4.3. L’histoire des villes italiennes : VENEZIA - Pour mieux comprendre Venise et son histoire - 5
3.- La situation actuelle de Venise
a) Le problème
Venise « s'enfonce »-t-elle? La ville a toujours été soumise à des phénomènes naturels de bradysisme. Pendant toute son histoire, le sol s'est probablement
abaissé d'un maximum de 2 à 4 cm. par siècle. La République contrôlait très attentivement l'équilibre de la lagune livré aux soins d'un « Magistrato delle acque »,
et « l'aqua alta » envahissait rarement la ville et de façon peu grave, même récemment : entre 1867 et 1947, il n'y eut sur presque un siècle que 20 inondations
peu importantes. Les géologues sont partagés, mais beaucoup estiment que le niveau altimétrique de Venise n'a guère changé depuis 2000 ans (Cf. la fiche de
synthèse de GEO).
Depuis quelques années la situation se modifie :
* Le niveau de Venise s'est abaissé par rapport à celui de l'eau : à Saint-Marc, niveau le plus bas de la ville, sous la Tour de l'Horloge, le niveau s'est abaissé
de 13 cm, et le campanile de 18 cm, entre 1908 et 1961, le Palais Ducal de 11 cm entre 1960 et 1980. Sur la terre ferme, à Mestre, on constate un « abaissement
» de 8 cm de 1925 à 1968 ; à Marghera, les écoles s'abaissent de 9 cm de 1952 à 1968.
* L' « acqua alta » est plus fréquente : 20 inondations en 80 ans de 1867 à 1947, 25 en 7 ans de 1958 à 1967. De 1988 à 1997, il y a eu 137 marées de plus
de 1m. d'amplitude. L'amplitude des eaux augmente : en 1951, 1,50 m. au-dessus de la mer ; en 1966, 1,94 m. (et de 3 à 5 m. sur la place Saint-Marc), en 1979,
1,66 m. ; en 1996 1, 34 m. ; en 1997, 1, 26 m. ; en 1998, 1, 23 m. A ce rythme, on prévoyait en 2040 environ 460 inondations par an !
* les conséquences sont catastrophiques : dégâts causés aux édifices et oeuvres d'art : après la grande inondation de 1966, on estimait que la moitié des
maisons et palais étaient à restaurer ou à démolir, les clochers tombent (celui de San Giorgio deux fois), les marbres des façades s'écroulent, le salpêtre ronge les
murs. Cela contribue à la fuite des habitants : de 1951 à 1966, 50 000 habitants sont partis sur la terre ferme. Pour ceux qui restent la vie est très difficile ; guère
plus de 300 familles continuent à habiter des rez-de-chaussée. De 1976 à 1994, les magasins d'alimentation passent de 400 à 170, les boulangers de 110 à 74 ;
de 1987 à 1992, 28 sièges de banques et d'assurances ont disparu.
* Le résultat est que Venise tend à la « monoculture » touristique : 8 268 000 touristes en 1992, près de 12 millions en 2000, dont le séjour moyen n'excède
pas une journée... Venise tend à devenir une « coquille vide » ou un musée, dont le coût d'entretien est d'autant plus grand que la ville est moins habitée : 4
milliards de lires par an pour le seul entretien des toits de l'Arsenal, par ailleurs fermé au public...
b) Les causes :
A) Les causes naturelles :
* Venise est construite sur une forêt de pieux (« pali », « palafitte ») plantés sur une base de limon sableux, d'argiles, de tourbes. Le terrain a donc une
certaine mobilité ; les pieux résistent tant qu'ils sont dans l'eau mais se dégradent au contact de l'air (quand on vide un canal pour le nettoyer ou du fait d'un
mouvement trop fort des vagues). De plus, phénomène de « subsidence » : affaissement de l'écorce terrestre sous le poids des sédiments (15 cms en moyenne
au XXème siècle).
