7.5. La littérature : Niccolo’ Machiavelli
MACHIAVEL fondateur de la science politique sert-il mieux à comprendre la campagne électorale ? Quelles sont selon Machiavel (16ème siècle) les caractéristiques du discours politique ? N’y a-t-il pas toujours une grande distance entre ce que  Machiavel appelle « le Palais » (la classe politique, l’establishment, etc.), et le peuple des sujets d’hier et des citoyens d’aujourd’hui ? Pourquoi ?  Le discours doit-il trahir la réalité ? Dans une démocratie, est-il possible d’être machiavélien ? ... ou « machiavélique » ? Le grand auteur italien  peut-il nous aider à comprendre le langage de la campagne électorale ?  Nous raconterons brièvement la vie politique de Machiavel, et verrons pourquoi et comment il se propose de connaître de façon « scientifique » le  fonctionnement d’un État.  L’analyse de quelques textes (dont le chapitre XVIII du Prince) permettra de mieux saisir ce qu’il y a d’essentiel dans sa pensée et de rendre plus  lisible la structure du discours politique d’aujourd’hui.  La libre discussion qui suivra éclairera sans doute beaucoup de choses. Il n’est pas question d’intervenir et de prendre parti dans la campagne  électorale, mais d’essayer de mieux comprendre. (Entrée libre et gratuite)  * Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Chap. IX : La papauté, plaie de l’Italie Les princes et les républiques qui veulent empêcher l'État de se corrompre, doivent surtout y maintenir sans altération les cérémonies de la  religion et le respect qu'elles inspirent; car le plus sûr indice de la ruine d'un pays, c'est le mépris pour le culte des dieux : c'est à quoi il sera facile  de travailler efficacement, lorsque l'on connaîtra sur quels fondements est établie la religion d'un pays ; car toute religion a pour base de son  existence quelque institution principale.  Celle des païens était fondée sur les réponses des oracles, ainsi que sur l'ordre des augures et des aruspices ; c'est de là que dérivaient toutes  leurs cérémonies, leurs sacrifices, leurs rites. Ils croyaient sans peine que le dieu qui pouvait prédire les biens ou les maux à venir pouvait aussi  les procurer. De là les temples, les sacrifices, les prières et toutes les autres cérémonies destinées à honorer les dieux. C'est par les mêmes  causes que l'oracle de Délos, le temple de Jupiter-Ammon, et d'autres non moins célèbres étaient admirés de l'univers et entretenaient sa  dévotion. Mais quand ces oracles commencèrent à parler au gré des puissants, et que le peuple eut reconnu la fraude, alors les hommes  devinrent moins crédules, et se montrèrent disposés à se soulever contre le bon ordre.  Que les chefs d'une république ou d'une monarchie maintiennent donc les fondements de la religion nationale. En suivant cette conduite, il leur sera facile d'entretenir dans ]'État les sentiments religieux, l'union et les bonnes mœurs. Ils doivent en outre favoriser et accroître tout ce qui pourrait propager ces sentiments, fût - il même question de ce qu'ils regarderaient comme une erreur. Plus à cet égard, leurs lumières sont étendues, plus ils sont instruits dans la science de la nature, plus ils doivent en agir ainsi. C'est d'une telle conduite tenue par des sages et des hommes éclairés, qu'est née la croyance aux miracles qui a obtenu du crédit dans toutes les  religions, même fausses. Les sages mêmes les propageaient, de quelque source qu'ils dérivassent, et leur autorité devenait une preuve suffisante  pour le reste des citoyens, Rome eut beaucoup de ces miracles, entre lesquels je citerai le suivant. Les soldats romains saccageaient la ville de  Véïes ; quelques-uns d'entre eux entrèrent dans lπe temple de Junon, et s'étant approchés de sa statue, ils lui demandèrent si elle voulait venir à  Rome, vis venire Romam ? Les uns crurent qu'elle faisait signe d'y consentir ; d'autres, qu'elle avait répondu: Oui. Ces soldats, pleins de religion,  ainsi que Tite-Live le démontre en faisant observer qu'ils entrèrent dans le temple sans désordre et pénétrés de respect et de dévotion, crurent  aisément que la déesse faisait à leur demande la réponse qu'ils avaient probablement présumée ; et Camille, ainsi que les autres chefs du  gouvernement, ne manquèrent pas de favoriser et de propager encore cette croyance.  