4.3. L’histoire des villes italiennes : Milano 4 / 8
5 – La domination espagnole (1535-1700)
De capitale d’un duché indépendant, Milan se retrouve donc désormais chef-lieu d’une province espagnole,
avec la surcharge des guerres régulières entre Français et Espagnols et des troupes étrangères installées
dans toute la Lombardie, et coupables de permanentes violences contre les populations, en ville et à la
campagne. « Le duché de Milan était une possession clé pour les ambitions hégémoniques continentales
des Habsbourg, qui leur accordèrent une attention particulière. Au centre des grandes voies de
communication, le duché était souvent confié à des hommes d’armes, qui pouvaient ainsi exploiter
convenablement les ressources du territoire et intervenir rapidement quand s’en présentait la nécessité. À la
tête de l’État, il y avait un gouverneur, qui répondait directement de l’administration au roi d’Espagne. Ses
pouvoirs étaient très vastes et il avait la possibilité de condamner et de confisquer. Aussitôt après le
gouverneur il y avait le grand chancelier, qui suivait en fait l’administration de l’État, surtout quand le
gouverneur était un militaire et s’absentait pendant les guerres. Le grand chancelier faisait aussi
l’intermédiaire avec les magistratures locales. Il y avait le Conseil Secret, composé de hauts personnages
auxquels on ajoutait des hommes connus pour leur doctrine et leur richesse, qui avait une tâche politique et
administrative, semblable à notre Conseil des Ministres. Ensuite venait le Sénat, dont les fonctions avaient
été clarifiées par Charles-Quint et qui disposait du droit d’infirmer éventuellement les décisions du
gouvernement, même si en substance ce droit se réduisait à peu de choses. Des 15 membres du Sénat, 3
devaient être espagnols.
Dans les magistratures mineures, il y avait un magistrat de la santé, qui s’occupait de l’hygiène publique.
Les milices étaient de deux types, l’une paysanne et l’autre urbaine. Comme les citoyens ne s’enrôlaient pas
volontiers, on leur donna quelques privilèges, comme celui de porter librement des armes pour leur défense
personnelle, privilège non négligeable en ces temps où le brigandage pouvait rééquilibrer les coups d’une
fortune adverse. L’armée était encadrée par les nobles, à qui revenait par leur richesse le droit d’être
nommés officiers.
La politique espagnole avait des égards particuliers pour eux, même si parfois elle sentait le besoin de
rétablir les distances par des punitions exemplaires » (Storia degli Italiani, op. cit. n° 44, p. 862).
Les Lombards ne furent donc pas totalement exclus du gouvernement : outre le Sénat, restèrent des
magistrats comme le Vicaire et les « Douze de Provision », sorte de maire et de conseil d’adjoints qui
parvinrent à faire respecter la population et une forme d’indépendance par rapport aux fonctionnaires
espagnols arrogants et rapaces à tous niveaux. Les citoyens ambrosiens gardèrent aussi un vif sentiment
d’indépendance, et réagirent souvent, en en subissant les conséquences, au mauvais gouvernement
étranger. Cependant l’appartenance aux organes de gouvernement était réservée à un cercle restreint de la
société, la noblesse milanaise ancienne ou ceux qui s’y étaient intégrés, marchands et financiers enrichis qui
menaient en ville une vie « de noble ».
La paix de Cateau-Cambrésis, en 1559, confirma la domination espagnole
sur l’Italie, duché de Milan, royaume de Naples, royaume de Sicile et de
Sardaigne (Cf. carte). Au-dessus des pouvoirs locaux se trouvait le
Conseil Suprême d’Italie qui siégeait à Madrid, mais dont l’éloignement le
limitait à être un organe consultatif, laissant le pouvoir réel aux
fonctionnaires résidant sur place, qui eurent pour constante d’humilier la
noblesse locale, l’attachant à eux par des privilèges et par les attractions
de la vie de cour, qui impose les pratiques d’une Espagne désormais
décadente et préoccupée seulement de maintenir le pouvoir qu’elle a
acquis après la conquête de l’Amérique.
