3. La nature : le Lac Majeur
Le lac Majeur Le «  Verbano  » se forme en liaison avec l’édification des Alpes et l’activité érosive des eaux durant le Tertiaire, il y a 7 à 8 millions d’années, puis avec l’activité glaciaire du Quaternaire qui modelèrent  ce grand sillon et formèrent des moraines qui barrèrent le cours des eaux. Il est à un niveau moyen de 193 m. au-dessus de la mer, il est long de 66 kms, occupe 212 km2 et a une profondeur moyenne de 175 m. Il reçoit le Ticino (Tessin) qui en ressort au Sud et va se jeter dans le Pô. Le fleuve et le lac sont navigables, en liaison avec les canaux («  il naviglio  ») milanais, et furent donc une voie de passage importante entre l’Europe et la plaine du Pô dès la Préhistoire, d’où l’exigence de munir le territoire de fortifications et de châteaux autour des villages ou sur les hauteurs naturelles (Cf le château d’Angera). Aux XIe et XIIe s., ce sont les paroisses («  la pieve  ») qui assurent l’organisation territoriale. Mais à partir du XVIe s., ce sont les Borromei qui assurent la totalité du pouvoir civil et ecclésiastique, déterminant une production artistique très importante  : peinture, architecture, jardins. La situation actuelle se crée à partir du XIXe s.  :Napoléon fait construire la route du Simplon en 1810, qui sera doublée par l’autoroute en 1925 et par le chemin de fer avec l’ouverture du tunnel du Simplon en 1968, et cela développait les plus anciens tracés de communication des Romains, permettant de multiplier les échanges commerciaux avec les Flandres, la Champagne, le Brabant. La route de Milan était doublée par celle qui rejoignait Pavie par la vallée de l’Olona, ce qui explique le développement de villes comme Castiglione d’Olona, Caselsèprio, Monza. Au XIXe s., la zone du lac Majeur devient le premier bassin d’industrie cotonnière, de blanchissage des toiles d’Allemagne et de Suisse  ; c’est là que se développèrent les villes avec la dominante de Milan. Dans le Nord se développa la commune de Verbania, avec les deux centres de Intra  et Pallanza qui eurent une  «  cour royale  » dès 885, centre militaire confirmé par Frédéric Barberousse, et  qui restèrent indépendantes des Borromei. À Intra, outre le village ancien, visiter la Villa Taranto  ; construite en 1875 avec un splendide jardin de 20 hectares. C’est le capitaine écossais, Neil McEacharn qui fit commencer les jardins en 1931, creusant la «   valletta  » (le vallon) , faisant installer un système d’arrosage très perfectionné et implantant plus d’un millier de variétés de plantes  ; il dédia le jardin à la mémoire d’un de ses ancêtres, le maréchal MacDonald que Napoléon avait nommé duc de Tarente, d’où le nom de la villa (voir le plan ci-dessous). L’itinéraire complet est d’environ 7 kms … Noter à Pallanza l’existence d’un Musée du Paysage, via Ruga 44 . Les îles Borromées. Les Borromeo sont une ancienne famille toscane originaire de San Miniato  ; ils s’inventèrent une descendance de Frédéric Barberousse avec une comtesse burgonde dont le blason portait le mot «  Humilitas  » que l’on retrouve dans celui des Borromées. La véritable histoire remonte à un certain Lazzaro, aubergiste qui aida les pèlerins qui allaient au premier jubilé insaturé par Boniface VIII en 1300, et cela  lui donna le titre de «  Buon Romeo  » (Bon Pèlerin) qui devint le nome de la famille sous le nom de «  Dè Borromeo  ». Ce Lazzaro aurait appelé Bonromeo son premier fils, qui devint juge à Florence en 1347. Le premier Borromeo attesté par l’histoire est un certain Filippo qui était gibelin et chassa les guelfes de San Miniato  ; puis, les guelfes ayant triomphé, Filippo fut décapité en 1370 avec tous les membres de sa famille, sauf ses enfants mineurs, que leur mère, Talda, emmena à Milan où ils furent bien accueillis par les Visconti  ; le plus jeune