l'arrivée des Vandales en 455) :
« Rome trouva la partie de la Sardaigne qu'elle réussit à assujettir dotée d'un haut degré de civilisation, d'une vie
florissante, ayant des villes prospères, des populations libres et actives, des terres très fertiles et de riches
ressources ; mais déjà longtemps avant que les Vandales ne la lui arrachent, la Sardaigne était devenue en grande
partie aride ou marécageuse et partout pestilentielle, les populations étaient appauvries ou réduites en esclavage, les
villes en ruine, tout se décomposant progressivement. La province prospère qui avait été convoitée avec tant
d'acharnement et conquise au prix de tant de sang, n'est plus rappelée maintenant, dans la période impériale, que
comme un lieu de déportation et d'exil ; comme si elle n'était plus utile à autre chose » (p. 246).
Le principal apport des Romains à la Sardaigne semble bien être la langue. Peu à peu, les Sardes durent apprendre la langue officielle
des vainqueurs, gouvernants mais aussi marchands et vétérans de la légion à qui avaient été donnés des domaines disséminés dans
toute l'île. Ils oublièrent ainsi leurs deux langues protosardes, celle des peuples nuragiques et celle des Shardana qui ne laissèrent de
traces que dans les noms de lieux et de personnes. Dans les zones de Nuoro et de la Barbagia, la langue latine apparaît plus pure,
proche de celle que parlaient les Romains à la fin de la République : c'est en effet à cette époque que le latin arriva dans ces zones avec
les légionnaires et les marchands romains ; ceux-ci abandonnèrent ensuite ces parties de l'île, mais continuèrent à être présents dans les
zones côtières et de plaine dont le latin évolua donc, au cours de l'Empire, de la même façon que celui des Romains. Parmi les langues
néo-latines, le sarde est celle qui reste le plus proche du latin. (Sur la présence romaine voir le site : www.lamiasardegna.it,
documentation très détaillée et précise).
6. - La christianisation de l'île
La christianisation de l'île se fait par les juifs et chrétiens exilés de Rome dans une île gagnée par la malaria. Sous l'Empereur Tibère,
4000 affranchis accusés de pratiquer « des cultes égyptiens et juifs » sont exilés en Sardaigne ; ils ont une synagogue à Cagliari et une
nécropole a été retrouvée à Sulcis (Sant'Antioco). Une autre déportation a lieu vers ‘50, mais ce sont des juifs déjà convertis au
christianisme ; elle est suivie d'autres déportations de chrétiens vers 174 et 235, parmi lesquels l'esclave Callisto (Calixte = en grec « le
plus beau »), forçat dans les mines de soufre de Sardaigne, qui fut libéré grâce à l’intervention de Marcia, la concubine de l’empereur
Commode (161-180-192), fut chargé de la gestion des catacombes de Rome (créateur de la catacombe de saint Calixte, la première de
Rome), et qui deviendra pape en 218 après son retour à Rome ; le pape Pontien I fut déporté en 235. ll semble donc que l'église
chrétienne de Sardaigne ait été formée à partir de juifs convertis ; le nom sarde du vendredi, seul dans toutes les langues romanes, est
« kenàpura » = « repas pur », nom adopté par les juifs pour désigner la veille du sabbat, où ils préparaient la nourriture de la fête, le pain
sans levain. L'évêché de Cagliari est cité à partir de 314 (Concile d'Arles) ; plus tard, la division des 4 Judicats correspond aux 4 diocèses
principaux. De nombreux monastères sont ensuite fondés par les ordres monastiques continentaux, bénédictins, moines de Camaldoli et
de Vallombrosa, franciscains, dominicains. De nombreux martyrs sardes ont laissé leur nom : Gavino, Lussorio, Saturno, peut-être Efisio,
Simplicius et Saturnin, Bachisio ; Eusèbe de Vercelli et Lucifer furent deux évêques très actifs entre 315 et 371 ; deux sardes , Simmaque
et Ilario sont devenus papes. Les persécutions cessèrent à partir de Constantin, qui a été sanctifié en Sardaigne
sous le nom de Santu Antine.
Les montagnards de l'intérieur restent plus longtemps fidèles au paganisme. Le pape Simmaque (498-514),
d'origine sarde, dut se faire baptiser à Rome, « ex paganitate veniens » (venant d’une région païenne) et en 594
Grégoire le Grand doit encore envoyer des missionnaires, Félix et Cyriaque, pour les convertir ; il est aussi
soucieux de préserver l'immense patrimoine acquis par L'Église d'éventuelles attaques des « Barbaricini » encore
païens et « idolâtres », c'est-à-dire qu'ils continuaient à pratiquer l'ancienne religion nuragique. Un des principaux
chefs militaires des « Barbaricini », Ospitone, se convertit sous le pontificat de Grégoire le Grand ; mais, dans ses
lettres, celui-ci ne cesse de condamner l'immoralité et le licence de la vie laïque et ecclésiastique, et il punit ses
sujets sardes en les accablant de pesants impôts au profit de l'Eglise.
