7.1. Les philosophies : Antonio Gramsci
Antonio Gramsci (1891-1937)
L’enfance à Ghilarza
22 janvier 1891 : naissance d’Antonio Gramsci, quatrième des 7 enfants de Peppina Marcias et Francesco Gramsci. Son père, né
en 1960, était de Gaeta, mais de lointaine origine d’une communauté albanaise de Calabre, directeur du Bureau de l’Enregistrement, à
Ghilarza, village d’environ 3000 habitants (4500 aujourd’hui) de la province d’Oristano, dans le centre de la Sardaigne. Son grand-père
paternel était colonel de carabiniers du Roi de Naples ; Francesco préparait son doctorat de Droit lorsque la mort de son père l’obligea à
travailler. La mère d’Antonio (Nino), née en 1861, était de famille aisée, elle savait lire et écrire, et passait son temps libre à lire.
Jusqu’en 1897, leur vie est assez facile.
Dès 1895, Antonio fait une chute qui le laisse bossu et de santé faible, malgré les soins de sa famille.
9 août 1898 : Francesco est arrêté, objet d’un procès provoqué par le clan politique opposé à celui qu’il avait soutenu pour les élections
de 1897 ; il est condamné à 5 ans, 8 mois et 22 jours de prison, à Gaeta. La famille d’Antonio n’a plus de ressources, et tombe dans la
misère. Peppina doit vendre ses terres et se mettre à travailler (couture), tout en élevant ses 7 enfants. À l’école primaire, Antonio est
toujours le premier d’une classe de 49 élèves ; il sort peu, lit beaucoup, et fait beaucoup d’exercices pour tenter de redresser son dos.
1900, Gennaro, le fils aîné, commence à travailler au Cadastre ; pour les vacances de 1902, Antonio l’y rejoint. Il avait 11 ans. Sa 5e
année de primaire, en 1902-03, fut brillante, mais Antonio dut abandonner l’école et aller travailler au Cadastre. Mais il ne renonce pas à
lire, apprendre le latin, se cultiver.
31 janvier 1904 : Francesco sort de prison et revient à Ghilarza. Estimé de ses compatriotes, et réhabilité, il obtient un poste de clerc
au Cadastre.
Fin 1905 : Antonio reprend ses études au Collège de Santulussurgiu, à 18 kms de Ghilarza. C’était un petit collège médiocre, de 3
professeurs incompétents pour 5 classes. Antonio est en pension chez une paysanne, où il vit et mange mal. Il commence à lire la
presse socialiste que son frère Gennaro, au service militaire, lui envoie de Turin. Cela lui vaut les remontrances d’un père très
conservateur.
Juillet 1908 : Antonio, à plus de 17 ans, passe la « licenza ginnasiale » (Plus ou moins notre BEPC). Il rentre au Lycée Dettòri de
Cagliari. C’est la découverte de la ville ; Cagliari a environ 65.000 habitants, et une assez vivante activité culturelle. Antonio récupère
vite les retards dus à un Collège médiocre et à deux ans sans école. Il lit beaucoup, commence à s’intéresser à Marx, « par curiosité »,
dit-il. Un de ses professeurs est un militant socialiste autonomiste sarde. Il est très pauvre, mal habillé, et il en souffre.
Juillet 1910 : Antonio devient journaliste à « L’Unione sarda » dirigée par son professeur. (Voir page suivante : Situation de la
Sardaigne en 1910).
Juillet 1911 : Antonio passe brillamment sa « licenza liceale » (baccalauréat).
À l’Université de Turin
Octobre 1911 : il est un des deux sardes à obtenir une bourse pour l’Université de Turin (70 lires par mois pendant 10 mois) ; un autre
boursier s’appelle Palmiro Togliatti, étudiant pauvre lui aussi. Il s’inscrit à la Faculté des Lettres pour Philologie moderne. Il passe l’hiver
1911-1912 dans un état de pauvreté indescriptible, sans avoir même un manteau, et sans pouvoir manger correctement. Il a par contre
à Turin quelques grands professeurs, dont Luigi Einaudi, de tendances diverses, mais tous conscients que la recherche était essentielle
à l’Université et ouverts aux idées nouvelles, c’est ce qui marqua le plus Antonio. Par un de ses rares amis, Angelo Tasca, il entra en
contact avec un cercle de jeunes socialistes, tous avides de sortir du positivisme qui inspirait alors les socialistes italiens, et qui montrait
que la misère d’une région était causée par les caractéristiques physiologiques de son peuple (un sociologue avait démontré que le
cerveau des bergers de Sardaigne était tel qu’il portait les signes de la criminalité !). Cela alimenta alors le « sardisme » de Gramsci : «
À la mer les continentaux ! ».