* Le niveau des mers s'élève progressivement (l' « eustatisme ») (du fait de la fonte des glaciers polaires) ; les marées augmentent à cause d'un sirocco
plus fort (le 4 novembre 1966, le vent soufflait à 100 kms à l'heure, poussant l'eau à l'intérieur de la lagune). Le niveau moyen augmente de 8 cms au XXème
siècle.
B) Les causes humaines : Mais la principale cause d' « enfoncement » de la ville est dans l'intervention humaine, la prise de possession du sol et du sous-sol
de Venise par les industriels.
* Les puits artésiens : depuis les années 20, pour satisfaire la demande domestique d'eau courante, la demande agricole et surtout les besoins de
l'industrie, on a creusé des puits (environ 8000) qui pompaient l'eau du sous-sol (les industries de Marghera consommaient par jour 40 000 m3 d'eau tirée des
nappes souterraines). Ils sont maintenant interdits et on prévoit de combler les poches vides.
* Les passages de vaporetti et de bateaux à moteur crée dans les canaux des vagues violentes qui viennent se briser sur la base des palais, rongeant
les fondations et les pieux mis alternativement en contact avec l'eau et avec l'air. Les canaux étaient faits pour le battement des rames, non pour les hélices, et il
ne reste à Venise qu'à peine 400 gondoles sur les milliers qui y circulaient au XVIIIème siècle.
* Les canaux de grande profondeur creusés dans la lagune pour permettre l'accès des pétroliers à Marghera ont détruit l'équilibre délicat réalisé dans le
passé (le « Canal des pétroles » creusé en 1963 a 15 m. de profondeur et 18 kms de long). La flore et la faune sont bouleversées, les eaux se polluent, l'eau
pénètre en plus grande quantité et avec plus de violence par les « bocche », les 3 ouvertures sur la mer.
* L'occupation des « barene » (terres émergées à marée basse, immergées à marée haute) et des « valli da pesca » par les zones industrielles et
l'aéroport : les « barene » qui occupaient une partie importante de la lagune permettaient aux eaux de la marée haute de se répandre sur une surface plus grande,
limitant ainsi l'amplitude de la marée. Or, sur les 42 000 hectares de la lagune, 6000 hectares de « barene » ont été récupérés par les zones industrielles et
l'aéroport ; 9000 hectares ont été fermés par des propriétaires privés qui en font de fructueux terrains de pêche. Sur ces 15 000 hectares, l'eau ne se répand plus
et monte avec plus de violence sur le reste de la lagune et sur la ville.
* La pollution atmosphérique ronge les monuments et les sculptures : les sulfates et les chlorures déposés par le « smog » altèrent le carbonate de
calcium de la pierre d'Istrie en sulfate de calcium, une sorte de craie molle détruite ensuite par l'humidité (voir les murs couverts d'une sorte de peau malade qui se
gonfle et finalement se détache du mur). D'autre part, plusieurs îles servent de décharge qui envoient leurs produits toxiques dans la lagune.