enfant obtint le titre de chevalier, tandis que ses frères amassaient un grande fortune dans le commerce et la banque. Après un séjour à Padoue, la famille revint à Milan dans un palais qui est toujours de leur propriété, où ils s’enrichirent encore par la vente de tissus fabriqués dans leur propriété. La fille, Margherita, épousa un noble de Padoue, Giacomo Vitaliano  ; leur fils fut Vitaliano I qui, adopté par son oncle, dut adopter le nom de Borromeo  ; il devint trésorier du duc de Milan qui lui accorda le droit d’insérer la licorne dans son blason, outre des exemptions fiscales et le fief d’Arona dont il devint comte  ; il acheta Angera, et en 1448 devint propriétaire des îles Madre (appelée San Vittore) et Bella, simple îlot habité par des familles de pauvres pêcheurs. Filippo, le fils de Vitaliano, épousa en 1446 Franceschina Visconti  ; une de ses descendantes épousa Julien de Médicis, le fils de Pierre le Goutteux et frère de Laurent le Magnifique. Ils exerçaient la fonction de marchands de tissus  : les pièces de laine vendues étaient appelées «  borromee  » et les vendeurs étaient surnommés «  borrometi ». Ils avaient des filiales à Burgos et Barcelone. Ils appuy§rent la prise de pouvoir de Francesco Sforza en 1447. Le fils de Filippo, et son petit-fils, furent chefs de guerre au service de Ludovic le Maure. Le  sort de la famille s’améliora encore lorsque Giovanni Angelo Médicis fut élu pape sous le nom de Pie IV, sa soeur Marguerite était la mère de Charles Borromée. Parmi les descendants de la famille, il faut citer Vitaliano VI, né en 1620 qui eut l’idée des jardins et du palais de l’Isola bella, pour la réalisation desquels il appela l’architecte des papes à S. Pietro de Rome, Carlo Fontana. Giovanni, né en 1679 fut commissaire à la sauvegarde du lac Majeur et il épousa Clelia del Grillo, qui prit partie pour les Espagnols au moment de la guerre de succession autrichienne, fut amie de Pietro Verri et mourut à 93 ans en 1777. Giberto V, né en 1751, fut nommé par Napoléon Chevalier de la Couronne et ambassadeur de Milan à Paris , il fut ensuite ambassadeur près du pape Pie VII et protecteur de la Scala de Milan. Son fils, Vitaliano IX, fut passionné de sciences naturelles, participa aux «  Cinq journées de Milan  », dut se réfugier à Turin puis revint à Milan après l’Unité, et y mourut en 1874. Ses descendants continuent à gérer les biens de la famille, dont Maria Ludovica, née en 1930, Giberto III né en 1933 et Carlo Ferdinando né en 1935. Mais les deux personnages les plus célèbres de la famille sont Charles et Frédéric Borromée. Le premier, né en 1538, neveu du pape Paul IV, devint cardinal et participa au Concile de Trente où il rédigea en 1568 le «  Catéchisme du Concile de Trente  »  ; il fut Protonotaire du pape, le second personnage de l’État  ; nommé archevêque de Milan, il fit appliquer avec rigueur les édits du Concile, participant personnellement aux procès des «  sorcières  » menés par l’Inquisition, il réforma le clergé de Milan, mais aussi de l’Italie et de la Suisse, voulut réformer l’ordre des Humiliates, qui tentèrent de le faire assassiner, et brava la contagion pendant toute l’épidémie de peste de 1576. Il mourut en 1584 et fut canonisé en 1610. Son cousin Frédéric, né en 1564, fut archevêque de Milan de 1595 jusqu’à sa mort en 1631  ; Manzoni a évoqué son activité pendant la peste de Milan de 1630. (Photos  : le blason des Borromée  ; les anneaux Borromée, reproduits sur la grille de l’Isola Bella  ; le cardinal Charles Borromée. Les anneaux constituent un problème géométrique complexe) L’Isola Bella.  