En novembre 1912, il réussit malgré sa fatigue, les examens de première année.
Mars 1913, grève à Turin des ouvriers de l’automobile : Gramsci observe ce mouvement qui finit victorieux en juin, après 96 jours
de lutte. Il est accablé par sa solitude et par ses conditions de vie désastreuses, mais il préférait malgré tout se priver de manger pour
pouvoir acheter des livres.
26 octobre 1913 : élections législatives (12 députés sardes). Le nombre d’électeurs sardes est monté de 42.000 à 178.000 : Giolitti a
accordé le suffrage universel (aux hommes !) pour compenser l’impopularité de la guerre en Libye! En Sardaigne se présentèrent 3
jeunes socialistes, hostiles au protectionnisme de l’État et à la corruption qui caractérisait la droite au pouvoir, les grands propriétaires,
les patrons des compagnies minières, etc. ; celle-ci jouait la carte de la peur des conséquences qu’aurait une victoire socialiste !! Un
socialiste et deux réformistes dont un catholique, sont élus en Sardaigne. Gramsci commence à prendre conscience que les
oppresseurs des pauvres de l’île ne sont pas tous les continentaux, mais les classes propriétaires du nord de l’Italie alliées aux
propriétaires sardes, et pas les ouvriers des industries du continent.
Situation de la Sardaigne en 1910
La situation économique est supportable jusqu’en 1887. Mais arrivent les grandes faillites bancaires à partir de 1886, et en 1889, la
dénonciation des traités commerciaux passés avec la France et l’augmentation des droits de douane, pour protéger les industriels du
Nord, ruinent l’agriculture sarde qui exportait beaucoup vers la France ; il n’y a pas d’industries pour absorber la main-d’œuvre agricole.
D’où l’augmentation du chômage… et du banditisme lié à la misère. Le manque d’organisations ouvrières et l’anarchisme dominant
donnaient à ces bandits individuels une figure de héros populaires, dont Gramsci montrera plus tard que leur efficacité pratique était
nulle.
Les choses ne commencèrent à changer que vers 1899 quand Ghilarza sortit un peu de son isolement, par la venue de jeunes
techniciens venus du continent pour revoir le cadastre et qui apportèrent des idées nouvelles, entre autres Gennaro,
le frère d’Antonio, fut de ceux-ci.
Le prix du lait ayant baissé, les industriels fromagers de Naples, de Rome ou de Toscane, investirent dans l’île ; les paysans se
reconvertirent donc vers l’élevage, abandonnant leurs cultures traditionnelles de vigne, de blé, de légumes. Les patrons de fromageries
imposèrent peu à peu l’augmentation du prix du fromage, tout en imposant un bas prix du lait payé aux agriculteurs.
L’autre ressource de la Sardaigne était les industries minières du sud-ouest de l’île possédées par les propriétaires étrangers (français
ou belges) ou par des propriétaires terriens enrichis ; les conditions de travail et de vie y sont abominables : 11 heures de travail par
jour, un peu de pain noir pour repas, obligation de manger (mal) à la cantine payante pour ne pas être licenciés, fréquence de
tuberculoses professionnelles qui provoquaient le licenciement si on était découvert. Un jeune médecin, Giuseppe Cavallera réagit et
forma à Bugerru une Ligue de mineurs qui se heurta le 4 septembre1904 à la troupe qui tira : 3 morts et 11 blessés.
En 1906, c’est à Cagliari qu’il y eut des révoltes dans les mines : la production augmentait, les salaires baissaient (de 2,54 lires par jour,
à 2,30 lires) payés parfois avec 3 ou 4 mois de retard, les mineurs travaillaient 7 jours sur 7 sans repos dominical, les accidents du
travail étaient courants (2219 en 1905), de 1884 à 1905, 35% des ouvriers mouraient jeunes de tuberculose : c’était un système
colonial. Pendant la même période, l’industrie et la situation des régions du Nord de l’Italie se développaient.
