7.3. Création de formes artistiques : architecture - villas et jardins
Nous avons déjà créé des dossiers sur plusieurs jardins - voir dans 1) Histoire des villes - Florence, annexes 12 et 13 : les
jardins « Orti Oricellari », les Villas et jardins de Castello et de Villa della Petraia ; 2) Architecture : la villa Garzoni ; 3) voir
aussi : Les lacs des environs de Rome, et Châteaux d’Italie ). En voici un autre, et d’autres suivront …
LE JARDIN DE VICINO ORSINI À BOMARZO (1547-1580)
Le Latium est riche de châteaux, de palais et de jardins. Nous en avons déjà montré quelques-uns. À la demande de trois de nos lecteurs, en voici
quelques autres : et d’abord le Parc de Bomarzo.
1) Bomarzo est un petit village du Latium, à 18 kms de Viterbo, le chef-lieu de province du nord-ouest de la région. Il a une origine assez mystérieuse,
selon les Memorie archeologico-storiche sulla città di Polimarzio oggi Bomarzo
(Rome, Monaldi,1846) de l’archiprêtre Luigi Vittori mais on sait qu’il fut habité par les
Étrusques (nécropole découverte au XIXe siècle), les Grecs de Lydie (les « Meoniens
» = habitants de Lydie selon Homère, qui honoraient le dieu Mars) et les Romains
(restes d’un aqueduc) qui l’occupèrent vers 444 av.J.C. Vous pouvez lire le texte du
livre de Vittori sur Internet.
Le village fut ensuite occupé par les Goths de Totila, puis par les Lombards, pour être
ensuite intégré dans l’État Pontifical jusqu’en 1866, inféodé à la famille Orsini jusqu’en
1618 puis aux Della Rovere jusqu’en 1836 et aux Borghese jusqu’en 1866. On peut
voir le Palais Orsini qui domine le village, construit de 1525 à 1583, aujourd’hui siège
de la Mairie, avec son beau salon orné de fresques.
2) Les Orsini furent une des grandes familles de l’aristocratie romaine (ci-contre leur blason). Elle donna naissance à deux papes,
Nicolas III (Giovanni Gaetano Orsini, 1218-1280) et Benoît XIII (Pietro Francesco Orsini, 1649-1730), et 34 cardinaux, longtemps
en grande rivalité avec la famille Colonna. Parmi leurs nombreux titres, ils eurent celui de ducs et princes de Bomarzo. C’était une
famille de très ancienne souche romaine, descendants d’un hypothétique Orso, apparentés à la famille Bobone dès le XIIe siècle
dont un fils fut pape sous le nom de Célestin III (1110-1198), le premier à pratiquer un népotisme systématique et à accroître les
propriétés foncières de la famille. À partir du XIIIe siècle, ils furent toujours guelfes et au centre de l’aristocratie romaine et du
pouvoir pontifical ; par leur politique de mariages, ils devinrent aussi puissants dans le Royaume de Naples, où ils appuyèrent la
famille d’Aragon contre Louis d’Anjou au début du XVe siècle, soutenus par le pape Martin V (1368-1431). Le comte Nicolas Orsini
(1442-1510) fut un grand chef de guerre (un « condottiero ») au service de Florence puis de Venise ; son fils Ludovico et son neveu
Enrico participent aux guerres entre François 1er et Charles Quint, passant sans scrupules de l’un à l’autre.
Deux autres branches de la famille Orsini furent celle de Monterotondo et celle de Bracciano (voir leur château au bord du lac de Bracciano). Le créateur du
Parc de Bomarzo fut Pierfrancesco II Orsini (1523-1585), dit « Vicino », prince de Bomarzo à partir de 1542, fils de
Gian Corrado Orsini, le grand « condottiero » d’une autre branche, celle de Mugnano in Teverina, dont le nom viendrait
précisément de l’ancienne ville de Meonia, capitale des « Meoni » venus d’Asie Mineure.
3) Vicino Orsini. On a peu de représentations de lui, sinon une médaille de Pastorino Pastorini , environ de 1550, (voir
ci-contre à droite) aujourd’hui au British Museum et un tableau de Lorenzo Lotto que
l’on croit être son portrait, Giovane che sfoglia un libro (ou Giovane malato), mais
que l’on date aussi de 1530, c’est donc peu probable (Voir à gauche).