Occupée d’abord par un château et une  église, elle était déjà célèbre en Europe, et on venait la visiter  : en 1624, la reine Élisabeth, fille d’Henri IV et femme de Philippe IV d’Espagne, y fut prise par une brusque tempête  ; elle fut sauvée par des pêcheurs, qui obtinrent de son mari un droit de pêche sur toute cette partie du lac. En 1635, Charles III Borromée commença les travaux et, en l’honneur de sa femme Isabella d’Adda, appela l’île «  Isabella  », qui devint «  Isola bella  », mais la réalisation du palais et des jardins ne se fit vraiment que dans la seconde moitié du XVIIe s., avec l’appel de Carlo Fontana qui arriva de Rome en 1688. Napoléon vint y dormir en 1797  ; et en avril 1935 c’est là que se tint la Conférence de Stresa où fut conclu le maintien de l’équilibre européen entre Mussolini, la France et l’Angleterre. La façade Nord ne fut achevée qu’en 1959. On accède au palais par d’amples gradins. Visiter le palais  riche de toiles (le Saint François de Cerano, des tableaux de Luca Giordano, de Bassano, de Zuccarelli, une fresque de G.B. Tiepolo …) meubles (le lit où coucha Napoléon …  !), instruments de musique, collection de marionnettes  ; et surtout les exceptionnels jardins baroques à l’Italienne, sur 10 terrasses commencés en 1671 par l’apport de terre fertile  ; les plantes sont protégées de l’hiver par la douceur du climat sur le lac. Ils sont dominés par une licorne ailée, cheval blanc portant une corne unique (origine du mot  : le latin «  unicornis  » = à corne unique), animal au symbolisme sexuel évident  : elle est femelle et vierge et ne peut être approchée que par une jeune fille vierge, mais la corne dressée sur son front est un élément mâle  ; elle est donc symbole à la fois de puissance (la corne) et de pureté (la virginité), sa corne dressée est aussi symbole de lien entre le ciel et la terre, de rayon solaire, de pénétration du divin dans l’humain et elle est souvent symbole de la Vierge Marie  ; elle devient donc un élément d’héraldique et beaucoup de familles importantes (rois d’Angleterre) l’intègrent dans leur blason, c’est le cas des Borromée (Cf plus haut, à gauche du blason). L’isola dei Pescatori (ou Isola Superiore) Au contraire du faste de Isola Bella, elle est marquée par sa simplicité qui rappelle la vie modeste et généralement difficile des pêcheurs de la région  ; c’est la plus pittoresque des trois îles, souvent la plus représentée par les peintres du XIXe s. (Photo d’un détail du tableau de Gerolamo Induno, 1827-1890). On y trouve beaucoup de bons petits restaurants populaires. L’Isola Madre C’est la plus grande des trois îles (1000 mètres de circonférence). Autrefois plantée d’oliviers, elle fut achetée en 1501 par le comte Lancelotto Borromeo qui décida d’y construire son palais, qui ne fut réalisé qu’à partir de 1584 par les architectes Pellegrino Pellegrini et Martino Bassi, puis complété au XVIIIe s. (le petit Théâtre du Palais avec sa collection de marionnettes (1). Le jardin botanique fut réalisé en 1596, où on trouve beaucoup de plantes exotiques et où faisans et paons se promènent en liberté. Voir la suite de salles du Palais, souvent ornés de mannequins de valets en livrée : le salon d’entrée avec les mannequins des rameurs en tenue de gala, le Salon vert, la salle des poupées avec lesquelles les petites filles de la famille apprenaient leur futur rôle de mère, la galerie des Ancêtres, la salle des papes (les Borromeo ont donné 4 papes et 9 cardinaux), la salle des batailles, les chambres, la salle de la bibliothèque (dont les livres de la comtesse Clelia Del Grillo, célèbre pour ses études scientifiques). Ci-dessous : jardin et salon « de famille » (portraits d’enfants Borromeo) On trouvera ci-après deux textes sur le lac Majeur, l’un enthousiaste d’Hippolyte Taine, l’autre plus sceptique de Théophile Gautier  : Hippolyte Taine, Voyage en Italie, Hachette, Tome II, 1881 (1865), pp. 430-36 4 e  édition, voyage daté du 10 avril 1864 «  Si j'avais à choisir une maison de campagne, je la prendrais ici. Du haut de