7. - Vandales et Byzantins
La Sardaigne romaine devient la proie des Vandales à partir de 456 ; ils achèvent la destruction de
l'époque romaine. Venus de Scandinavie à travers la Baltique, ils sont repoussés en Hongrie, en
France, puis en Espagne d'où les Goths les rejettent en Afrique du Nord qu'ils arrachent à Rome sous
la direction de Genséric. Ils font de la Sardaigne, comme précédemment les Romains, une terre à blé
(la perte est durement ressentie par Rome) et d'exil politique pour les Berbères rebelles confinés dans
les montagnes de Sulcis dont les habitants sont appelés aujourd'hui « Maureddos » et pour les évêques
et les prêtres catholiques qui refusaient l'arianisme (doctrine des ariens selon laquelle le Christ était né
dans le temps semblable mais non égal à Dieu le Père, pas de la même « substance » que lui) pratiqué
par les Vandales. Il est admis que l'occupation vandale a transformé les structures sociales et
administratives de l'île: (suppression du régime municipal romain, abandon des industries, exploitation
collective de la terre, vie sociale réglée non par des lois écrites mais par la coutume), c'est-à-dire qu'elle achève la destruction des
institutions mises en place par Rome.
Vers 534, l’empereur Justinien (483-527-565) décide de reconquérir l’île et envoie les généraux Bélisaire et Cirillo à la tête de 16.000
soldats et d’une flotte importante ; les Vandales cèdent la place aux Byzantins qui intègrent l'île dans leur exarchat africain conquis aussi
sur les Vandales. Les Vandales, population peu importante (pas plus de 80.000 personnes) disparaissent d'un coup de l'histoire. Une
nouvelle domination étrangère s'exerce sur l'île, celle de l'Empereur Justinien qui tente de reconstituer l'ancien empire romain. Le
« praeses » (administrateur civil, « judex provinciae ») réside à Cagliari, mais le « dux » (chef militaire) est à Forum Traiani
(Fordongianus, à l'Est d'Oristano), dont l'ancien camp romain est fortifié par l'Empereur Justinien contre les incursions des « Barbaricini »
(montagnards de la « Barbagia », les « Sardi Pelliti »). L'administration byzantine, sur le modèle des anciens préteurs romains, accable la
population sarde pour payer l'armée et pour s'enrichir. Comme les Vandales les Byzantins laissèrent peu de traces culturelles en
Sardaigne sinon quelques éléments d'art byzantin qui subsistent jusqu'au XIe siècle. Mais les affinités sont nombreuses entre les
institutions byzantines et celles des futurs judicats, et elles séparent la Sardaigne du contexte de l’Europe féodale (par exemple, l’État et
le domaine public sont nettement séparés du domaine privé, au contraire du régime féodal ; le serf avait une personnalité juridique).
L’année civile commençait en septembre, et le mois de septembre continua à être appelé «
cabidanni » (capodanno).
Durant cette période, on note l’intérêt porté par le pape Grégoire I (590-604) à la christianisation
de l’intérieur de l’île ; les moines basiliens furent déterminants dans cette évangélisation de la «
Barbagia », en même tems qu’il introduisirent de nouvelles cultures (pommiers, figuiers, oliviers,
vigne pour faire du muscat et du malvoisie) ; ils se référaient aux rites orientaux, où le baptême et
la confirmation étaient confondus dans la même cérémonie. De nombreuses églises byzantines
en croix grecque durent construites : basilique de San Saturnino à Cagliari, Nostra Signora di
Mesumundu de Siligo (cf photo ci-contre), Santa Sabina de Silanus, San Lussorio de
Fordongianus, Sant’Efisio à Nora, etc.
En 552, les Goths du roi Théodoric s'emparent de l'île, aussitôt reconquise par les Byzantins. Les
Longobards ne réussirent jamais à s'enraciner en Sardaigne (échec de l'assaut de Cagliari en
599, après lequel ils occupent la Corse). Les Francs reconnurent les gouvernements sardes avec
lesquels ils signèrent en 815 un traité d'amitié contre leurs ennemis communs, les Arabes et ce
sont eux qui défendent la Corse. À partir de 663, Byzance est pratiquement absente de la Sardaigne où la principale autorité, même en
matière défensive, est l'Eglise ; la Sardaigne a conquis sa liberté et son indépendance.
Ainsi la Sardaigne reste en-dehors de tout contact avec les migrations « barbares », à l'exception du bref passage des Vandales ; elle
n'en ressent pas les influences, et elle reste un monde fermé sur lui-même qui vit et se gouverne selon ses propres lois, dans une fidélité
à la tradition nuragique. Entre le VIIe et le XIIe siècles, tandis que l'Europe se transformait et entrait dans le Moyen-âge, la Sardaigne
revenait à son passé qui se perpétua à travers l'institution des « Judicats ». Régression ou stabilité d'une tradition culturelle ? En tout cas
le monde sarde constitue une exception dans l'ensemble de la Méditerranée, et plus tard, cela rendra difficiles les rapports et la
compréhension avec les autres nations.