« Abus et corruption chez les officiers furent des phénomènes répandus,
et pas seulement dans l’État de Milan qui fut l’objet d’études classiques de Frédéric Chabod, auxquels il est
toujours utile de se référer. Chabod rappelait qu’était emblématique ‘l’inquisition générale’ des années 1552-
54 qui avait même enquêté sur le gouverneur Ferrante Gonzaga. Parmi les chefs d’accusation, le plus grave
était de vente des offices judiciaires sans considérer la qualité des personnes et avec une fréquence et une
publicité vraiment stupéfiantes. Il est vrai qu’il existait une vente légale, « autorisée, et même voulue par le
souverain, d’offices publics, souvent sous forme de subventions ou de prêts à la Chambre » ; cette vente
faisait partie du phénomène de l’ampliacion de los oficios commun en Espagne comme dans le Royaume de
Naples, et on y recourait quand le Trésor Public était en difficulté. Cependant ce système ne valait pas pour
les plus hautes charges, dont l’attribution était réservée au souverain, et pour la « magistrature judiciaire
surtout était de règle l’interdiction absolue de toute vente ». Au centre de l’enquête se trouvait au contraire
le ‘trafic des offices’, fait extra legem « entre personnes privées avec bénéfices seulement privés », trafic
qui restait illégal, même quand il y avait assentiment, implicite ou explicite, du gouverneur qui dans ce cas se
rendait complice. Il est de fait que souvent ventes légales et ventes illégales s’entrecroisaient, fournissant
l’image d’une administration en proie aux cupidités des individus et à une faim chronique de la part du
Trésor. Inutilement Charles-Quint, dans ses « Ordres de Worms » de 1545 avait disposé que les charges
fussent données à des personnes méritantes et sans but marchand. Les « subornations » restaient tout à
fait interdites non moins que très fréquentes, et même avant l’empereur le gouverneur marquis del Vasto en
1543 avait interdit à quiconque « de demander des offices avec offre d’argent ou autre promesse, sous
peine de confiscation des biens pour celui qui promettait et pour celui qui acceptait » ; il avait cherché à
frapper les « pratiques pour obtenir des places, des capitaineries, des commissariats et autres offices par le
moyen de personnes familières et agréables à Son Excellence, par des offres et des promesses d’argent
aux dits familiers et agréables ». Le phénomène étudié par Chabod se manifestait donc comme véritable
corruption ; il s’agissait de malos baratos analogues à ceux que Charles-Quint dénonçait pour la Castille, et
il était d’autant plus déplorable de devoir admettre que « en la administracion de justicia ha y muy gran
corrupcion » (Storia d’Italia, op. cit. n° 111, p. 167 et F. Chabod, Usi e abusi dell’amministrazione dello Stato
di Milano a mezzo il ‘500, in Studi in onore de Giocchino Volpe, Vol. I,
Firenze, 1958, pp. 100-113).
Le duché de Milan, comme toute l’Italie, connaît une période de régression
économique. À Milan, la production textile tombe en deux siècles de 15.000
pièces de drap à 100 pièces, avec une seule entreprise ; à la fin du XVIe
siècle, étaient actives 500 entreprises artisanales de travail de la soie et de
l’or, au XVIIIe siècle il en resta 32. Les productions hollandaises, françaises
et anglaises étaient plus modernes et moins coûteuses ; l’Espagne en grave
crise et l’Allemagne appauvrie par la guerre de Trente ans ne fournissaient
plus de débouchés à la production milanaise. Même l’agriculture devint plus
pauvre : les zones marécageuses s’agrandirent, à cause des guerres
interminables et de la décadence politique ; les étangs devenaient cause de
malaria et de misère, et se transformaient en zones de pêche et de chasse pour les nobles ; le seul
avantage fut le développement de la culture du riz ; la
tendance à transformer les terres cultivées en terres
ouvertes contribua aussi à développer l’élevage et
l’industrie fromagère.