* Face à cela, l'inertie des gouvernements et des pouvoirs locaux a pendant des années laissé pourrir la situation, dans l'incapacité à choisir des solutions
décisives, par peur de l'opposition de ceux que Nantas Salvalaggio appelle « la mafia industrielle et politique »(cf son roman Il campiello sommerso, Rizzoli, 1974),
mais aussi de l'opposition des syndicats à toute modification de l'équilibre industriel atteint, et donc de l'emploi. En 1974, le Maire Giorgio Longo se prononçait
encore pour une extension de la zone industrielle au sud de Marghera vers Chioggia. En 1995, le gouvernement adoptait un décret pour la sauvegarde de Venise,
mais le Parlement ne réussit pas à le convertir en loi avant la fin de la législature et tout tomba à l'eau, provoquant la fureur de Massimo Cacciari. « Il faut sauver
Venise de ses sauveteurs » ... (Le Monde, 14-10-1994)
* Les causes politico-administratives : l'île forme une seule commune avec les « villages » de Mestre et Marghera. Or ceux-ci ont grandi au point de créer
un déséquilibre en leur faveur :
Et la descente continue : 75 000 habitants en 1975, 60 000 en 2000 ...Or la sauvegarde de Venise imposerait que le développement (industriel et touristique) soit
dirigé par le Centre historique et non par la terre ferme, et contrôlé par les pouvoirs publics et non par l'initiative privée.((8) Sur les discussions de tous ces
problèmes depuis la seconde Guerre mondiale, voir : Pietro Zampetti, Il problema di Venezia, Sansoni, 1976 ; Stephen Fay, Phillip Knightley, La mort de Venise,
Balland, 1976.8)
c) Les solutions proposées :
* Contre « l'aqua alta », le projet MOSE (Modulo Sperimentale Elettromeccanico et jeu de mots sur Mosè, Moïse, libérateur du peuple hébreu!) de digues
mobiles dans les trois accès à la mer, permettant de bloquer les eaux lors des marées de plus de 1 mètre d'amplitude. Le projet est en discussion depuis le début
des années 80, défendu par les uns (le Comité des 5 « sages » internationaux, et le gouvernement qui a dit « oui » aux digues en décembre 2001), contesté par
les autres (les Verts, le WWF, Legambiente, une partie des élus, le Comité des spécialistes de l'Université de la Sapienza de Rome, les techniciens du Ministère
de l'Environnement, la VIA = Valutazione d'Impatto Ambientale, le Comité d'évaluation sur l'environnement qui refuse le projet mais est désavoué par le TAR,
Tribunal administratif régional ...) : une dépense de 2, 6 milliards d'euros en 8 ans ! Mais les études préalables menées par 500 experts ont déjà coûté des
centaines de milliards de lires.. La question est complexe : les digues suffiront-elles à compenser les conséquences de l'effet de serre qui, selon le WWF, pourrait
se traduire par une montée des eaux de 65 cm d'ici 2070, c'est-à-dire provoquer l'inondation complète de Venise ? Plus récemment, un énorme scandale financier
a été découvert, compromettant la fiabilité du projet.
* mais un autre problème préoccupe les Vénitiens, celui des pollutions atmosphériques par l'anhydride carbonique et d'autres gaz, par les décharges
industrielles (250 000 tonnes de déchets toxiques brûlés par an). On a prévu 10 000 milliards de lires par an pour « dépolluer » la lagune, mais en même temps on
laisse en activité le pôle polluant de la pétrochimie de Porto Marghera et de ses décharges : c'est comme « chercher à vider un évier plein d'eau avec une éponge
en laissant le robinet ouvert » (Greenpeace, 1995). Le vrai problème de Venise, dit Arrigo Cipriani, le propriétaire du Harry's Bar, c'est la faillite du processus
d'industrialisation de Marghera : « Marghera est en soi une folie, née sous le fascisme comme pure spéculation. Comment peut-on faire passer dans la lagune des
pétroliers plus dangereux qu'une bombe ? » (La Repubblica, 12 janvier 1995). En 1994, le Tribunal de Venise avait reçu une plainte d'un ex-ouvrier contre les
dirigeants de la Montedison-Enichem de Marghera pour homicide : l'enquête avait montré en effet que 157 ouvriers étaient morts de cancer et 103 étaient
gravement malades de cancer pour avoir travaillé sans protection du CVM (Chlorure de vinyle monomère) et du PVC (Polyvinyle de chlorure) utilisés pour produire
le plastique. Le Procureur avait demandé 185 ans de réclusion, dont 12 ans pour l'ex-Président de la Montedison, et 80 000 milliards de dommages et intérêts pour
les victimes et pour l'Etat. Après 3 ans de discussion, une sentence d'acquittement général a été prise par le Tribunal le 2 novembre 2001, provoquant la colère
des familles des victimes ; la raison invoquée par les juges est qu'il n'y avait pas à l'époque de normes de protection de l'environnement : la faute est au législateur
! Signe d'un système industriel qui s'est développé de façon sauvage, sans contrôle de l'Etat, sans règles précises, sans souci de l'environnement et de la
spécificité de Venise, sans souci non plus de la santé des habitants ... et des touristes (Ceux qui sont allés à Mira se souviennent de la puanteur qu'exhalait alors
la Mira Lanza !).