Varèse, lorsqu'on commence à descendre, on aperçoit sous ses pieds une large plaine où s'allongent des collines basses. Tout l'espace est vêtu de verdure et d'arbres, moissons et prés tachetés de fleurs blanches et jaunes comme le velours d'une robe vénitienne, mûriers et vignes, plus loin des bouquets de chênes, des peupliers, et çà et là, entre les collines, de beaux lacs tranquilles, unis, largement épandus, qui luisent comme des miroirs d'acier. C'est la fraîcheur d'un paysage anglais parmi les nobles lignes d'un tableau de Claude Lorrain. Les montagnes et le ciel donnent la majesté, l’eau surabondante donne la moiteur et la grâce. Les deux natures, celle du Midi et celle du Nord, s'unissent ici dans un heureux et amical embrassement, pour assembler les douceurs d'un parc herbeux et les grandeurs d'un cirque de hautes roches. Le lac lui-même est bien plus varié que celui de Côme: il n'est pas encaissé d'un bout  à l’autre entre des collines dénudées et abruptes ; il a des montagnes roides, mais en outre des coteaux adoucis, des draperies de forêts, des perspectives de plaines. De Laveno, on voit sa large nappe immobile, çà et là rayée et damasquinée comme une cuirasse par d'innombrables écailles, sous une flambée de soleil qui traverse le dôme de nuages ; c'est à peine si la brise insensible amène une ondulation mourante contre les graviers du bord. Vers l'est, un sentier contourne le bord à mi-côte parmi des haies vertes, des figuiers qui s'ouvrent, des fleurs printanières, et toutes sortes de bonnes odeurs. La grande eau se découvre, toute nue et paisible ; on aperçoit une petite barque qui enfle sa voile, deux bourgades blanches qui à celte distance semblent des ouvrages de castors, De loin en loin, des montagnes hérissées d'arbres descendent jusque dans l'eau, étalant leur pyramide, pendant que leur tête brouillée disparaît à demi dans les nuées grisâtres. Au soleil levant, on prend une barque et on traverse le lac dans la vapeur transparente de l'aube. Il est large comme un bras de mer, et ses petits flots d'un bleu plombé luisent faiblement. Le brouillard vague enveloppe le ciel et l'eau de sa grisaille. Par degrés il s'amincit, s'envole, el dans ses mailles plus rares on sent filtrer la belle lumière et la bonne chaleur. On chemine ainsi pendant deux heures dans la suavité monotone et molle de l'air demi-clair, agité par la brise comme par les petits coups d'un éventail de plumes ; puis l'ouverture se fait, et l'on n'aperçoit plus autour de soi qu'azur et lumière, autour de soi l’eau semblable à une grande étoffe de velours plissé, au·dessus de soi le ciel uni comme une conque de saphir ardent. Cependant un point blanc surgit, s'accroît, se détache; c'est l'Isola Madre, enserrée dans ses terrasses; le flot bat ses grandes dal1es bleuâtres et saupoudre d'humidité ses feuillages lustrés. On débarque ; sur les parois du rebord, des aloès aux feuilles massives, des figuiers d'Inde aux larges raquettes, chauffent au soleil leur végétation tropicale ; des allées de citronniers tournent le long des murailles, et leurs fruits verts ou jaunes se collent contre les quartiers de roche. Quatre étages d'assises vont ainsi se superposant sous leur parure de plantes précieuses. Au sommet, l’île est une touffe de verdure qui bombe au-dessus de l'eau ses massifs de feuillage, lauriers, chênes verts, platanes, grenadiers, arbres exotiques, glycines en fleur, buissons d'azaléas épanouis. On marche enveloppé de fraîcheur et de parfums ; personne, sauf un gardien ; l'île est déserte et semble attendre un jeune prince et une jeune fée pour abriter leurs fiançailles ; toute tapissée de fins gazons et d'arbres fleuris, elle n'est plus qu'un beau bouquet matinal, rose, blanc, violet, autour duquel voltigent ]es abeilles ; ses prairies immaculées sont constellées de