3. La nature : le Lac de Côme - 2
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Quelques textes sur le lac de Côme, de Alessandro Manzoni, Stendhal et Hippolyte Taine.   1) ALESSANDRO MANZONI (1821-23)   chapitre 1   «  Ce bras du lac de Côme, qui tourne vers le midi entre deux chaînes ininterrompues de montagnes, tout en golfes et en criques, selon les saillies ou les rentrants de leur relief, en vient à se rétrécir presque d'un seul coup, et à prendre cours et figure de fleuve, entre un promontoire, à droite, et une large côte de l'autre bord ; et le pont, qui relie en ces lieux les deux rives, fait encore mieux paraître à l'œil cette transformation, marquant le point où cesse le lac, et où l'Adda recommence son cours, pour reprendre ensuite le nom de lac, à l'endroit où ses rives, s'écartant de nouveau, laissent l'eau s'étendre et s'attarder en nouveaux golfes et en nouvelles criques. La côte, formée du dépôt de trois gros torrents, descend en s'appuyant à deux montagnes contiguës. L'une est dite de Saint-Martin, l'autre, le Resegone, à la lombarde, nom qu'elle tient d'une série de sommets qui se suivent en file, et qui la font vraiment ressembler à une scie ; de sorte qu'au premier regard, pourvu qu'on la voie de face, comme, par exemple, du haut des murs de Milan qui regardent au nord, il n'est personne qui ne la distingue aussitôt à cette marque, parmi cette longue et vaste chaîne, des autres montagnes aux noms plus obscurs et aux formes plus communes. Un bon morceau de cette côte monte d'abord en pente lente et continue, puis elle se fragmente en coteaux et en vallons, en parois et en replats, selon l'ossature des deux montagnes, et le travail des eaux. Son bord extrême, sculpté par l'embouchure des torrents, n'est pour ainsi dire que pierraille et cailloux ; le reste, champs et vignes, parsemés de bourgades et de villages, de maisons ; çà et là, des bois qui se prolongent jusque sur la montagne. Lecco, qui est la principale de ces bourgades, et qui donne son nom à ce territoire, s'étend non loin du pont, sur la rive du lac; il se retrouve même en partie dans le lac, quand ce dernier vient à grossir. C'est aujourd'hui un gros bourg, qui prend le chemin de se muer en ville. Au temps où se passèrent les faits que nous entreprenons de raconter, ce bourg, déjà considérable, était en outre une forteresse, et avait donc l'honneur de loger un commandant, et l'avantage de posséder une garnison stable de soldats espagnols, qui apprenaient la modestie aux filles et aux femme du pays, caressaient de temps en temps les épaules de quelque mari ou père de famille, et, sur la fin de l'été, ne manquaient jamais de se répandre dans les vignes, pour éclaircir les grappes, et soulager ainsi la fatigue des vendangeurs. De l'une à l'autre de ces bourgades, des hauteurs au rivage, d'un coteau à l'autre, couraient, et courent encore, des voies et des chemins plus ou moins en pente ou plats ; encaissés, par moments, et comme enterrés entre deux murs, d'où vous ne découvrez en levant les yeux qu'un morceau de ciel et quelque sommet ; ils se relèvent un peu plus loin en terre-pleins ouverts, et d'où la vue s'envole vers des perspectives plus ou moins vastes, mais toujours riches et toujours neuves, selon que les différents points dominent plus ou moins le vaste théâtre environnant, et que telle ou telle partie s'allonge ou s'abrège, apparaisse ou disparaisse tour à tour. D'ici l'on découvre un morceau, de là un autre, de plus loin une longue étendue de ce large et divers miroir de l'eau ; lac par ici, fermé à son extrémité ou plutôt perdu en un groupe, en un enchevêtrement de montagnes, puis peu à peu s'élargissant de plus en plus entre d'autres montagnes qui se déploient l'une après l'autre au regard, et que l'eau reflète à l'envers, avec les villages posés sur la rive ; au delà, bras de fleuve, puis lac, puis fleuve encore, qui va se perdre en serpentement lumineux entre les monts qui l'accompagnent, et qui, déclinant peu à peu, vont presque se perdre eux-mêmes à l'horizon. Le lieu d'où vous contemplez ces spectacles divers est lui-même spectacle de toutes parts. Le mont, dont vous parcourez les flancs, déploie au-dessus de vous, autour de vous, ses cimes et ses escarpements, distincts, contrastés, changeant pour ainsi dire à chaque pas ; s'ouvrent et se développent en chaîne les contours de ce qui vous avait d'abord paru un seul sommet ; se révèle comme une cime ce que tantôt vous vous étiez représenté sur la pente. Et le caractère amène et familier de ces pentes tempère agréablement ce qu'il peut y avoir de sauvage, et relève d'autant mieux la magnificence des autres perspectives  » (Alessandro Manzoni, Les Fiancés (I promessi sposi), trad Yves Branca, Gallimard, Folio Classique, pp. 67-9).                            