Le manque de blé porta quelquefois à l’augmentation du
prix du pain qui provoqua de terribles révoltes
populaires, comme celle de 1628 racontée par Manzoni
dans Les Fiancés, suivie par la grande épidémie de
peste apportée à Milan par le passage des 25.000
Lansquenets envoyés à l’assaut de Mantoue ; la peste
dura de 1630 à 1632. Milan avait une organisation
hospitalière très perfectionnée, il y avait plusieurs
hôpitaux spécialisés outre le Grand Hôpital créé à
l’époque ducale. Le gouvernement espagnol se servit de
la superstition populaire des « untori » (porteurs de
peste) comme source possible de la peste, et des
centaines de ceux-ci, innocents, furent arrêtés, pendus
et brûlés de façon horrible, par exemple Pietro Paolo
Rigotto, dont Manzoni raconte la mort. L’immense
Lazaret de Milan, décrit par Manzoni, ne fut démoli qu’à
la fin du XIXe siècle.
Un des grands personnages de la période espagnole fut
Charles Borromée, dont l’œuvre fut facilitée par le fait
qu’il appartenait à la couche dominante. Il venait d’une ancienne famille de San Miniato
en Toscane : un certain Lazare avait aidé les pèlerins qui allaient à Rome pour le Jubilé
de 1300, et il avait reçu le nom de « Buon romeo » (bon pèlerin), puis celui de Borromeo.
La famille se transfère à Milan, et en 1445, Vitaliano Borromeo
devient Comte d’Arona ; la famille acquiert en 1501 l’île de San
Vittore (Isola Madre) sur le Lac Majeur, puis les deux autres
îles. Charles (1538-1584), neveu du pape Pie IV (1499-1565,
milanais), fut nommé secrétaire d’État du pape, puis
archevêque de Milan en 1560 et cardinal. Il fut un des
organisateurs du Concile de Trente (1545-1563) et un des plus grands interprètes
de la Contre-Réforme : « Par d’énergiques initiatives, il voulut faire de Milan le
rempart de la réforme catholique, combattant toute indulgence envers les
doctrines laxistes et suspectes d’hérésie et entreprenant une œuvre systématique
et rigoureuse d’orientation de la vie religieuse et de réforme du clergé.
Borromée fonda la congrégation des Oblats, dits ensuite « de saint Charles », il favorisa la naissance ou la
pénétration dans Milan de nouveaux ordres répondant mieux à la nouvelle discipline (les Barnabites, –créés
dans l’église de saint Barnabé de Milan –, les Théatins, les Jésuites), il fit dissoudre
l’ordre milanais médiéval des Humiliâtes de Brera en l’estimant déchu de ses buts
d’origine, et il remit leur ancienne maison aux Jésuites, il réorganisa les confréries
restantes en unifiant et en fermant des monastères. Il se prodigua avec générosité
dans un fort engagement de charité, avec la fondation de nombreux instituts de
bienfaisance et d’assistance, ainsi qu’avec la création de diverses institutions
religieuses (comme le Grand Séminaire et le Collège Helvétique) et éducatives (le
Collège de Brera, le Collège Milanais « des Nobles » et celui de Pavie), consacrées à
la formation d’un clergé et d’une classe dirigeante laïque plus adaptés aux temps
nouveaux. Il appliqua les préceptes de la Contre–Réforme même aux édifices sacrés,
restructurant beaucoup d’anciennes églises milanaises (son architecte de confiance fut
Pellegrino Tibaldi) et faisant enlever les sépulcres laïcs des églises. Pour la protection
des prérogatives de l’Église ambrosienne, il sut s’opposer même aux autorités
espagnoles ; mais sa figure prit une renommée légendaire en particulier pour son
œuvre active de pénitence et d’assistance menée personnellement et avec générosité
durant la peste de 1576-77 (définie pour cette raison et par la suite « la peste de S. Charles ») et les
années de famine qui suivirent. L’archevêque Borromée fut canonisé en 1610, à seulement 27 ans de sa
mort » (Valentino De Carlo, Breve storia di Milano, Tascabili economici Newton, 1995, p. 38).