La situation des journaliers (les « braccianti ») agricoles était encore pire, payés 1,75 lires par jour. Quand les prix montèrent trop, le 12
mai 1906, une manifestation envahit Cagliari, la foule incendia des bâtiments publics, la troupe tira, 2 morts, 22 blessés ; dans toute l’île,
il y eut ainsi des manifestations et des tirs mortels de la troupe. L’analphabétisme était général. L’État fut de plus en plus pensé comme
une réalité hostile, et le séparatisme sarde se développa ; même Gramsci y participa pour un temps. En 1910, sur 11.632 appelés au
service militaire dans l’île, 7.968 furent déclarés inaptes pour malnutrition.
De plus la Sardaigne était considérée comme « zone de punition » : on y envoyait les fonctionnaires sanctionnés pour une faute ! Et son
régime légal n’était pas égal à celui du continent.
En 1913, 19 charretiers sur 24 signèrent une revendication de diminution d’horaire (ils travaillaient 16 heures par jour) et d’augmentation
d’un salaire qui était de 2,60 lires par jour : le premier signataire fut licencié et les autres accusés de « complot ».
Avril 1914, Gramsci passe presque tous ses examens de 3e année (il terminera sa licence en avril 1915), et fréquente plus assidûment
ses amis, Palmiro Togliatti, Umberto Terracini, Angelo Tasca ; ils sont tous socialistes, et tous à la recherche d’une nouvelle orientation, loin
du positivisme anticlérical et du corporatisme des réformistes, en même temps que du « sardisme » de la jeunesse de Gramsci, mais celui -ci
ne rompt pas son lien avec son île natale : il fallait intégrer la question méridionale dans les principes socialistes des révolutionnaires du
continent, qui étaient souvent colonialistes. Ils se réunissent avec les jeunes employés et ouvriers de la Maison du Peuple de Turin.
Août 1914 : les socialistes se divisent sur l’opportunité d’entrer en guerre : les uns, dont Benito Mussolini, alors directeur de l’Avanti,
sont interventionnistes, les Turinois sont anti-interventionnistes. Gramsci écrit un article plus nuancé qui lui sera reproché par la suite.
L’homme est surtout esprit, c’est-à-dire création historique, et non nature. Sans
cela, on ne pourrait pas expliquer pourquoi, puisque ont toujours existé des
exploités et des exploiteurs, des créateurs de richesse et des consommateurs
égoïstes de richesse, le socialisme n’est pas encore réalisé. C’est seulement
degré par degré, couche sociale par couche sociale, que l’humanité a acquis la
conscience de sa propre valeur. Et cette conscience s’est formée non sous la
poussée brutale des nécessités physiologiques, mais par la réflexion
intelligente, d’abord de quelques-uns et puis de toute une classe, sur les
raisons de certains faits, et sur les meilleurs moyens de les convertir d’occasion
de vassalité en signal de rébellion et de reconstruction sociale. Cela veut dire
que toute révolution a été précédée par un travail intense de critique, de
pénétration culturelle. (Gramsci, Il Grido, 1918)
17 mai 1915, manifestation à Turin contre l’intervention,
un jeune manifestant est tué par la troupe qui envahit la Maison
du Peuple. Gramsci se consacre dorénavant au journalisme
politique (l’Avanti et Il Grido del Popolo). Un écrivain nouveau
est apparu, qui ne signe généralement pas ses articles. La
plupart de ses amis étant sous les armes, Gramsci est souvent
seul à écrire sur les deux journaux. Pour lui il n’y a pas de
révolution sans activité culturelle de masse antérieure (la
Révolution française est précédée par un siècle d’illuminisme),
et il popularise des auteurs, par exemple le théâtre de
Pirandello.
Face à la révolution bolchevique
Mars 1917 : l’Italie apprend peu à peu ce qui se passe en Russie. Gramsci cherche à comprendre, en lisant les nouvelles qui filtrent à
travers la censure des journaux, quelle est la nature de la « révolution » russe, libérale ou prolétarienne. Il est de plus en plus convaincu
que le vrai représentant de la « révolution » est Lénine, et non Kerensky.
23 août 1917 : une révolte éclate à Turin, à la fois contre la guerre, et à cause de la disparition du pain dans toutes les boulangeries. La
troupe tire sur les manifestants : 50 morts, 200 blessés.