2) Stendhal (1838)   «  Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge, n'est-ce pas le bonheur ? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arrivée au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime où je suis née, m'attend enfin une vie heureuse et paisible. Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que cette âme passionnée, qui venait de refuser si lestement l'offre de deux immenses fortunes, apporta le bonheur au château de Grianta. Ses deux nièces étaient folles de joie. - Tu m'as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en l'embrassant ; la veille de ton arrivée, j'avais cent ans. La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de l'autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue ; au- dessus le bois sacré des Sfrondata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de Côme, se disait-elle, n'est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l'argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d'inégales hauteurs couvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main de l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l'Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s'élève l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l'œil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu'ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu'il en faut pour accroître la volupté présente. L'imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres : ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation et semblent dire à l'homme : La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son cœur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d'années sans revoir le lac. Est- ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié  ! ~ Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornèrent de leurs mains, car on manquait d'argent pour tout, au milieu de l'état de maison le plus splendide ; depuis sa disgrâce le marquis del Dongo avait redoublé de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, près de la fameuse allée de platanes, à côté de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait à quatre-vingt mille francs, A l'extrémité de la digue on voyait s'élever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle bâtie tout entière en blocs de granit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à la mode de Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux devaient représenter les belles actions de ses ancêtres  » (Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839, Hazan 1948, Chapitre II, pp. 47-8).   «  Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mère jusqu'au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, où elle descendit vers les huit heures du soir, (Le lac est considéré comme un pays neutre, et l'on ne demande point de passeport à qui ne descend point à terre). Mais à peine la nuit fut-elle venue qu'il se fit débarquer sur cette même rive autrichienne, au milieu d'un petit bois qui avance dans les flots; Il avait loué une sediola, sorte de tilbury champêtre et rapide, à l'aide duquel il put suivre, à cinq cents pas de distance, la voiture de sa mère ; il était déguisé en domestique de la casa dei Dongo, et aucun des nombreux employés de la police ou de la douane n'eut l'idée de lui demander son passeport. A un quart de lieue de Côme, où la marquise et sa fille devaient s'arrêter pour passer la nuit, il prit un sentier à gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se réunit ensuite à un petit chemin récemment établi sur l'extrême bord du lac. Il était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait à chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur un ciel étoilé, mais voilé par une brume légère. Les eaux et le ciel étaient d'une tranquillité profonde ; l'âme de Fabrice ne put résister à cette beauté sublime ; il s'arrêta, puis s assit sur un rocher qui s'avançait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence universel n'était troublé, à intervalles égaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la grève. Fabrice avait un cœur italien ; j'en demande pardon pour lui : ce défaut, qui le rendra