Il perd son père à 12 ans, son héritage est difficile et le met sous l’autorité du
cardinal Alexandre Farnèse, membre d’une famille alors en pleine ascension.
Quand il hérite de son titre en 1441, Giacomo Sacchi, médecin et poète, compose
pour Vicino un pièce de théâtre , La Cangiara (celle qui change), qui évoquait une
divinité capable de changer de forme pour mieux séduire. Vicino était plus intéressé
par les arts, les lettres, la philosophie et la religion que par les armes, et il connut
bien les lettrés comme Jacopo Sannazzaro dont la vision du monde l’influença
pour son jardin ; il écrivit à son ami Jean Drouet : « Je préfère vivre ici au milieu
de ces bois plutôt que de m’immerger dans les hypocrisies et les vanités des
cours, surtout celle de Rome », monde de la richesse et du pouvoir. Il dut
pourtant se livrer aux activités militaires pendant tout le début de sa carrière,
sous les ordres du cardinal Alexandre Farnèse et du pape Paul III, contre les
protestants ou l’empereur Charles Quint dont il fut prisonnier deux ans. En 1552, peut-être pour marquer son dégoût
pour le massacre des habitants de Montefortino (hommes exécutés, femmes, vieillards et enfants incendiés dans les
églises où ils s’étaient réfugiés) par le pape Paul IV, en représailles de leur hostilité (et il y avait dans le village une
importante communauté juive !), Vicino se retira dans son Palais de Bomarzo (Cf photo ci-contre à droite).
Vicino était un homme mû par son intelligence et par ses sens, s’intéressant aux connaissances scientifiques et
philosophiques autant qu’à la bonne chère et aux femmes et marqué par un grand scepticisme politique et religieux. Il
s’opposait en cela à l’obscurantisme et au puritanisme catholiques renforcés en cette période du Concile de Trente ; il
était par contre fasciné par les Étrusques, la mythologie et la vision païenne de la « chair ». Il fut toute sa vie partagé
entre le mysticisme et l’épicurisme.
Il s’était marié avec Giulia Farnèse, la petite-nièce de Paul III, le 11 janvier
1545 ; il eut avec elle 5 enfants, et elle mourut en 1560. C’est à Giulia, pour
laquelle il eut toujours tendresse et respect, qu’est consacré le petit Temple qui
se trouve en haut du Parc, édifice étrange en deux parties égales : un portique,
le pronaos (espace situé devant le temple), entouré de ses 16 colonnes
toscanes rustiques, imitées de temples antiques, et la « cella » surmontée d’un
tambour qui supporte une coupole dont Vicino disait qu’elle ressemblait à celle
de la cathédrale de Florence ; au plafond, les roses des Orsini, les lys des
Farnèse, des médaillons représentant les signes du zodiaque, les mois et les
astres et tout en haut le soleil qui brillait sur tout le parc. L’ensemble était
dépourvu de toute représentation chrétienne, s’inspirant plutôt des textes
exploités par la Renaissance de Hermès Trismégiste, ce personnage mythique
de l’Égypte antique, qui incarnait Thot, le dieu de la sagesse, et qui fut
considéré au Moyen-Âge comme un prophète païen du Christ. Le temple était
peut-être le tombeau de Giulia à qui il était dédié, ainsi que celui de Vicino (dont
on ne connaît pas le lieu de la tombe), comme le laissent penser les 5 piliers qui
entourent le Temple, ornés de crânes et d’os sculptés ; dans la littérature
courtoise, la femme vertueuse et fidèle était comparée à un temple.
Cette affection pour sa femme n’empêcha pas Vicino d’avoir de nombreuses jeunes maîtresses jusqu’à la fin de sa
vie. Il disait que « le plaisir sexuel était un grand éveilleur de l’âme ». Sa dernière maîtresse fut une jeune fille du
village âgée de 16 ans, Clelia, qui lui fournit deux enfants, à qui il donna les noms d’Orontée, l’héroïne de l’Arioste
dans le Roland Furieux, et de Léonidas, le glorieux roi de Sparte mort durant la bataille des Thermopyles.
4) Le « Parc des monstres » ou « Sacro bosco ».