6-14 novembre 1917 : les bolcheviques prennent le pouvoir à Moscou. La presse de droite les décrit comme une bande d’ivrognes
et de vandales. Le 24 novembre, Gramsci publie dans l’édition nationale de l’Avanti son premier éditorial : La révolution contre le « Capital
». Il y montre que les bolcheviques ont fait une révolution contre la lettre du Capital de Marx, qui pensait qu’une révolution prolétarienne
ne pouvait advenir que dans une société où la bourgeoisie capitaliste était dominante, ce qui n’était pas le cas de la Russie, mais Lénine
suit le dynamisme de la pensée marxiste, vue de façon non dogmatique et non rigide, à l’encontre du marxisme sectaire et doctrinaire de
beaucoup de socialistes italiens. Gramsci consacre une grande partie de son énergie à la formation de jeunes militants socialistes et à la
réflexion. Après l’arrestation de la responsable, Maria Giudice, il reste le seul rédacteur de Il Grido dont il fait une revue de culture
socialiste. Pour lui, le marxisme n’est pas un dogme définitif, mais une méthode de pensée, et il va chercher quelles seraient les
conditions d’une révolution en Italie : comment libérer de l’oppression cette majorité de la population, ouvriers, employés, techniciens,
paysans, aujourd’hui sans pouvoir réel, et comment la porter au pouvoir ?
L’Ordine nuovo et l’expérience des Conseils d’usine
1919 : La situation de la famille Gramsci a changé : il ne reste à charge que ses 2 petites sœurs, Grazietta et Teresina, la sœur aînée
d’Antonio, Emma, est comptable au barrage du Tirso ; Gennaro, revenu de l’armée, est directeur d’un coopérative de consommation à
Cagliari, Carlo, qui était officier, rentre à Ghilarza, sans travail pour le moment, Mario est sous-lieutenant de carrière et va épouser une
aristocrate lombarde ! Depuis le 5 décembre 1918, Antonio ne travaille plus qu’à l’Avanti nationale et à son édition piémontaise ; sa santé
était meilleure. Il a un bureau au siège du journal, et il y reçoit des ouvriers, des responsables politiques et syndicaux, des jeunes
universitaires, des membres de Commissions Internes, qui se sont développées pendant la guerre. Il lit beaucoup et prend connaissance
des premières œuvres de Lénine, L’impérialisme, L’État et la révolution. Avec ses amis Tasca, Terracini et Togliatti, revenus de la guerre,
ils élaborent l’idée d’une revue qui renouvellerait la pensée et l’action socialistes.
1er mai 1919 : parution du premier numéro de L’Ordine nuovo, qui fut d’abord une anthologie de textes permettant de mieux
comprendre la réalité de l’Italie et de la révolution soviétique, et de répondre à la question : « Existe-t-il en Italie, comme institution de la
classe ouvrière, quelque chose qui puisse être comparé au Soviet (= conseil), qui participe de sa nature ? … Existe-t-il un germe, une
velléité, une idée ténue de gouvernement des Soviets en Italie ? ». La réponse est : « Oui, les Commissions Internes des entreprises ».
Les C.I. étaient nées dès le début du siècle comme formes spontanées de représentation ouvrière ; elles avaient pris peu à peu de
l’importance et étaient reconnues par la loi.
Mais l’idée centrale de Gramsci était de faire évoluer les C.I. (élues par les seuls adhérents des syndicats) vers un conseil où tous les
ouvriers, tous les employés, tous les techniciens, tous les paysans , en somme tous ceux qui étaient les éléments actifs de la société,
qu’ils soient syndiqués ou non, catholiques ou athées, socialistes ou anarchistes, puissent désigner leurs délégués dans chaque atelier
pour exercer à partir de la base le pouvoir qu’avaient jusqu’alors les propriétaires capitalistes : il ne s’agissait plus de revendications de
salaires, mais d’exercice du pouvoir de régler la vie de l’entreprise à la place du patron. C’était cela la « dictature du prolétariat », et non
la prise de pouvoir par une avant-garde.