moins aimable, consistait surtout en ceci : il n'avait de vanité que par accès, et l'aspect seul de la beauté sublime le portait à l'attendrissement, et ôtait à ses chagrins leur pointe âpre et dure. Assis sur son rocher isolé, n'ayant plus à se tenir en garde contre les agents de la police, protégé par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes mouillèrent ses yeux, et il trouva là, à peu de frais, les moments les plus heureux qu'il eût goûtés depuis longtemps. Il résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c'est parce qu'il l'aimait à l'adoration en ce moment, qu'il se jura de ne jamais lui dire qu'il l'aimait  ; jamais il ne prononcerait auprès d'elle le mot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsi était étrangère a son cœur. Dans l'enthousiasme de générosité et de vertu qui faisait sa félicité en ce moment, il prit la résolution de lui tout dire à la première occasion : son cœur n avait Jamais connu l'amour. Une fois ce parti courageux bien adopté, il se sentit comme délivré d'un poids énorme. Elle me dira peut-être quelques mots sur Marietta : eh bien  ! je ne reverrai jamais la petite Marietta, se répondit-il à lui-même avec gaieté. La chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait à être tempérée par la brise du matin. Déjà l'aube dessinait par une faible lueur blanche les pics des Alpes qui s'élèvent au nord et à l'orient du lac de Côme. Leurs masses, blanchies par les neiges, même au mois de juin, se dessinent sur l'azur clair d'un ciel toujours pur à ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s'avançant au midi vers l'heureuse Italie sépare les versants du lac de Côme de ceux du lac de Garde, Fabrice suivait de l'œil toutes les branches de ces montagnes sublimes, l'aube en s'éclaircissant venait marquer les vallées qui les séparent en éclairant la brume légère   qui s'élevait du fond des gorges. Depuis quelques instants Fabrice s'était remis en marche ; il passa la colline qui forme la presqu'île de Durini, et enfin parut à ses yeux ce clocher du village de Grianta, où si souvent il avait fait des observations d'étoiles avec l'abbé Blanès. Quelle n'était pas mon ignorance en ce temps-là ! Je ne pouvais comprendre, se disait-il, même le latin ridicule de ces traités d'astrologie que feuilletait mon maître, et je crois que je les respectais surtout parce que, n'y entendant que quelques mots par-ci par-là, mon imagination se chargeait de leur prêter un sens, et le plus romanesque possible. Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. Y aurait-il quelque chose de réel dans cette science ? Pourquoi serait-elle différente des autres ? Un certain nombre d'imbéciles et de gens adroits conviennent entre eux qu'ils savent le mexicain, par exemple ; ils s'imposent en cette qualité à la société qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs précisément parce qu'ils n'ont point d'esprit, et que le pouvoir n'a pas à craindre qu'ils soulèvent les peuples et fassent du pathos à l'aide des sentiments généreux ! Par exemple le père Bari, auquel Ernest IV vient d'accorder quatre mille francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restitué dix-neuf vers d'un dithyrambe grec ! Mais, grand Dieu ! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là ridicules ? Est-ce bien à moi de me plaindre? se dit-il tout à coup en s'arrêtant, est-ce que cette même croix ne vient pas d'être donnée à mon gouverneur de Naples ? Fabrice éprouva un sentiment de malaise profond ; le bel enthousiasme de vertu qui naguère venait de faire battre son cœur se changeait dans le vil plaisir d'avoir une bonne part dans un vol. Eh bien ! se dit-il enfin avec les yeux éteints d'un homme mécontent de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d'une insigne duperie à moi de n'en pas prendre ma part ; mais il ne faut point m'aviser de les maudire en public. Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse ; mais Fabrice était bien tombé de cette élévation de bonheur sublime où il s'était trouvé transporté une heure auparavant. La pensée du privilège avait desséché cette plante toujours si délicate qu'on nomme le bonheur  » (Ibid. Chapitre VIII, pp. 186-8).     «  Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement à l'âme de Fabrice : du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac à une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bientôt oublier toutes les autres ; elle réveillait chez lui les sentiments les plus élevés. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiéger sa pensée ; et cette journée passée en prison dans un clocher fut peut-être l'une des plus heureuses de sa vie  » (Ibid. Chapitre IX, p. 197).   3)Taine (1865)   «  III – CÔME, LES LACS   Les lacs, 8 avril   Après trois mois passés devant des tableaux et des statues, on est comme un homme qui pendant trois mois a dîné tous les jours en ville : donnez·moi du pain et pas d'ananas. On monte en chemin de fer l'esprit léger, sachant qu'à l'arrivée on trouvera des eaux, des arbres, des montagnes véritables, que les paysages n'auront plus trois pieds de long et ne seront plus enfermés dans quatre baguettes d'or. On regarde avec soulagement le beau pays fertile, onduleux, où les routes blanches font des rubans parmi les cultures vertes.  On arrive à Monza, vieille petite ville célèbre au moyen âge, et on se garde bien d'aller voir la couronne de fer et les joyaux de la reine lombarde Théodolinde. On laisse là les véritables antiquités et tout le bric-à-brac historique. On a bien plus de plaisir à flâner dans les jolies rues ; tout au plus on regarde en passant la façade de la cathédrale, d'un gothique gai, italien, presque simple, où l'élégante chaire, demi-ogivale, demi-classique, parée de niches à coquille et de colonnettes tordues, encadre parmi ses trèfles et ses ogives des figures sévères d'apôtres et de saints. Ces formes gracieuses ou belles laissent dans l'esprit une sorte de mélodie poétique, qui se continue dans la tête pendant que les jambes vaguent dans les rues ; la petite ville, agréable comme celles de notre Touraine, ne semble pas bourgeoise comme celles de notre Touraine. On remonte en voiture, et on laisse aller ses yeux sur les coteaux pleins d'arbres qui se suivent pour conduire la route jusqu'aux vieilles portes de Côme. Les hôtels sont sur le port, et des fenêtres on voit le grand espace d'eau bleue qui s'enfonce dans l'or du soir. Une estacade protége les barques, et la brume qui tombe enveloppe de sa moiteur les ondulations luisantes. La nuit est venue ; dans la noirceur universelle, les montagnes font un cercle plus noir autour du lac ; un falot, quelques lumières lointaines vacillent çà et là comme des étoiles survivantes ; la fraîcheur de l'eau arrive apportée par une petite brise  ; le port et la place sont vides, et l'on se sent abrité et reposé par ce grand silence. Au matin, on prend le bateau à vapeur qui fait le tour du lac, et toute la journée, sans fatigue, sans pensée, on nage dans une coupe de lumière. Les bords sont semés de villages blancs, qui viennent poser leurs pieds dans l'eau  ; les montagnes descendent doucement, et leur pyramide est peuplée jusqu'à mi-côte ; des oliviers pâles, des mûriers à tête ronde s'échelonnent sur les mamelons ; des maisons de plaisance s'encadrent sous de beaux ombrages, et abaissent leurs terrasses étagées jusqu'à la plage. Vers Bellagio, des myrtes, des citronniers, des parterres de fleurs font des bouquets blancs ou pourprés entre les deux branches azurées du lac. Mais, en s'enfonçant vers le nord, le pays devient grand et sévère ; les monts se redressent et se pèlent ; les cassures roides du roc primitif, les crêtes dentelées, blanches de neige, les longues ravines où dorment de vieilles couches de givre, bossellent ou sillonnent de leurs enchevêtrements le dôme uniforme du ciel. Plusieurs hautes montagnes semblent des bastions rangés en cercle ; le lac était jadis un glacier, et le frottement de ses parois a lentement rongé et arrondi les pentes. Dans ces gorges inhospitalières, nulle verdure ou trace de vie  ; on cesse de se sentir sur la terre habitée ; on est dans le monde minéral, antérieur à l'homme, sur une planète nue où les seuls hôtes sont l'air, la pierre et l'eau : une grande eau, fille des neiges éternelles  ; autour d'elle une assemblée de montagnes graves qui trempent leurs pieds dans son azur ; par derrière, une seconde rangée de pics blanchis, plus sauvages et plus primitifs encore, comme un cercle supérieur de dieux géants, tous immobiles et pourtant tous différents, aussi expressifs et aussi variés que des physionomies humaines, mais revêtus d'une chaude teinte veloutée par l'air vaporeux et la distance, pacifiques dans la jouissance de leur magnifique éternité. Le vent était tombé, et le grand luminaire du ciel, au-dessus de l'horizon fermé, flamboyait de toute sa force. Le bleu du lac devenait plus profond ; autour du bateau, des ondulations de velours s'enflaient et s'abaissaient sans cesse, et dans les creux, entre les bandes azurées, le soleil allongeait d'autres bandes mouvantes, comme une soie jaune pailletée d'étincelles.     