Après la mort de Pie IV, il revint à Milan pour se consacrer à la réforme d’un clergé tombé très bas, le pire
d’Italie : les clercs exerçaient n’importe quelle profession, même déshonorante, ils se promenaient armés,
profanaient les lieux sacrés, disaient la messe en état d’ébriété, exhibaient leurs
femmes et concubines. En 1566, Charles interdit qu’on mange, qu’on boive, qu’on joue
et qu’on fasse du commerce dans les églises. Pendant la peste, il laissa un don de
40.000 écus aux pauvres, et dans son testament il fit son héritier le Grand Hôpital de
Milan.
Son cousin, Frédéric Borromée (1564-1631) fut nommé cardinal par Sixte IV en 1587,
et archevêque de Milan en 1595. Il continua l’œuvre de Charles pour la réforme du
clergé et la fondation d’églises et de collèges ; il manifesta
une grande charité durant la peste de 1630 (Cf. Manzoni) ; il
fonda la Bibliothèque Ambrosienne en 1607 et fit ériger la
statue de son cousin à Arona (voir ci-contre son portrait par
Cesare Procaccini en 1610). Quatre autres membres de la
famille Borromée furent cardinaux et membres de la Curie romaine au XVIIe
siècle. L’intransigeante application du Concile de Trente par
Frédéric alla de pair avec un important mécénat culturel. La
Bibliothèque Ambrosienne fut dotée de 30.000 volumes et 14.000
manuscrits ; on y ajouta la Pinacothèque en 1621, qui aida le
développement de la peinture milanaise (la famille Campi, la famille Procaccini, Giovanni
Battista Crespi dit Cerano, tous protégés par Frédéric Borromée) ; en d’autres domaines,
furent fécondes la littérature (Giovanni Ambrogio Biffi, qui mit au point la phonétique milanaise,
Carlo Maria Maggi, père de la littérature milanaise moderne et introducteur au théâtre du
personnage de Meneghin) et les sciences (Girolamo Cardano, astrologue, mage,
mathématicien, Ludovico Settala, médecin cité au chapitre XXVIII des Fiancés de Manzoni, Alessandro
Tadino)..
La politique brutale et obtuse pratiquée par les Espagnols dans le domaine des impôts n’empêcha pas un
développement économique du Milanais, un progrès de l’agriculture (céréales et plantes fourragères, riz,
élevage) grâce aux investissements de capitaux de la ville ; le paysage lombard prend sa forme
caractéristique, avec ses fermes (les « cascine »), ses canaux pour l’irrigation (les « rogge »), les rizières,
les peupliers ; même les activités manufacturières et financières se
développèrent, profitant d’un climat de paix, interrompu seulement par la
guerre de la Valtellina en 1620 contre les protestants. Seule la peste de
1630 marqua un moment d’arrêt du développement, réduisant la
population milanaise de 130.000 personnes à 70.000 ; mais la population
remonta à 120.000 en 1680.
À la mort sans héritier de Charles II d’Espagne en 1700, le duché de Milan
passa à Philippe d’Anjou, neveu du roi de France Louis XIV, qui imposa
des conseillers, des troupes dans les Pays Bas et en Lombardie, et des
privilèges commerciaux de la France dans les colonies espagnoles.
S’opposa alors à lui en 1701 une coalition formée de l’Autriche, l’Angleterre
et les Provinces-Unies. Milan fut envahie par une armée autrichienne commandée par Eugène de Savoie ;
le Piémont et le Portugal avaient rejoint la coalition en 1703. Les troupes françaises furent défaites dans les
Pays Bas et au Piémont en 1706 (la victoire piémontaise qui fut à l’origine de la construction de la Basilique
de la Superga). Milan et la Lombardie furent envahies par l’Autriche qui conserva sa souveraineté, confirmée
par le traité de Rastadt (1714) jusqu’à Napoléon, exceptée la période, de 1733 à 1736 où la France occupa
Milan.
La domination espagnole eut de nombreuses conséquences dans la vie quotidienne des Milanais, d’abord
dans le comportement « mondain », du baisemain au luxe et à l’amour-propre dans les rapports sociaux.