primevères et d'anémones; les paons et les faisans y promènent pacifiquement leurs robes d'or étoilées d'yeux ou vernissées de pourpre, souverains incontestés dans un peuple de petits oiseaux qui sautillent et se répandent. ,Je n'étais plus capable de sentir les œuvres calculées de l'architecture, surtout les formes contournées et la décoration artificielle des derniers siècles, Les dix terrasses voûtées d'lsola Bella, ses grottes de rocaille et de mosaïque, ses appartements lambrissés de tableaux et peuplés de curiosités, ses bassins, ses jets d'eau, m'ont paru compassés et m'ont laissé froid, Je regardais]a côte occidentale qui est en face, escarpée et toute verte, et qui semble vraiment faite pour le plaisir des yeux. Les hautes et pacifiques montagnes s’y dressent de toute leur taille, et l’on a hâte d’aller s’asseoir sur leurs gazons. Des prairies inclinées, d’une fraîcheur incomparable, revêtent les premières pentes. Les narcisses, les euphorbes, les fleurettes purpurines foisonnent dans tous les creux  ; les myosotis par couvées ouvrent leurs petits yeux d’azur, et leurs têtes tremblent dans le suintement des sources. On voit affluer d’en haut des milliers de filets qui sautent et se croisent  ; des cascades mignonnes éparpillent sur l’herbe leur pluie de perles, et des ruisseaux de diamants, recueillant toutes ces eaux fuyardes, courent les dégorger dans le lac. ça et là, sur toutes ces fraîcheurs et tous ces petits bruits, des chênes étalent le lustre de leur verdure nouvelle et montent d’étage en étage, tant qu’enfin la hauteur disparaît sous leurs files, et qu’au sommet le ciel est barré par la colonnade indéterminée d’une forêt. Au-dessous, le lac étend son azur uniforme dans une bordure de grève blanche. À deux heures du malin, on monte dans la voiture qui passe. C'est le dernier jour du voyage ; nulle part l'Italie n'est plus belle. Vers quatre heures, une divine aube indistincte affleure dans la nuit comme la pâleur d'une statue pudique  ; un reflet de nacre lointaine se pose sur les hauteurs, et des demi clartés naissantes hasardent leur teinte gris de perle sous le bleu nocturne. Les étoiles scintillent, mais tout le reste de 1'air est brun, et sur le sol rampent des ombres semblables à des moires, La voiture s'arrête et traverse une rivière sur un bac. Dans le silence et l'effacement universel des êtres, cette eau est la seule chose qui vive; elle vit et remue imperceptiblement ; sa nappe coulante luit rayée de petits remous qui s’entrelacent entre les rives noires. Cependant les arbres s’éveillent dans la brume ; on aperçoit à leur cime les pousses enveloppées de rosée et qui semblent attendre l'achèvement du jour. Le ciel blanchit et l'aurore éteint les étoiles ; de toutes parts, les plantes et les verdures se dégagent; leur voile de gaze s'amincit et s'évapore, la couleur leur vient, elles renaissent à la lumière, et l'on sent le doux étonnement des créatures surprises de se retrouver au même endroit que la veille pour recommencer leur vie suspendue. Toute la gorge s’est peuplée, et, des deux côtés de ce charmant peuple épars, les monstrueuses montagnes, comme des géants protecteurs, montent toutes sombres, dentelant de leurs têtes le blanc lumineux du ciel. Enfin, d'une crête cassée une flamme jaillit ; le jet subit, éblouissant, perce la vapeur ; des pans de verdure s'illuminent ; les ruisseaux resplendissent ; les grosses vignes antiques, les dômes ronds des arbres, les arabesques délicates des herbes grimpantes, tout le luxe d'une végétation nourrie par la fraîcheur des eaux éternelles et par la tiédeur des roches échauffées, s'étale comme une parure de fée dans sa gaze d'or. Non, ce n'est point d'une fée qu'on doit parler ici, c'est d'une déesse. Le fantastique n'est qu'un caprice et une maladie de la cervelle humaine ; la nature