Nous sommes au XVIe siècle, c’est le temps où la nouvelle aristocratie issue de la grande
bourgeoisie communale, mêlée à l’ancienne noblesse féodale, réinvestit dans la campagne, et se
fait construire des villas et des jardins à côté de ses
nouvelles propriétés terriennes. Parmi ses amis, Vicino
avait plusieurs cardinaux qui s’étaient ainsi fait construire
un grand jardin, le cardinal Gianfrancesco Gambara
(1533-1587) et sa Villa « Lante » de Bagnaia (du nom
des Lante della Rovere qui la possédèrent ensuite. Voir
image ci-contre à gauche), construite à partir de 1568 sur
la base d’un ancien palais du XIVe siècle (Voir ci-contre
à droite) ; puis le cardinal Alessandro Farnese (1520-
1589) et son palais de Caprarola (ci-dessous à droite),
construit à partir de 1559 ; enfin le cardinal Cristoforo
Madruzzo (1512-1578) avec son palais et son jardin de
Soriano in Cimino (aujourd’hui Palais Chigi-Albani) réalisé à partir de 1560 ; on pourrait ajouter le
château Ruspoli, reconstruit par Antonio da Sangallo le Jeune entre 1531 et 1538, pour ne parler
que des jardins de la région de Bomarzo.
Mais le parc de Vicino, construit antérieurement, est sans doute le plus exceptionnel de tous ces
beaux jardins de l’époque maniériste, il l’appelait « il mio boschetto », mon petit bois, et il le réalisa
avec le grand architecte Pirro Ligorio (1513-1583, créateur de la Villa d’Este à Tivoli et architecte
de la Basilique Saint-Pierre après la mort de Michel-Ange de 1564 à 1568), faisant sculpter les
grands rochers qui se trouvaient sur sa propriété sur la pente de la colline, selon une vision où se
mêlent, de façon pas toujours lisible pour nous, les modèles étrusques, grecs égyptiens, avec
leurs mythes que les inscriptions n’éclairent plus suffisamment aujourd’hui ; il lui fut d’ailleurs donné
le nom de « Sacro bosco », bois sacré, merveilleux, magique.
C’est en fait une œuvre païenne, et en cela assez
exceptionnelle dans le XVIe siècle italien, une célébration
de la vie de la terre, et du séjour des morts dans les
souterrains de la terre : les statues ne font que donner
forme sculpturale aux rochers naturels de tuf « peperino »,
et elles sortent naturellement de la terre, tandis que d’énormes bouches de monstres offrent l’équivalent des
anciennes grottes naturelles sacrées, séjour des morts et lieu où on entrait en contact avec eux, ou des maisons
pauvres des paysans qui s’installaient parfois dans d’anciennes grottes étrusques. C’est la différence entre le « bois
» sauvage de Vicino et les jardins bien organisés autour des palais cardinalices ou laïques des autres princes,
destinés à reproduire l’ordre divin du monde : là, le bois est séparé du palais, les sculptures, que Vicino voulait
peindre à l’imitation des statues grecques, sont probablement en partie l’œuvre d’artistes rustiques locaux ; Vicino fut
aussi un des premiers à aménager le cours de l’eau naturelle, élément sacré et nécessaire à la vie matérielle ; il est
marqué également par les souvenirs étrusques dans sa ville qui s’appelait alors « Polimartium », la ville de Mars, qui
devint au XVIIe siècle « Buon Martio », d’où Bomarzo. Il faut enfin rappeler que la « Re-naissance » célébrait
aussi l’antiquité païenne, et que Vicino connaissait parfaitement aussi bien les Étrusques que les Grecs, les
Romains, Virgile, Sénèque, les héros de l’Arioste, les chants des bois, de la Divine Comédie (dès les trois premiers
vers, la « selva oscura », la forêt obscure) à Pétrarque ou à Sannazzaro, et le grand livre de Francesco Colonna, Le
songe de Poliphile (Hypnerotomachia Poliphili 1499).