Certes, si la religion avait pu se maintenir dans la république chrétienne telle que son divin fondateur l'avait établie, les États qui la professent  auraient été bien plus heureux qu'ils ne le sont maintenant. Mais combien elle est déchue! et la preuve la plus frappante de sa décadence, c'est de  voir que les peuples les plus voisins de l'Église romaine, cette capitale de notre religion, sont précisément les moins religieux. Si l'on examinait  l'esprit primitif de ses institutions, et que l'on observât combien la pratique s'en éloigne, on jugerait sans peine que nous touchons au moment de la  ruine ou du châtiment.  Et comme quelques personnes prétendent que le bonheur de l'Italie dépend de l'Église de Rome, j'alléguerai contre cette Église plusieurs raisons  qui s'offrent à mon esprit, et parmi lesquelles il en est deux surtout extrêmement graves, auxquelles, selon moi, il n'y a pas d'objection. D'abord,  les exemples coupables de la cour de Rome ont éteint, dans cette contrée, toute dévotion et toute religion, ce qui entraîne à sa suite une foule  d'inconvénients et de désordres ; et comme partout où règne la religion on doit croire à l'existence du bien, de même où elle a disparu, on doit  supposer la présence du mal. C'est donc à l'Église et aux prêtres que nous autres Italiens, nous avons cette première obligation d'être sans  religion et sans mœurs ; mais nous leur en avons une bien plus grande encore, qui est la source de notre ruine ; c'est que l'Église a toujours  entretenu et entretient incessamment la division dans cette malheureuse contrée., Et, en effet, il n'existe d'union et de bonheur que pour les États  soumis à un gouvernement unique ou à un seul prince, comme la France et l'Espagne en présentent l'exemple.  La cause pour laquelle l'Italie ne se trouve pas dans la même situation, et n'est pas soumise à un gouvernement unique, soit monarchique, soit  républicain, c'est l'Église seule, qui, ayant possédé et goûté le pouvoir temporel, n'a eu cependant ni assez de puissance, ni assez de courage  pour s'emparer du reste de l'Italie, et s'en rendre souveraine. Mais d'un autre côté elle n'a jamais été assez faible pour n'avoir pu, dans la crainte  de perdre son autorité temporelle, appeler à son secours quelque prince qui vint la défendre contre celui qui se serait rendu redoutable au reste de  l'Italie ; les temps passés nous en offrent de nombreux exemples. D'abord, avec l'appui de Charlemagne, elle chassa les Lombards, qui étaient  déjà maîtres de presque toute l'Italie ; et de nos temps elle a arraché la puissance des mains des Vénitiens avec le secours des Français, qu'elle a  repoussés ensuite à l'aide des Suisses.  Ainsi l'Église n'ayant jamais été assez forte pour pouvoir occuper toute l'Italie, et n'ayant pas permis qu'un autre s'en emparât, est cause que cette contrée n'a pu se réunir sous un seul chef et qu'elle est demeurée asservie à plusieurs princes ou seigneurs ; de là ces divisions et cette faiblesse, qui l'ont réduite à devenir la proie non seulement des barbares puissants, mais du premier qui daigne l'attaquer. * Gramsci, Note sul Machiavelli, sulla politica e sullo stato moderno, Einaudi, 1953, pp.7-8 Noterelle sulla politica del Machiavelli : Tâches du Prince moderne (…) La raison pour laquelle ont échoué successivement les tentatives pour créer une volonté collective nationale-populaire, est à rechercher dans  l'existence de groupes sociaux déterminés, qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie communale, dans le caractère particulier  d'autres groupes qui reflètent la fonction internationale de l'Italie en tant que siège de l'Église et dépositaire du Saint-Empire romain, etc. Cette  fonction et la position qui en découle, déterminent une situation intérieure qu'on peut appeler « économique-corporative », c'est-à-dire  politiquement la pire des formes de société féodale, la