est saine et stable, et nos rêveries discordantes n'ont pas le droit de se comparer à sa beauté. Elle se soutient et se développe par elle- même  ; elle est indépendante et parfaite, agissante et sereine, voilà tout ce que nous pouvons dire ; si nous osons la comparer à quelque œuvre humaine, c'est aux dieux grecs, aux grandes Pallas, aux Jupiters surhumains d'Athènes  ; elle se suffit comme ils se suffisent. Nous ne pouvons pas l'aimer, nos paroles ne l'atteignent point  ; elle est au-delà de nous, indifférente; nous ne pouvons que la contempler comme les effigies des temples, muets, la tête nue, pour imprimer en notre esprit sa forme accomplie et raffermir notre être fragile au contact de son immortalité, Mais cette contemplation seule est une délivrance. Nous sortons de notre tumulte, de nos pensées éphémères et brisées. Qu'est-ce que l'histoire, sinon un conflit d'efforts inachevés et d'œuvres avortées ? Qu'ai-je vu dans cette Italie, sinon un tâtonnement séculaire de génies qui se contredisent, de croyances qui se défont, d’entreprises qui n'aboutissent pas ?  Qu' est-ce qu'un musée, sinon un cimetière, et qu'est-ce qu'une peinture, une statuaire, une architecture, sinon le mémorial qu'une génération mortelle se dresse anxieusement à elle-même pour prolonger sa pensée caduque par un sépulcre aussi caduc que sa pensée ? Au contraire, devant les eaux, le ciel, les montagnes, on se sent devant des êtres achevés et toujours jeunes. L'accident. n'a pas de prise sur eux ; ils sont les mêmes qu'au premier jour ; le même printemps leur versera tous les ans à pleines mains la même sève ; nos défaillances cessent au contact de leur force, et notre inquiétude s'amortit sous leur paix. A travers eux apparaît la puissance uniforme qui se déploie par la variété et les transformations des choses, la grande mère féconde et calme que rien ne trouble parce que hors d'elle il n'y a rien. Alors, dans l'âme, une sensation se dégage, inconnue et profonde. C’est son fond même qui apparaît ; les couches innombrables dont la vie l'a encroûtée, ses débris de passions el d'espérances, toute la boue humaine qui s'est entassée à sa surface se défait et disparaît; elle redevient simple, elIe retrouve l'instinct des anciens jours, les vagues paroles monotones qui la mettaient jadis en communication avec les dieux, avec ces dieux naturels qui vivent dans les choses ; elle sent que toutes les paroles que depuis elle a prononcées ou entendues ne sont qu'un bavardage compliqué, une agitation d'esprit, un bruit de rue, et que, s'il y a une minute saine et désirable dans sa vie, c'est celle où, quittant les tracasseries de sa fourmilière, elle perçoit, comme disent les vieux sages, l'harmonie des Sphères, c'est-à-dire la palpitation de l'univers éternel  ». Théophile Gautier, Italia, Paris, Hachette, 1860, chapitre IV, pp. 39-43 «  La route ourle le lac, et la vague vient lécher la chaussée ; on longe une interminable suite de jardins et de villas avec de blancs péristyles, des toits en tuiles rondes et des terrasses guirlandées de vignes luxuriantes, soutenues par des étais de granit. Le granit remplit là l'office du bois de sapin chez nous, on en fait des clôtures, des pieux, et même des planches, ou plutôt des dalles, sur lesquelles les lavandières savonnent le linge à genoux au bord du lac, comme pour lui demander pardon de cet outrage. Sur ces terrasses, à plusieurs gradins souvent et qui remblaient des jardins soigneusement cultivées, s’épanouissent toutes sortes de fleurs et d’arbustes. Nous y avons remarqué à plusieurs reprises, et non sans étonnement, car c’était la première fois que nous rencontrions cette bizarrerie, des massifs d’hortensias gigantesques, qui, au lieu d’avoir cette nuance rose ou mauve, qui leur est habituelle en France, offraient des teintes d’un azur charmant : ces hortensias bleus nous out beaucoup frappé, car le bleu est la chimère des horticulteurs, qui cherchent sans les trouver, la tulipe bleue, la rose bleue, le dahlia bleu, le nombre de fleurs de cette couleur étant extrêmement restreint. Nous écrivons ceci en tremblant de peur de nous faire tancer par Alphonse Karr, qui n’est pas indulgent pour la botanique des littérateurs. Mais les hortensias du lac Majeur sont incontestablement bleus. On nous a dit qu’on les obtenait ainsi en les faisant pousser dans de la terre de bruyère. C’est la recette du jardinier des îles Borromées, qui doit être bonne  ; car tous ces hortensias, couleur du ciel, sont magnifiques. On peut aussi arriver au même résultat en saupoudrant la terre de soude. Les îles Borromées, au nombre de trois, l’isola Madre, l’isola Bella, l’île des Pêcheurs, sont situées dans la partie septentrionale du lac, qui forme une espèce de corne dont la pointe est tournée vers Domo d’Ossola. Ces îles étaient primitivement des rochers désolés et stériles. Le prince Vitallien Borromée y fit apporter de la terre végétale et construire des jardins dont la réputation est européenne. Nous disons construire, à dessein  : car la maçonnerie y joue un grand rôle, comme dans presque tous les jardins italiens, qui sont plutôt des morceaux d’architecture que des jardins. Il s’y plante plus de marbre que d’arbustes, et Vignole y a plus à faire que Le Nôtre ou La Quintinie. L’isola Madre se compose, ainsi que l’isola Bella, d’une superposition de terrasses en recul que domine un palais. L’isola Bella, qu’on voit très distinctivement de la route, est ornée de tourelles, d’aiguilles, de statues, de fontaines, de portiques, de colonnades, de vases et de la plus riche décoration architecturale. Il y a même des arbres, tels que cyprès, orangers, myrtes, citronniers, cédrats, pins du Canada  ; mais évidemment, la végétation n’est que l’accessoire  : l’idée si simple de mettre dans un jardin de la verdure, des fleurs et du gazon, n’est venue que fort tard, comme toutes les idées naturelles. Plus loin, l’île des Pêcheurs fait baigner dans l’eau le pied de ses maisons à arcades, dont la rusticité fait un heureux contraste avec la pompe un peu prétentieuse de l’isola Madre et de l'isola Bella. Ces îles ont été le sujet de descriptions  enthousiastes qu’elles ne justifient pas, vues de la rive. Les sept terrasses de l’isola Bella, terminées par une licorne ou un pégase, ont un aspect théâtral qui ne cadre guère avec le mot humilitas, devise des Borromées, qu’on y trouve écrit dans tous les coins. L’isola Madre et ses cinq remblais, supportant un château carré, ennuient par trop de symétrie, et l’on s’étonne qu’elles aient été célébrées si chaudement. Nous y trouvons l’idéal  et la prototype du jardin français comme on l’entendait sous Louis XIV, et comme l’aurait aimé Antoine, jardinier de Boileau. Les imaginations romantiques, n’en déplaise à Rousseau, qui voulait loger là sa Julie, feront bien de choisir un autre site pour leurs héroïnes  ; celui-ci convient davantage aux princesses de Mme de Lafayette. C’est à Belgirata, un peu avant Arona, que réside Manzoni, l’illustre auteur des Promessi Sposi. On le voit souvent assis devant sa porte, en face du lac, qui regarde passer les voyageurs. Il a une figure bienveillante, vénérable et distinguée, dont les plans dessinés par la maigreur rappellent la figure de M. de Lamartine. Tous les jours, un de ses amis, philosophe et métaphysicien profond, vient entamer avec lui, quelque temps qu’il fasse, une de ces grandes discussions qui ne peuvent avoir de solution ici-bas, car on y parle des hauts mystères de l’âme, de l’infini et de l’éternité. Le lac et la route sont très animés  ; le lac, par les bateaux pêcheurs, les barques de trajet et les pyroscaphes qui vont de Sesto Calende