Tout cela s’est dégradé,, abandonné pendant plusieurs siècles, les ruisseaux et le lac artificiel ont disparu, la digue
construite par Vicino s’est écroulée, la végétation a détruit beaucoup de choses ; c’est seulement en 1949 que
l’écrivain italien Manuel Praz (1896-1982) et Salvador Dalì (1904-1989) firent redécouvrir et aménager le site ; en
1954, c’est Giovanni Bettini qui acheva la restauration et écrivit un Guide du
parc ; le jardin est géré maintenant par la Società Giardino Bomarzo, qui nous fournit le plan ci-dessous. Passez les
buvettes et ventes de souvenirs, et entrez dans le Bosco sacro.
Suivez l’itinéraire, sans que nous soyons sûrs que c’est encore celui qu’avait tracé Vicino ; la porte est
surmontée du blason des Orsini,
vous vous trouvez en présence de
deux Sphinx (1), et vous vous
interrogez sur les inscriptions : « Qui
marche en ces lieux sans les sourcils
arqués et les lèvres closes manquera
d’admirer les sept merveilles du
monde » et : « Toi qui entres ici,
considère une partie après l’autre et
ensuite dis-moi si tant de merveilles
sont conçues comme illusion ou bien
comme art ».
Vous trouvez ensuite sur la gauche la
grande tête de Protée-Glaucus (2),
dans laquelle vous pouvez entrer à
deux entre ses dents écartées : il est fils de
Neptune, capable de prendre toutes les formes
possibles (d’où l’adjectif « protéiforme »)
symbole de la création du monde, de l’eau et du
feu ; il est aussi Glaucus, ce pêcheur devenu
dieu dans la mer. La tête est entourée d’ailes de papillon, les ailes de Psyché par
lesquelles elle s’envole sans doute vers la divinité, et portant un globe surmonté
du château des Orsini symbolisant probablement leur puissance. Elle marquait
aussi la limite du domaine, près de l’ancien lac disparu. Voir à gauche un dessin
de Jean-François Pornet, de 2008.
Revenez sur vos pas et vous trouvez la statue des Deux Géants en lutte (3) : un
homme musclé, probablement Hercule qui maîtrise par les chevilles le géant
Cacus, le bon et vertueux maîtrise le méchant, voleur
de bœufs : rappelons que la famille d’Este prétendait
descendre d’Hercule, mais Vicino se réfère, selon
l’inscription à moitié effacée, au colosse de Rhodes,
l’une des 7 merveilles du monde qui enjambait l’entrée
du port de Rhodes. Mais l’armure posée près du
colosse fait aussi penser au Roland de l’Arioste
devenu fou parce qu’Angélique en aime un autre, et
qui arrache son armure tandis qu’il tue un bûcheron
qui passait avec son âne ; l’armure porte les armes
des Orsini et pourrait rappeler la vie militaire de
Vicino, que maintenant la passion pour les femmes
rendrait un peu fou, comme Roland. De là on aperçoit
le Temple dédié à Giulia, et on a sur la gauche un
Mausolée (30). mais que signifie l’éléphant qui montre
sa tête derrière le colosse ?
Redescendez sur votre droite et voilà la Tortue (4)
portant sur une sphère une statue de la Renommée
ou de la Victoire ailée, qui regarde en direction du
Palais Orsini ; face à la bouche
ouverte d’une baleine (une orque ?) qui semble
surgir de la mer, à côté d’une fontaine surmontée
d’un cheval ailé (Pégase) (5) : célébration de la
gloire militaire de Vicino, semblable à celle des
anciens Romains qui formaient une « tortue » avec
leurs boucliers sur la tête quand ils attaquaient ?
Pégase était par ailleurs le blason des Farnèse.
Et Pégase frappe une roche de son pied, c’est de là
qu’il faisait sortir la source Hippocrène, d’où les Muses
tiraient leur inspiration dans la mythologie grecque,
c’est dire l’importance de l’eau dans la créativité
humaine.