forme la moins progressive, la plus stagnante : il manqua toujours - et elle ne pouvait pas se  constituer -, une forme jacobine efficace, justement la force qui dans les autres nations a suscité et organisé la volonté collective nationale  populaire et a fondé les États modernes. Est-ce qu'existent finalement les conditions favorables à cette volonté, ou bien quel est le rapport actuel  entre ces conditions et les forces hostiles ? Traditionnellement, les forces hostiles ont été l'aristocratie terrienne et plus généralement la propriété  terrienne dans son ensemble qui, en Italie, a pour caractéristique d'être une « bourgeoisie rurale » particulière, héritage de parasitisme légué aux  temps modernes par la décomposition, en tant que classe, de la bourgeoisie communale (les cent villes, les villes du silence). Les conditions  positives sont à rechercher dans l'existence de groupes sociaux urbains, qui ont connu un développement convenable dans le domaine de la  production industrielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historique-politique. Toute formation de volonté collective nationale  populaire est impossible, si les grandes masses des paysans cultivateurs n'envahissent pas simultanément la vie politique. C'est ce qu'entendait  obtenir Machiavel par la réforme de la milice, c'est ce que firent les jacobins dans la Révolution française; dans cette intelligence de Machiavel, il  faut identifier un jacobinisme précoce, le germe (plus ou moins fécond de sa conception de la révolution nationale. Toute l'Histoire depuis 1815  montre l'effort des classes traditionnelles pour empêcher la formation d'une volonté collective de ce genre, pour obtenir le pouvoir « économique  corporatif » dans un système international d'équilibre passif.  Une partie importante du Prince moderne devra être consacrée à la question d'une réforme intellectuelle et morale, c'est-à-dire à la question de la religion ou d'une conception du monde. Dans ce domaine aussi nous constatons dans la tradition l'absence de jacobinisme et la peur du jacobinisme (la dernière expression philosophique d'une telle peur est l'attitude malthusianiste de B. Croce à l'égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas promouvoir et organiser une réforme intellectuelle et morale, ce qui signifie créer le terrain pour un développement futur de la volonté collective nationale populaire vers l'accomplissement d'une forme supérieure et totale de civilisation moderne. Ces deux points fondamentaux : formation d'une volonté collective nationale-populaire, dont le Prince moderne est à la fois l'organisateur et l'expression active et opérante, et réforme intellectuelle et morale, devraient constituer la structure de ce travail. Les points concrets du programme doivent être incorporés dans la première partie, c'est-à-dire qu'ils devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition d'arguments. Peut-il y avoir une réforme culturelle, c'est-à-dire une élévation « civile » des couches les plus basses de la société, sans une réforme économique  préalable et un changement dans la situation sociale et le monde économiques? Aussi une réforme intellectuelle et morale est-elle  nécessairement liée à un programme de réforme économique, et même le programme de réforme économique est précisément la façon concrète  dont se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système de rapports intellectuels  et moraux dans la mesure où son développement signifie que tout acte est conçu comme utile ou préjudiciable, comme vertueux ou scélérat, par  seule référence au Prince moderne lui-même, et suivant qu'il sert à accroître son pouvoir ou à s'opposer à lui. Le Prince prend, dans les  consciences, la place de la divinité, ou de l'impératif catégorique, il devient la base d'un laïcisme moderne et d'une complète laïcisation de toute la  vie et de tous les rapports déterminant les mœurs.  * (1932.1933) Quaderni del carcere (Cahiers de prison), 13, pp. 1560-1561)   * Nicolas Machiavel (1469-1527) Le Prince (écrit en 1513, publié en 1532), chapitre XVIII   Comment les princes doivent tenir leurs promesses. Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par  expérience, de nos jours, que les princes qui ont fait de grandes choses sont ceux qui de leur parole ont tenu peu de compte, et qui ont su par  ruse manoeuvrer la cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.  Vous devez donc savoir qu'il y a deux manières de combattre : l'une avec les lois, l'autre avec la force; la première est propre à l'homme, la  seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un  prince de savoir bien user de la bête et de !'homme. Ce point a été enseigné aux princes en termes allégoriques par les écrivains anciens, qui  écrivent qu'Achille et beaucoup d'autres de ces princes de l'Antiquité furent donnés à élever au centaure Chiron afin qu'il les gardât sous sa  discipline. Ce qui ne veut dire autre chose - d'avoir pour précepteur un être mi-bête et mi-homme -, sinon qu'il faut qu'un prince sache user de l'une  et l'autre nature : l'une sans l'autre n'est pas durable.  Un prince étant donc obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des pièges, le  renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s'en tiennent  seulement au lion n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit tenir sa promesse quand une telle observance se  tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le firent promettre. Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon; mais  comme ils sont méchants et ne l'observeraient pas envers toi, toi non plus tu n'as pas à l'observer envers eux. Et jamais un prince n'a manqué de  motifs légitimes pour colorer son manque de foi. De cela l'on pourrait donner une infinité d'exemples modernes, et montrer combien de paix,  combien de promesses ont été rendues caduques et vaines par l'infidélité des princes : et celui qui a su mieux user du renard a mieux réussi. Mais  il faut, cette nature, savoir bien la colorer, et être grand simulateur et dissimulateur : et les hommes sont si simples et ils obéissent si bien aux  nécessités du moment que celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera tromper.  Des exemples récents, il en est un que je ne veux pas taire. Alexandre VI ne fit jamais autre chose, ne pensa jamais à autre chose qu'à tromper  les gens, et toujours il trouva matière pour le faire. Et jamais il n'y eut homme qui mît plus grande énergie à affirmer une chose et la confirmât avec  de plus grands serments, et qui l'observât moins ; cependant toujours les tromperies lui réussirent à souhait, parce qu'il connaissait bien, à cet  égard, cet aspect du monde. À un prince, donc, il n'est pas nécessaire d'avoir en fait toutes les susdites qualités, mais il est bien nécessaire de  paraître les avoir. Bien plus, j'oserai dire ceci : si on les a et qu'on les observe toujours, elles sont dommageables; et si l'on paraît les avoir, elles  sont utiles ; comme de paraître plein de pitié, fidèle, humain, intègre, religieux, et de l'être; mais d'avoir l'esprit édifié de telle façon que, s'il faut ne  point l'être, tu puisses et saches devenir le contraire. Et il faut comprendre ceci : c'est qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer  toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont jugés bons, étant souvent contraint, pour maintenir son État, d'agir contre sa promesse, contre  la charité, contre l'humanité, contre la religion.   Aussi faut-il qu'il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses le lui commandent, et comme j'ai dit  plus haut, ne pas s'écarter du bien, s'il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s'il le faut.  