Quelles solutions donc ? Dans un premier temps la Cour des Comptes avait proposé en 1994 de faire payer les « prédateurs » de la lagune, ceux qui ont fermé les
« valli da pesca » (environ 240), ceux qui ont construit abusivement villas, maisons et autres (environ 3500) sans autorisation, les riches familles à qui ont été
cédées abusivement quelques îles de la lagune, etc... Mais que va-t-on faire en pratique ? Qui sait si l'acquittement de 2001 ne va pas faire prendre conscience du
problème et pousser à mettre en oeuvre l'assainissement du Petrolchimico de Marghera, tout en maintenant le niveau actuel d'emploi ? Et Venise là-dedans.
* Et puis bien d'autres difficultés à résoudre, par exemple :
- Les restaurations de maisons et monuments : la Municipalité avait prévu de restaurer les appartements vides (environ 5000 à Venise) et de les mettre à
disposition de jeunes couples qui n'ont pas les moyens de se payer un logement dans le Centre et s'en vont habiter à Mestre. La restauration des monuments
s'accélère, ainsi le Moulin Stucky (200 000 m3) sur la Giudecca, construit en 1895 et abandonné en 1955 après une longue crise : la restauration a commencé en
1995, sous la responsabilité de la Srintendance aux Beaux-Arts, pour un investissement de 200 milliards de lires qui l’a transformé en un hôtel de 379 chambres et
suites, 7restaurants, un centre de congrès, centre commercial, établissement de thalassothérapie, résidence de 130 appartements...
_ La « guerre des moules » : les pêcheurs de moules de Pellestrina et San Pietro in Volta, qui revendiquent la liberté de pêche avec n'importe quels
moyens (en particulier avec des « turbosouffleurs » qui décrochent les moules du sable, mais détruisent aussi les fonds lagunaires) et n'importe où (y-compris
dans les zones polluées de Porto Marghera), provoquant de graves incidents chaque fois qu'est arrêté un pêcheur en contravention avec la loi.
– La « guerre des pigeons » qui polluent les monuments (que l'on doit, comme à Milan; protéger par des filets) et peuvent transmettre des bactéries aux
touristes : les éloigner ?, les éliminer ?, les stériliser ?, interdire de leur vendre des graines sur la place Saint-Marc ?... La question revient en discussion tous les 10
ans...
– Le développement des algues par manque d'oxygénation de l'eau : un robot sous-marin commence à sonder les fonds marins et à analyser le taux
d'oxygène contenu dans l'eau.
Ces problèmes forment un tout difficile. De leur solution dépend la survie de Venise.
Évolution de l’Aqua alta (calculs faits à partir de la marée de 0 degrés de 1897 à la pointe de la Salute ; à partir de 1983, les calculs sont faits par le
Centro previsioni e Segnalazioni Maree del Comune di Venezia
Une proposition révolutionnaire : fermer la mer Adriatique (Il Giorno, 14-8-1969)
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Fréquence des marées de + de 110 cm
Fréquence des marées de + de 120 cm
Fréquence de marées de + de 140 cm.
Distribution mensuelle des marées (1872-2009)
Distribution des marées hautes
(maree molto sostenute) de 1923 à 2008
« Acqua alta » Campo Santa Margherita
le 16 novembre 2002
« Acqua alta » devant l’Église des Scalzi, près de la Gare, le 1 décembre 2008
« Acqua alta » Rio del Gaffaro le 1er décembre 2008
« Acqua Alta » Strada Nuova, le 1er
décembre 2008
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