8. - L'offensive arabe, les « Judicats » indépendants, l'intervention de Pise et Gênes.
L'exarchat africain (organisation civile et militaire d’une région de l’Empire Romain d’Orient) s'écroule sous la poussée arabe, il n'en reste
que les Baléares et la Sardaigne ; les incursions sarrasines se succèdent en Sardaigne de 711 à 810, elles furent assez destructrices
pour que le roi lombard Liutprand envoie à Caralis un messager qui rapporta les dépouilles de saint Augustin jusqu’à Pavie et les mit en
sécurité dans l’ancienne basilique de San Pietro in Ciel d’Oro ; mais les attaques arabes furent toujours repoussées victorieusement par
les Sardes qui, à la différence des Siciliens et d'autres peuples assaillis par les Arabes, sont les seuls à résister sans aide extérieure : les
Byzantins affaiblis négligent l'île où se forme peu à peu à partir du IXe siècle un gouvernement indépendant sarde. sous la direction des
anciens « archontes » (administrateurs civils sous l’autorité de « l’exarque ») byzantins, les futurs « Juges » sardes. En 815, une
ambassade sarde se rendit auprès de Ludovic le Pieux, fils de Charlemagne, pour demander de l’aide contre les incursions arabes, sans
grande efficacité, car vers 816 Cagliari fut saccagée par la flotte sarrasine. Au Xe siècle, on n’a connaissance que d’un incursion arabe.
Vers 1015, le Calife sarrasin Mugâhîd, connu sous le nom de « Musetto », parti des Baléares, tente de s'emparer de la Sardaigne,
s’installe sur les côtes septentrionales et détruit Luni ; le pape Benoït intervint pour provoquer une riposte pisane et génoise, ce fut un
prélude aux premières croisades ; les Républiques de Gênes et de Pise, menacées aussi par les Sarrasins s'unissent aux Sardes pour
chasser les Arabes de l'île ; alliées à la flotte sarde reconstituée elles détruisent la flotte du Calife sur les côtes de Sardaigne tandis que
les Sardes se jettent sur les Arabes restés dans l'île. Il n'y aura plus, jusqu'au XVIIIe siècle, que d'épisodiques actes de piraterie de la
part des Sarrasins. La victoire sarde de 1015 a une importance comparable à celle de Léon III en Orient et de Charles Martel à Poitiers
en 732 : de par sa position stratégique, la Sardaigne était une voie possible de pénétration arabe en Europe. Jusqu’à l’arrivée des pirates
barbaresques, corsaires musulmans, au XVIe siècle, la Sardaigne ne connut que quelques entreprises de piraterie sarrasine sur ses
côtes. En 1535 et 1541, Charles Quint dut organiser deux grandes expéditions contre Tunis et Alger pour limiter ces incursions en
détruisant la flotte, en particulier celle du pirate Barbarossa ; la seconde fut un échec. On commença alors à construire de tours d’alerte
et de défense sur toutes le côtes de l’île (Voir pour plus de détail le texte de Francesco Casula, de 2013, La Sardegna e le invasioni
arabe-turco barbaresche,www.formaparis.com)
Au début du XIe siècle s'installe en Sardaigne le système des « Judicats » : un « judex »
remplace l'ancien « praeses » byzantin, en pleine indépendance vis-à-vis de l'Empire
byzantin et de tout autre Etat. La Sardaigne est partagée en 4 Judicats : Cagliari, Arborea,
Torres et Gallura, eux-mêmes partagés en « curadorìas » (territoires constituant une unité
géologique et géographique, qui sont repris plus tard par les « Baronìas » espagnoles).
Les fonctions du Juge sont à la fois civiles et militaires ; la femme du Juge avait le titre de
« Donna de Logu », peut-être selon une ancienne tradition de régime matriarcal. Les
rapports sociaux étaient étrangers au féodalisme européen : pas de « seigneur », pas de
servage (le « servu » était obligé de fournir un certain nombre de journées de travail au
propriétaire, mais il était libre, non asservi à la glèbe et il participait aux assemblées de
village). Chacun des Judicats a sa propre histoire complexe, établissant des alliances qui
avec Pise (Judicat de Cagliari, en bleu sur la carte, possédé par Pise pendant quelques
années à la fin du XIIIe siècle, en conflit avec Ugolino della Gherardesca, l'Ugolino de
l'Enfer de Dante), qui avec Gênes (la ville de Sassari, en rouge sur la carte), qui reste
indépendant (Arborea, en vert sur la carte).
Le nuraghe de Barumini
Navire nuragique de bronze trouvé dans la
tombe du chef de Vetulonia
Restes de thermes romains de Fordongiannus
Le pape Calixte I, en 222
L’empire des Vandales au Ve siècle
Emblèmes héraldiques de Cagliari,
Arborea, Torres et Gallura.