La langue fut fortement influencée par l’espagnol : Benedetto Croce a souligné des centaines et milliers
d’hispanismes introduits dans la langue italienne, baciamano, complimento, creanza, sussiego
(condescendance), sfarzo (luxe), puntiglio (amour-propre), marrano (traître), fanfarone, appartamento,
zimarra (simarre), soppressata (saucisson de porc avec des épices), marmellata (confiture), quintale,
tonnellata, astuccio (trousse), dispaccio (missive), lindo (élégant), impegno (engagement), vigliacco (lâche),
titres de Signore, don, Marchesa, il torrone (le nougat), termes de marine (flotta, baia, babordo) … (Cf Bruno
Migliorini, Storia della lingua italiana, Sansoni, 1961, pp. 419-421). la forme grammaticale du « Lei »,
comme valeur autonome de troisième personne de politesse reste vivante dans le langue jusqu’à
aujourd’hui.
Les Espagnols influencèrent aussi la mode : « À la fin du XVIIe s. dans son caractère d’ensemble,
l’habillement s’inspire de façon plus rigoureuse des préceptes de la mode espagnole. Les vêtements
féminins se ferment alors autour du cou avec de grands colliers plissés et amidonnés, et ils acquièrent dans
leur ligne une pesanteur luxueuse. Dans ce style hautain est évidente l’influence de l’orgueil de caste
espagnol. Le résultat est totalement négatif du point de vue esthétique » (Rosita Levi Pisetzky, la mode
espagnole à Milan, in Storia di Milano, Vol. X, Milano, 1957, p. 682). Les Milanais, désormais, s’habillent à
l’espagnole.
Tels furent quelques aspects de la vie milanaise (et des autres possessions espagnoles en Italie qui firent de
la fin du XVIe et du XVIIe siècles une période d’immobilisme et même de décadence qui fut celle de
l’empire espagnol. Le mariage entre l’Italie et l’Espagne fut « une décadence qui embrassait une autre
décadence » (Benedetto Croce). Cela est confirmé par l’évolution du paysage : « L’histoire du paysage
agraire italien du XVIe et du XVIIe siècles reproduit fidèlement, en termes visibles, un long cycle de la vie de
l’économie agraire, qui d’une phase d’expansion effrénée passe, à la fin du XVIe siècle et dans une mesure
croissante au cours du XVIIe siècle, à une phase régressive plus ou moins ressentie dans les diverses
régions de la Péninsule (…) Il est indéniable que, dans son ensemble, le paysage agraire du XVIIe siècle est
le témoignage sûr d’un monde agricole en grande partie tombé dans la misère et devenu stérile ; un monde
empoisonné par les conceptions féodales, qui provoquent à une concentration injuste et improductive de la
propriété foncière et dégradent l’esprit d’entreprise des classes rurales » (Aldo De Maddalena, Il mondo
rurale italiano, in Rivista Storica Italiana, 1964, pp. 362-363).
Comme l’Espagne, l’Italie fut incapable de rénover le prestigieux modèle communal qu’elle avait créé durant
le moyen âge, mélange de féodalité et de commerce, et qui peu à peu laissa les pouvoirs à une nouvelle
aristocratie composée de l’ancienne noblesse élargie à une partie minime de la nouvelle bourgeoisie : « À
Milan aussi était en vigueur une incompatibilité rigide entre noblesse et exercice d’activités économiques.
Sur cela veillait le Collège des jurisconsultes qui, dès 1487, n’admettait pas en son sein le candidat qui avait
exercé, lui ou son père, des arts vils. Si l’incompatibilité avait concerné jusqu’alors le seul exercice direct, en
1593, le même Collège l’étendait aux gestionnaires adjoints, même secrets. Face aux dommages
manifestes que produisait une semblable situation s’élevèrent au milieu du XVIIe siècle des voix
discordantes. Déjà en 1663 l’avis du jurisconsulte G. Borri soutenait que depuis toujours la richesse était
partie intégrante de la condition de vie du noble. En 1668 , un conseil du Sénat sanctionnait cette nouvelle
orientation : le statut nobiliaire ne se perd pas en exerçant le commerce ou l’échange mais seulement on le
passe sous silence, toujours à condition que ces activités s’exercent par le moyen de gestionnaires et de
l’œuvre d’autrui » (Storia d’Italia, op. cit. n° 108, p. 91).