Il faut donc qu'un prince ait grand soin qu'il ne lui sorte jamais de la bouche chose qui ne soit pleine des cinq qualités susdites, et qu'il paraisse, à  le voir et l'entendre, tout miséricorde, tout bonne foi, tout intégrité, tout humanité, tout religion. Et il n'y a chose plus nécessaire à paraître avoir que  cette dernière qualité. Les hommes en général jugent plus par les yeux que par les mains ; car chacun peut voir, peu de gens percevoir. Chacun  voit ce que tu parais, peu perçoivent ce que tu es; et ce petit nombre ne se hasarde pas à s'opposer à l'opinion d'une majorité qui a la majesté de  l'État pour la défendre ; et dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes où il n'y a pas de tribunal auquel recourir, on considère la  fin. Qu'un prince, donc, fasse en sorte de vaincre et de maintenir l'État : les moyens seront toujours jugés honorables et loués par chacun ; car le  peuple se trouve toujours pris par les apparences et par le fait accompli ; et dans le monde, il n'y a que peuple ; et la minorité ne compte pas  quand la majorité a où s'appuyer. Certain prince du temps présent, qu'il n'est pas bon de nommer, ne prêche jamais autre chose que paix et  bonne foi, et de l'une et l'autre il est grand ennemi ; et l'une et l'autre, s'il l'avait observée, l'aurait plus d'une fois privé ou de sa réputation ou de  ses États. * Discours sur la première Décade de Tite-Live, I, 58 : « Si l’on évoque tous les désordres des peuples, tous les désordres des princes, on verra que le peuple est de loin supérieur en bonté et en gloire » (commencé en 1513, publié en 1531) * Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Chap. XIX : Supériorité du peuple sur le prince (...) Ainsi, je conclus contre cette opinion générale, qui veut que les peuples, lorsqu'ils sont les maîtres, soient toujours légers, inconstants et  ingrats, en soutenant que ces défauts ne leur sont pas plus naturels qu'aux princes. Accuser à la fois et le peuple et les princes, c'est avancer une  vérité ; mais on se trompe si l'on excepte les princes. Un peuple qui commande, sous l'empire d'une bonne constitution, sera aussi stable, aussi  prudent, aussi reconnaissant qu'un prince ; que dis-je ? il le sera plus encore que le prince le plus estimé pour sa sagesse. D'un autre côté, un  prince qui a su se délivrer du joug des lois sera plus ingrat, plus mobile, plus imprudent que le peuple. La différence qu'on peut remarquer dans  leur conduite ne provient pas du caractère, qui est semblable dans tous les hommes, et qui sera même meilleur dans le peuple ; mais de ce que le  respect pour les lois sous lesquelles ils vivent réciproquement est plus ou moins profond. Si. l'on étudie le peuple romain, on le verra pendant  quatre cents ans ennemi de la royauté, mais passionné pour la gloire et la prospérité de sa patrie ; et l'on trouvera dans toute sa conduite une  foule d'exemples qui viennent à l'appui de ce que j'avance.  On m'objectera peut-être l'ingratitude dont il usa envers Scipion ; mais je ne ferai que répéter ce que j'ai déjà exposé au long sur ce sujet dans un  des précédents chapitres, où j'ai prouvé que les peuples sont moins ingrats que les princes. Quant à la sagacité et à la constance, je soutiens  qu'un peuple est plus prudent, moins volage et d'un sens plus droit qu'un prince. Et ce n'est pas sans raison que l'on dit que la voix du peuple est  la voix de Dieu. On voit, en effet, l'opinion universelle produire des effets si merveilleux dans ses prédictions, qu'il semble qu'une puissance occulte  lui fasse prévoir et les biens et les maux. Quant au jugement que porte le peuple sur les affaires, il est rare, lorsqu'il entend deux orateurs qui  soutiennent des opinions opposées, mais dont le talent est égal, qu'il n'embrasse pas soudain la meilleure, et ne prouve point ainsi qu'il est  capable de discerner la vérité qu'il entend. Si, comme je l'ai dit, il se laisse quelquefois séduire par les résolutions qui montrent de la hardiesse, ou  qui présentent une apparence d'utilité combien plus souvent encore un prince n'est- il pas entraîné par ses propres passions, qui sont bien plus  nombreuses et plus irrésistibles que celles du peuple! Dans l'élection de ses magistrats, on voit encore ce dernier faire de bien meilleurs choix  qu'un prince ; et jamais on ne persuadera au peuple d'élever à une dignité un homme corrompu et signalé par l'infamie de ses mœurs, tandis qu'il  y a mille moyens de le persuader à un prince. Lorsqu'un peuple a pris quelque institution en horreur, on le voit persister des siècles dans sa haine  : cette constance est inconnue chez les princes ; et sur deux points le peuple romain me servira encore d'exemple.  