Était-ce réaliste ou utopique de vouloir faire une révolution des Conseils en Italie en 1919 ? Il est certain que les thèses de Gramsci (son
article Démocratie ouvrière, du 21 juin 1919) furent bien acceptées et discutées parmi les ouvriers italiens, surtout à Turin où la situation
était prérévolutionnaire (en liaison avec la révolution russe), et les entretiens des militants avec les soldats de la Brigade sarde Sassari,
envoyée à Turin en mars 1919, furent probablement si inquiétants pour le pouvoir que la Brigade fut réexpédiée à Rome en juillet.
Gramsci est arrêté pour quelques jours le 20 juillet.
Septembre 1919 : élection du premier Conseil d’usine par les 2000 ouvriers de la Fiat-Brevetti, suivis par ceux de la Fiat-Centro.
C’est une première expérience d’ « autogestion », appuyée par des exemples étrangers, anglais, américains, hongrois, français (Georges
Sorel), russes.
16 novembre 1919, élections législatives. Le Congrès socialiste d‘octobre à Bologne va discuter et se diviser sur l’attitude à prendre
face aux Conseils : était-il possible de conquérir le pouvoir économique sans qu’auparavant ait été conquise la majorité politique au
Parlement ? Était-il juste de substituer les Conseils, organismes techniques de la production avec le Parti socialiste, organise de conquête
politique ? À Turin, sur 18 députés, 11 élus furent socialistes, et aucun n’était partisan de l’Ordine nuovo, qui avait eu peu d’échos au
Congrès. Mais le mouvement des Conseils s’élargissait.
Mars 1920 : grève générale de tous les métallurgistes de Turin qui provoque le lock-out, la grève du patronat turinois. Le parti
Socialiste et la Confédération Générale du Travail appuyèrent peu les ouvriers grévistes : ils avaient grossi (300.000 adhérents du parti, 2
millions de syndiqués, 150 élus au Parlement) et l‘idée s’imposait qu’il suffirait de gagner un peu plus pour que la révolution triomphe, en
même temps que se renforçait une bureaucratie d’élus qui croyaient qu’ils auraient bientôt hérité de la démocratie bourgeoise et qui se
préoccupaient peu de la révolution russe. Chez les révolutionnaires, l’idée grandissait qu’il fallait renouveler le Parti Socialiste et créer un
parti communiste.
La révolution ou le fascisme
La phase actuelle de la lutte de classes en Italie est la
phase qui précède : ou la conquête du pouvoir politique de
la part du prolétariat révolutionnaire … ou une terrible
réaction de la part de la classe propriétaire et de la caste
gouvernementale. Aucune violence ne sera négligée pour
soumettre le prolétariat industriel et agricole à un travail
servile : on cherchera à briser inexorablement les
organismes de lutte politique de la classe ouvrière (Parti
socialiste) et d’incorporer les organismes de résistance
économique (les syndicats et les coopératives) dans les
engrenages de l’État bourgeois.
Gramsci, Pour un renouveau du Parti socialiste, Point 3,
avril 1920.
13 avril 1920 : proclamation de la grève générale pour le contrôle de la
production à travers les Conseils d’usine. La grève cesse au bout de 10 jours
par la signature d’un concordat. C’est une défaite des « ordinovistes »
aggravée par les dissensions entre Gramsci d’une part, et Bordiga ou
Terracini et Togliatti d’autre part, sur la priorité du Parti ou des Conseils, sur
les rapports entre Conseils et syndicats, sur la nécessité d’une scission du
PSI, sur la participation au vote ou l’abstention, etc. Gramsci était pour les
Conseils, contre la scission, contre l’abstentionnisme. Il était très isolé , et
Togliatti devint secrétaire de la section socialiste de Turin.
19 juillet - 7 août 1920 : IIe Congrès de l’Internationale Communiste à Moscou. L’armée rouge a triomphé en Russie sur
l’intervention « blanche » ; mais c’est l’échec partout ailleurs des révolutionnaires battus souvent par des alliances entre sociaux-
démocrates et forces de droite (Berlin, Bavière, Hongrie). Le Congrès vote donc les 21 conditions pour l’admission des socialistes dans
la Troisième Internationale, dont l’expulsion de tous les réformistes des partis communistes. Lénine et le Congrès approuvent les Thèses
de Gramsci. Dans le Parti socialiste italien, beaucoup (Serrati) pensent que les vrais réformistes (Bissolati, Bonomi, Podrecca) ont été
éliminés en 1912, et qu’une scission serait contraire aux intérêts du socialisme.