Cette couche dominante était constituée au maximum par quelques centaines de familles, couche fermée
renforcée par une idéologie nobiliaire, faite d’honneurs, de précédence, de faste et de duels, à l’espagnole.
La corruption y était importante et aggravait celle de l’administration espagnole. En 1675, Gregorio Lieti écrit
à propos de l’État de Milan : « Les Ministres Royaux de cet État en tirent pour leur propre bourse de si
grandes sommes que les italiens ont l ‘habitude de dire par proverbe que les Gouverneurs de Sicile plument,
ceux de Naples mangent, mais ceux de Milan dévorent » (G. Lieti, L’Italia regnante, II, Genève, 1675, p.
204). Il y eut en somme une sorte de « reféodalisation » de la Lombardie autour de quelques familles qui
réinvestissent dans la propriété foncière, tout en exerçant les pouvoirs politiques en ville : « Même à Milan
les mutations sont évidentes. Les D’Adda qui au milieu du XVIe siècle, selon les annotations de Chabod,
étaient des marchands et industriels en grand et en même temps grands accapareurs de biens, ont au XVIIe
siècle des propriétés terriennes pour 12230 perches milanaises et ont acquis le titre de marquis. Leur
propriété s’étend jusqu’à atteindre 25.000 perches d’une valeur que De Maddalena calcule autour du million
de lires. Les Arese sont une autre dynastie qui s’éloigne du monde des affaires jusqu’à atteindre dans le
cours du XVIIe siècle une possession foncière autour de 11.000 perches pour une valeur de plus d’un demi
million de lires. Plus contenue la possession foncière des Melzi, qui pendant longtemps s’étaient consacrés
aux activités commerciales : elle se monte au XVIIe siècle à 2500 perches pour une valeur de 150.000 lires.
Les Caravaffi, autre importante dynastie de marchands, réunissent au XVIIe siècle une propriété foncière de
4000 perches pour une valeur de 250.000 lires. Et on pourrait multiplier les exemples, tous vont dans le sens
d’une oligarchie qui accentue son profil de propriétaires terriens, finissant par conférer à la ville les stigmates
de chef-lieu d’un district agricole où sont décentralisées les activités de transformation » (Storia d’Italia, op.
cit. n° 128, p. 168).
Au « fiscalisme » et à la corruption s’ajoute l’occupation militaire ; contre la violence des soldats et leurs
vols il y eut beaucoup de protestations et de rébellions, par exemple contre l’obligation de « loger » les
militaires espagnols. Un résultat fut l’augmentation de la pauvreté et la nécessité de construire des édifices,
pour les pauvres qui étaient enfermés et parfois « employés » dans les grands « Hôtels » des pauvres ou
instituts pour les femmes en péril : « À Milan, outre deux maisons de converties nées dans les années
Trente du XVIe siècle, entre 1555 et 1645 avaient été fondés, avec le soutien des archevêques Charles et
Frédéric Borromée et Cesare Monti, quatre conservatoires pour jeunes filles en danger gérés par les
Ursulines, une congrégation qui s’occupait du « triage » des filles entre les divers conservatoires et cinq
instituts pour femmes tombées ou en difficulté conjugale et jeunes filles vierges. Dans les intentions des
fondateurs, ces instituts – à la différence des maisons de converties – devaient être des lieux temporaires
d’internement, dans l’attente d’un placement dans le monde comme épouses ou religieuses, dans le cas de
celles qui étaient nubiles, ou bien de réconciliation avec leur mari. En réalité, étant donnée l’augmentation
constante des jeunes filles contraintes à rester enfermées toute leur vie, à cause de la difficulté de trouver
des débouchés extérieurs (il semble que le montant des dots avait considérablement augmenté dans la
seconde moitié du XVIe siècle), les conservatoires et les maisons de dépôt ou de secours tendaient souvent
à se transformer en institutions conventuelles avec l’obligation de paiement d’une pension, même si elle était
de moindre ampleur que les dots demandées pour accéder dans les monastères de plus ancienne tradition.