Côme – le dôme   On a beau s'être promis qu'on ne verra plus d'œuvres d'art ; il y en a partout en Italie, et cette petite ville a une cathédrale si belle ! On n'a pas trouvé un plus heureux mélange de l'italien et du gothique, une plus belle simplicité relevée çà et là de fantaisie et d'agrément. La façade est le pignon ordinaire, composé de deux maisons emboîtées, l'une supérieure, l'autre inférieure, nettement marquées par quatre cordons perpendiculaires de statues. On reconnaît le type et l'ossature de l'architecture nationale telle que Pise, Sienne, Vérone l'ont inventée en refaisant les basiliques. Elle est chrétienne, mais elle est gaie. Quoique les pleins dominent, la variété et la finesse ne manquent point. On sent l'assiette du mur, mais il est brodé. Il est brodé, mais avec mesure. Les niches des statues sont à coquilles ; mais chaque file de niches se termine par le plus fleuri et le plus élégant petit clocheton. La nudité de la façade est diversifiée par une grande rosace, par quatre hautes fenêtres, par les quatre files de niches et de statues. Pour achever de rompre la monotonie, l'artiste a posé sur les deux flancs deux grandes niches qui avancent, et dans lesquelles l'ange d'un côté, la Vierge de l'autre, sont debout entre de jolies colonnettes tordues sous des pinacles aigus. Au-dessus de la rosace elle-même, s'étagent deux niches, l'une étroite et gothique qui porte le Christ, l'autre large où les formes ogivales se mêlent aux formes de la renaissance, et où un second Christ, entre l'ange et sa mère, semble étendre sa bénédiction sur tout l'édifice. Plus haut encore, à la cime extrême et centrale, au-dessus de cette pyramide svelte et montante, on voit se dresser, comme le couronnement d'un candélabre, la plus mignonne et la plus charmante tourelle découpée à jour, quatre étages délicats de pilastres sculptés et de colonnettes grecques, exhaussés et affilés par une coiffure de fleurons et de dentelures gothiques. Nulle part on n'a vu une façade latine où la riche invention de la renaissance et la finesse tourmentée du goût ogival s'accordent avec une sobriété plus exquise et un élan plus vif.                ' Mais l'esprit de la renaissance domine. On s'en aperçoit à l'abondance et à la beauté des statues. Le plaisir de contempler et d'ennoblir la forme humaine est le signe distinctif de cet âge où l’homme, affranchi de la superstition et de la misère antiques commence à sentir sa force, à admirer son génie, à prendre pour lui-même la place des dieux sous lesquels il s'humiliait. Non seulement des cordons de statues enserrent les quatre lignes de l'édifice et s'étagent au-dessus de la rosace ; mais les fenêtres en sont bordées, la porte du centre en est flanquée et s'en couronne, la courbure des trois portails en est peuplée. Elles sont du meilleur temps et appartiennent à l'aube de la renaissance. Leur simplicité, leur sérieux, leur originalité, leur vigueur d'expression, témoignent d'un art sain et jeune. Quelques figures de jeunes gens en pourpoint, en culottes collantes, sont des pages chevaleresques aux jambes un peu grêles comme en peignait le Pérugin. Sans doute des naïvetés, des demi-gaucheries, une imitation trop littérale des formes réelles, indiquent que l'esprit n'a pas encore atteint tout son essor. Sans doute encore des cambrures exagérées, des chevelures surabondantes comme celles de Léonard annoncent le premier excès et la sève irrégulière de l'invention  ; mais le sculpteur sent si bien la vie ! On voit qu'il la découvre, qu'il s'en éprend, que son âme en est pleine, qu'un jeune homme hautain, une madone virginale et immobile, suffisent à l'occuper tout entier, que les diversités de la tête et de l'attitude humaine, le mouvement. des muscles et les draperies, toute la grandeur et toute l'action du corps se sont imprimées dans sa pensée par un contact direct, avec une compréhension spontanée, sans tradition académique. De Ghiberti à Michel-Ange, la sculpture italienne a multiplié les chefs-d'œuvre : ses statuettes, ses bas-reliefs, son orfèvrerie, sont tout un monde  ; si dans la grande statue isolée elle demeure inférieure à la sculpture grecque, elle l'égale dans les statues subordonnées et dans l'ornementation générale. La statue ainsi comprise entre comme une portion dans un tout. Les dessus des trois