20 août 1920 : début des occupations d’usines à Turin ; le 31 août, le Conseil d’usine de la Fiat décide d’occuper non pour protester,
mais pour reprendre la production sous la direction d’un ouvrier socialiste, Giovanni Parodi, assis symboliquement dans le fauteuil
patronal du bureau d’Agnelli ; la Fiat produit 37 voitures par jour au lieu des 67 antérieurement. Cela suscita beaucoup d’intérêt, même de
la part de non-socialistes, comme Piero Gobetti, ressouda l’unité à l’intérieur du groupe de l’Ordine nuovo, et renforça la tendance de
ceux qui voulaient une scission communiste, malgré les réserves de Gramsci qui pensait plutôt à développer les groupes communistes à
l’intérieur du Parti socialiste pour y prendre le pouvoir.
Octobre 1920 : fin des occupations d’usines, l’Italie a peu suivi, et Giovanni Giolitti, revenu au pouvoir en juin, a accepté de négocier,
malgré l’opposition du patronat.
31 octobre et 7 novembre : élections « administratives ». Le PSI obtient la majorité dans 2162 communes (dont Bologne et Milan)
sur 8000. Les attaques violentes des groupes fascistes commencent à Bologne, Ferrare et beaucoup d’autres communes.
5 novembre 1920 : Gramsci va à Ghilarza pour la mort de sa sœur Emma.
18 décembre : article de Gramsci, encouragé par les positions de Lénine, qui accepte la rupture avec les sociaux- démocrates.
15 janvier 1921 : Livourne, 17e Congrès National du PSI. Le 21 janvier, les communistes, vaincus aux élections internes (58.000
voix contre 98.000 à Serrati et 14.000 aux « réformistes »), constituent le nouveau Parti Communiste d’Italie. Il était dominé par
Amadeo Bordiga, partisan d’une secte d’intransigeants que les masses auraient ensuite suivie dans l’action révolutionnaire ; sur 15
membres de la direction, il n’y a que 2 « ordinovistes », Terracini et Gramsci, dont la candidature a été fortement combattue par les amis
de Bordiga. Il écrira plus tard : « La scission de Livourne (le fait que la majorité du prolétariat italien se soit détachée de l’Internationale
communiste) a été sans aucun doute le plus grand triomphe de la réaction ».
Après la scission, Gramsci se retrouve isolé, marginalisé par Bordiga dans le Parti communiste. Il est simplement directeur de l’Ordine
nuovo, devenu quotidien le 1er janvier 1921, concurrencé par 2 autres quotidiens communistes, dirigés par Togliatti (Il Comunista, à
Rome) et Ottavio Pastore (Il Lavoratore, à Trieste). Lénine s’était réconcilié avec Bordiga, avec qui Gramsci évite donc la polémique ;
Moscou le juge plus profond mais peu influent sur les masses italiennes (il est jeune, bossu et petit, et il n’est pas « orateur », dit-on…). Il
a par ailleurs des ennuis de famille : Gennaro refuse de se marier avec la mère de son enfant ; Mario est devenu secrétaire fédéral
fasciste de Varese. Antonio essaie donc seulement de faire de son journal autre chose qu’un « sac de patates », il ne veut pas qu’Agnelli
dise à ses ouvriers : « Voyez, ils prétendent diriger l’État et ils ne savent même pas faire un journal ! ». Il se bat pour l’ouverture aux
ouvriers non communistes, même catholiques, luttant contre le vieil anticléricalisme socialiste, et il confie la chronique littéraire du journal
à un jeune libéral, Piero Gobetti. Il est constamment accompagné par un garde du corps, pour éviter les agressions fascistes, qui se
multiplient.
Et puis, face à la montée du fascisme, l’Internationale change de stratégie, et prône l’alliance avec les socialistes pour la défense des
libertés démocratiques.
Mars 1922 : IIe Congrès du Parti communiste à Rome. Contre l’Internationale, Bordiga soutient une tactique hostile à l’unité avec les
socialistes. La majorité le suit, mais désigne Gramsci comme représentant du Parti communiste d’Italie auprès de l’Exécutif de
l’Internationale à Moscou.
Mai 1922 : Gramsci quitte Turin pour Moscou.
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