Le présupposé de cette transformation était l’expulsion des femmes tombées, considérées comme
irrécupérables et donc déshonorantes pour le bon renom de la maison. Ainsi c’étaient précisément les plus
pauvres et celles qui avaient le plus besoin d’aide, auxquelles à l’origine était destinée l’offre d’assistance
de la Contre Réforme, qui finissaient par rester exclues. Pour remédier à ces déviations des intentions
d’origine, à Milan, fut instituée, en 1640, la Pia Casa di Santa Pelagia pour les pécheresses pénitentes qui
n’avaient pas la possibilité de payer la pension demandée dans les autres instituts féminins « (Storia d’Italia,
op. cit. n° 129,p. 175).
Dans cette stagnation, il y eut peu d’interventions d’urbanisme : les plus importantes furent les nouveaux
murs qui correspondirent à un agrandissement de la ville et la transformation du Château. Les nouveaux
murs furent commencés en 1548 par le gouverneur Ferrante Gonzaga ; le nouveau cercle bastionné fut
achevé en 1580, il était long de 11 kms, un des plus grands périmètres européens ; il était entouré d’un
fossé, et il avait conservé ses dix portes médiévales, plus deux aux côtés du Château. Celui-ci, construit
sous les Visconti, fut le siège du gouvernement, puis réduit à un quartier de logement pour les troupes.
Ferrante Gonzaga le fit entourer d’une enceinte fortifiée en forme d’étoile à douze pointes, longue de 2,5
kms. La ville s’étendit jusqu’à 800 hectares, avec un agrandissement de 580 par rapport aux anciennes
murailles médiévales ; mais la surface nouvelle fut occupée par des jardins et par de nouveaux édifices.
Milan au XVIIIe siècle (Stampe Bertarelli, Milan)
Exécutions de justice
contre quelques « untori ».
PENDANT DEUX ANS, CHASSE IMPITOYABLE AUX ‹ UNTORI ›
‹ Une des manifestations les plus tragiques de la vie milanaise
dans les terribles années de la peste fut la chasse aux ‹ untori ›.
La superstition, l’ignorance sur les caractéristiques et sur la
diffusion de la maladie, les intérêts inavouables de l’autorité
publique favorisèrent la diffusion de la croyance que la peste
était à attribuer à des onctions. Des gens de parfaite bonne foi
assuraient avoir vu des personnes en train de répandre
l’onguent mortel. Le gouvernement, de son côté, ne parvenant pas
à combattre la maladie, pensa se servir des ‹ untori › comme
boucs émissaires : on en arrêta des centaines. On sait, par
exemple, que le 2 septembre 1630 s’enfuirent environ 200
prisonniers contre lesquels se lança la rage des autorités : la plus
grande partie fut reprise, pendue et brûlée. Horribles furent les
morts du barbier Gian Giacomo Mora, connu par les pages de
Manzoni, du tailleur de pierres Pietro Paolo Rigotto et d’une
certaine Caterina Rozzana, accusée d’avoir infecté 4000
personnes. La responsabilité des onctions, que peu de gens
mettaient en doute (il suffit de penser que même Tadino y
croyait) était généralement attribuée aux ennemis de l’État
espagnol. On accusa la République de Venise et même
l’ambassadeur de la Sérénissime, Alvise Mocenigo ; il se
l’entendit dire par des personnes du gouvernement très
autorisées ; il répondit que la possibilité était sans fondement
parce que meme les territoires de Venise étaient dévastés par la
peste. Même Richelieu fut accusé d’obscures manoeuvres, mais
dans les accusations il n’y avait rien de fondé › (Storia degli
Italiani, op. cit. n° 44, p. 864)
Charles Borromée en train de jeûner,
de Daniele Crespi – XVIIe siècle
Saint Charles Borromée – Estampe
de célébration du XVIIe s. qui met
en relief ses constructions
Bibliothèque ambrosienne, Salle de Frédéric
Assaut du château de Milan en 1633 par Charles
Emmanuel II de Savoie – Estampe Musée de Milan ?
Milan au XVIIe s.
Carte tire de :
Milano, Touring
Club Italiano,
Biblioteca di
Repubblica, 2005,
pp. 50-21 et 65-66
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