à Bellinzona  ; le chemin, par des chars à bœufs, des voitures et des piétons armés de l’inévitable parapluie. Les paysannes, quelquefois jolies, sont affligées de goitre comme dans le Valais, soit qu’elles en viennent, soit que les mêmes causes, le voisinage des montagnes et l’eau de neige, produisent les mêmes effets. En approchant d’Arona, on découvre sur la colline, à droite, la statue colossale de saint Charles Borromée qui domine le lac  ; c’est, depuis le colosse de Rhodes et celui de Néron à la Maison dorée, la plus grande statue qu’on ait faite. Le saint, posé dans une attitude noble et simple, tient un livre d’une main et de l’autre semble bénir la contrée qu’il protège et qui s’étend à ses pieds. On peut monter jusque dans la tête de ce colosse, qui est en fer forgé et coulé, par un escalier pratiqué dans le massif de maçonnerie dont il est intérieurement rempli. Cette statue géante, qui émerge peu à peu des bois dont la colline est couverte, et finit par dominer l’horizon comme un veilleur solitaire, produit un effet singulier. Arona, où l’on s’arrête pour déjeuner, a un air complètement espagnol. Les maisons ont des toits et des balcons en saillie, des grilles aux fenêtres basses, des encadrements peints, des madones sur les murailles. L’église, où se trouvent de beaux tableaux de Gaudenzio Vinci, et que nous n’eûmes pas le temps de visiter, rappelle les églises d’Espagne. Dans l’auberge, nous retrouvâmes la cour intérieure ornée de colonnes et de galeries comme en Andalousie, et mille rapports qui nous frappèrent. Le lac se termine à Sesto Calende, le Tessin se jette dans le lac Majeur à cet endroit. Sesto Calende est sur l’autre rive, et l’on traverse le fleuve sur un bac, car la route de Milan passe par cette petite ville. Pendant qu’on arrangeait la voiture dans la lourde barque, un petit vieillard bizarre et grimaçant, la tête penchée et les doigts faisant des démanchés extravagants, exécutait sur un violon qui n’était pas de Crémone, malgré le voisinage, un air populaire d’une mélodie à la fois joyeuse et mélancolique. Encouragé par une petite pièce de monnaie, il ne cessa de jouer tout le temps du passage, et nous fîmes notre entrée à Sesto Calende au son de la musique, ce qui est fort galant  ». Beaucoup d’autres lieux peuvent être visités autour du lac Majeur dont tous les villages des rivages ont leur saveur propre. Citons-en deux. Près de Stresa,la Villa Pallavicino, érigée en 1856, avec un parc splendide, peuplé de très nombreux animaux en liberté, daims, lamas, ou en enclos, zèbres, singes, castors, furets, oiseaux exotiques. Les serres et le jardin à l’italienne constituent un ensemble fascinant et typique des bords du lac. C’est une autre illustration de cet intérêt que manifestèrent pour les rives du lac la noblesse et la bourgeoisie italiennes du XIXe s. Un autre lieu intéressant serait le château d’Angera, sur la rive orientale du lac. La première mention en est de 1066, il appartient alors à l’archevêque de Milan, puis il passe aux Visconti (la Victoire d’Othon Visconti sur les Torriani est racontée sur les fresques de la salle de Justice, du début du XIVe s.), puis il est acheté par les Borromeo en 1449. Ce fut un des principaux sites défensifs des Visconti puis des Borromeo sur cette voie stratégique. Un des intérêts de la Rocca est qu’elle abrite le Musé de la poupée, le seul d’Italie, plus de 300 poupées de bois, papier mâché, porcelaine ou biscuit (c’est-à-dire cuit deux fois), toile ou cellulose (Photo ci-contre).
Isola Bella
Jardin de l’amphithéâtre
Galerie des Tapisseries
(1) Ne pas confondre la « marionetta », qui est guidée par en haut au moyen de fils de fer, avec le « burattino » qui se meut directement par la main du « burattinaio » introduite dans la figure
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