Pendant cette longue suite de siècles qui furent témoins de tant d'élections de consuls et de tribuns, on n'en connaît pas quatre dont Rome ait eu  lieu de se repentir. Et, comme je l'ai dit, sa haine pour le nom de roi était tellement invétérée, que quelque éclatants que fussent les services d'un  citoyen, dès qu'il tenta d'usurper ce nom, il ne put échapper aux supplices. D'ailleurs, les États gouvernés populairement font en bien moins de  temps des conquêtes plus rapides et bien plus étendues que ceux où règne un prince : comme on le voit par l'exemple de Rome après l'expulsion  des rois et par celui d'Athènes dès qu'elle eut brisé le joug de Pisistrate. Cela ne provient-ils pas de ce que le gouvernement des peuples est  meilleur que celui des rois ? Et qu'on ne m'oppose point ici ce que dit notre historien dans le texte que j'ai déjà cité, et dans une foule d'autres  passages ; mais qu'on parcoure tous les excès commis par les peuples, et ceux où les princes se sont plongés, toutes les actions glorieuses  exécutées par les peuples, et celles qui sont dues à des princes, et l'on verra combien la vertu et la gloire des peuples l'emportent sur celles des  princes. Si les derniers se montrent supérieurs aux peuples pour former un code de lois, créer les règles de la vie civile, établir des institutions ou  des ordonnances nouvelles, les peuples à leur tour sont tellement supérieurs dans leur constance à maintenir les constitutions qui leur sont  données, qu'ils ajoutent même à la gloire de leurs législateurs.  Enfin, et pour épuiser ce sujet, je dirai que si des monarchies ont duré pendant une longue suite de siècles, des républiques n'ont pas existé moins  longtemps, mais que toutes ont eu besoin d'être gouvernées par les lois; car un prince qui peut se livrer à tous ses caprices est ordinairement un  insensé ; et un peuple qui peut tout ce qu'il veut se livre trop souvent à d'imprudentes erreurs. Si donc il s'agit d'un prince soumis aux lois et d'un  peuple qu'elles enchaînent, le peuple fera briller des vertus supérieures à toutes celles des princes ; si, dans ce parallèle, on les considère comme  affranchis également de toute contrainte, on verra que les erreurs du peuple sont moins nombreuses que celles des princes ; qu'elles sont moins  grandes, et qu'il est plus facile d'y remédier. Les discours d'un homme sage peuvent ramener facilement dans la bonne voie un peuple égaré et  livré à tous les désordres; tandis qu'aucune voix n'ose s'élever pour éclairer un méchant prince ; il n'existe qu'un seul remède, le fer. Quel est celui  de ces deux gouvernements qu'un mal plus grand dévore? La gravité du remède l'indique. Pour guérir le mal du peuple, il suffit de quelques  paroles ; il faut employer le fer pour extirper celui des princes. Il est donc facile de juger que là sont les plus grands maux où les plus grands  remèdes sont nécessaires.  Quand un peuple est livré à toutes les fureurs des commotions populaires, ce ne sont pas ses emportements qu'on redoute : on n'a pas peur du  mal présent, mais on craint ses résultats pour l'avenir; on tremble de voir un tyran s'élever du sein des désordres. Sous les mauvais princes, c'est  le contraire que l'on redoute ; c'est le mal présent qui fait trembler, l'espoir est tout dans l'avenir; les hommes espèrent que de ses excès pourra  naître la liberté. Ainsi, la différence de l'un à l’autre est marquée par celle de la crainte et de l'espérance.  La cruauté de la multitude s'exerce sur ceux qu'elle soupçonne de vouloir usurper le bien de tous ; celle du prince poursuit tous ceux qu'il regarde  comme ennemis de son bien particulier. Mais l'opinion défavorable que l'on a du peuple ne prend sa source que dans la liberté avec laquelle on en  dit du mal sans crainte, même lorsque c'est lui qui gouverne; au lieu qu'on ne peut parler des princes sans mille dangers et sans s'environner de  mille précautions. 
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