portes de la façade sont des tableaux comme les bas-reliefs de Ghiberti  ; la Nativité, la Circoncision, l'Adoration des Mages et sur la façade du nord la Visitation s'y déploient en scènes complètes, par une multitude de figures groupées, parfois avec une profusion riante d'arabesques, dont les personnages eux-mêmes ne sont qu'un fragment. La porte septentrionale est un arc porté par deux colonnes et par deux pilastres, tout peuplé et fleuri comme les frontispices des livres du temps. Des enfants nus s'accrochent aux rebords, jouent avec des dauphins, chevauchent sur des chèvres ; d'autres soufflent dans une cornemuse. De petits Amours marins font frétiller leur queue de serpent parmi des grenouilles qui sautent. Des oiseaux aux ailes déployées viennent becqueter des cornes d'abondance. Sur les fenêtres voisines court une frise de larges fleurs épanouies, de corps enfantins, de médaillons sévères. Tous les règnes de la nature, tout le gracieux et luxueux pêle-mêle du monde fantastique et du monde réel s'ordonne et s'agite dans la pierre comme un carnaval païen dans les jardins d'Alcine avec la capricieuse et facile invention de l'Arioste. L'architecture elle-même s'accommode à cette fête élégante ; elle fait des bijoux pour l'encadrer. Le baptistère est un charmant petit pavillon de marbre dont les colonnettes font cercle pour porter un toit rond et abriter le vase sculpté qui contient l'eau lustrale. Les niches qui flanquent la grande entrée sont de sveltes petits portiques où serpentent des arabesques légères. Peut-être faut-il dire que le centre de l'art à la Renaissance, c'est l'art décoratif. La commande en Grèce vient surtout de la cité, qui veut avoir un mémorial de ses héros et de ses dieux. La commande à Florence vient surtout des particuliers riches, qui veulent avoir des aiguières, des cabinets d'ivoire ou d'ébène, des orfèvreries, des murs et des plafonds peints, des stucs sculptés pour orner leurs appartements. Là-bas l'art était plutôt une chose publique, partant il était plus grave, plus simple, mieux disposé pour exprimer la grandeur calme. Ici l'art est plutôt une chose privée, partant il est plus flexible, moins solennel, plus enclin à chercher l'agrément, à produire le plaisir, à proportionner ses dimensions et ses inventions au luxe dont il est le fournisseur.   De Côme au lac Majeur   Joli pays, vert et fertile, parsemé de villages et de maisons de campagne ; leurs allées de peupliers se prolongent jusqu'à la route et finissent par un cercle de bancs de pierre sous un ombrage. Les moissons se continuent l'une dans l'autre, sous des lignes de mûriers  ; d'un mûrier à l'autre, un mince sarment de vigne court, ouvrant ses petites feuilles traversées par la lumière. Le blé, le vin, la soie, font partout sur le même champ une triple récolte. C'est jour de fête ; les gens sont dehors, en habits de dimanche; ils n'ont point l'air indigents; leurs maisons sont en bon état, les femmes ont des châles bariolés de violet et de rouge, des robes noires qui tombent en tuyaux, des pendants d'oreilles, une couronne d'aiguilles en argent qui maintient leur voile et leurs cheveux. A prendre les choses en gros, c'est à peu près le bien-être de la Touraine. Seulement la plupart des enfants vont pieds nus  ; les chevaux des diligences sont des rosses maigres comme en Provence, et beaucoup de traits indiquent la négligence, l'ignorance, le goût du plaisir, la superstition comme dans notre Midi. On voit quantité de madones et tout à côté un avertissement pour que le passant dise un Ave. Parfois les murs représentent des damnés dans les flammes, et une inscription conseille aux vivants de prendre garde à eux. A Milan, dans la cathédrale, Jésus en croix est entouré de trois ou quatre cents petits cœurs d'argent ; les fidèles confessés et repentants qui diront devant le chœur un Pater et un Ave obtiendront cent ans d'indulgence ; s'ils sont vieux ou impotents, ils n'ont qu'à envoyer quelqu'un à leur place, ils ne profiteront pas moins. Un de mes amis vénitiens juge que dans sa province la disposition d'esprit est la même ; les paysans sont dévots au saint-père ; si pauvres qu'ils soient, ils donnent leur argent pour faire dire des messes ; leur vive imagination fournit une prise stable à la religion des rites  » (Taine, Voyage en Italie, Tome II, Hachette, 1881, pp. 418-426).     Le mont Resegone, au-dessus de Lecco, dont   parle sans cesse Manzoni.        
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