Suivent des sculptures, dont le sens n’est pas
toujours clair, un arbre sculpté (6), des sièges et une
nymphée (7), une vasque alimentée par deux
dauphins (8), une fontaine avec une nymphe (9),
autre évocation des bienfaits de l’eau. Regardez ci-contre l’image de
nymphe du Songe de Poliphile (p. 73), c’est peut-être la source de
Vicino, ainsi que tout le livre de Francesco Colonna ; quant au petit
chien voisin, la source est éventuellement le tableau florentin de Piero
di Cosimo, La mort de Procris, 1495, que Vicino avait peut-être vu. Le
long du sentier, bordé de petits bancs de pierre, suit un Théâtre (10),
près duquel on aperçoit deux têtes grotesques dotées d’épais sourcils, et une
grotte au fond de laquelle se trouve une statue de femme (une Vénus italique
?) debout sur une sorte de dragon, et d’où l’eau devait jaillir par un trou de son
nombril. Une série de grosse têtes devait tracer une ancienne avenue du Parc,
représentant Saturne, Janus, Pan, qui figuraient parmi les premiers dieux d’une
période heureuse de la vie avant Rome (Vicino rappelait les origines grandioses
de sa région), puis une esplanade bordée de grand vases (12) semblables aux
anciennes urnes funéraires étrusques et portant des inscriptions peu lisibles.
Plus loin, une fontaine avec une orque (un dauphin ?) au pied du dieu Neptune
(le Tibre ?) (13 - Voir ci-dessous). En face, un dragon (ou un lion ? ou le bélier à
toison d’or de la légende de Jason ?), et un éléphant de guerre (17) portant
dans sa trompe un guerrier mort : référence aux éléphants d’Hannibal qui
remporta une victoire sur les Romains à Cannes, proche de
Bomarzo ?, et Maerbale, le frère de l’ami de Vicino, Annibale
Caro, portait le nom d’un conseiller d’Hannibal ; mais dans
l’iconographie chrétienne, l’éléphant était aussi symbole de
sagesse et de fidélité, et ce pourrait être un hommage de
Vicino à son fils Orazio mort à la bataille de
Lépante contre les Turcs ? Vicino et Ligorio
savaient aussi que Scipion l’Africain avait un
des premiers jardins de plaisir près de
Bomarzo. Là encore, on hésite sur
l’interprétation de la statue.
Près de ces deux statues, la grande Bouche
de l’Enfer, Orcus (19), avec ses yeux creux
et ses narines dilatées une grotte creusée
sur la pente de la terrasse, portant les restes
d’une inscription : « Lasciate ogni pensiero
voi ch’entrate », qui copie un vers de Dante à
l’entrée de l’enfer, remplaçant le mot « speranza » par le mot « pensiero » : abandonnez toute pensée (ou
tout souci) vous qui entrez, car ici on a en réalité un lieu frais de repos ou de conversation ou de jeux
amoureux, avec une table et des bancs : douleurs de l’Enfer ou plaisirs de l’amour ?
À côté un tombeau étrusque (21), offrant la forme d’un petit banc, et un Cerbère (22), le gardien de
l’Enfer à trois têtes ; à sa gauche, une autre piste sportive
(appelée parfois un hippodrome ou un xyste), bordée de
pommes de pin et de glands (24), symboles de l’âge d’or et de
fécondité, comportant au fond une statue de Proserpine (ou
Perséphone, fille de Cérès (= Déméter), épouse d’Hadès, le dieu
des Enfers ; elle cultivait aux Enfers un très beau jardin de fleurs
et était source de fertilité des terres) (23), et à l’autre bout, deux
ours portant le blason des Orsini (25 - Voir ci-contre à droite).
Avoir ainsi dans son jardin un petit hippodrome était une habitude
depuis l’Antiquité et Ligorio était l’archéologue qui avait découvert
celui du Palais d’Hadrien à Tivoli ; celui de Vicino était entouré de
parterres de fleurs, selon les contemporains. On voit encore deux
lions (27) entre une Sirène (26) à deux queues écaillées (ci-
dessous) et un autre personnage doté d’ailes de griffon, imité de
figures étrusques : ce sont Echidna, monstre primordial à corps
de femme et queue de sirène, mère des lions, et la Furie ailée
(28 - ci-dessous). Proserpine et les deux Sirènes sont toutes trois
un symbole de mort et de sexualité, mais elles semblent ici
envelopper et protéger un espace de sérénité qui favorise la
méditation lors que les désirs sensuels sont apaisés.
Un rocher placé à l’entrée de l’hippodrome porte une inscription
qui est la louange du jardin : « Memphis et toutes les autres
merveilles qui eurent autrefois un grand prix pour le monde
cèdent la place au bois sacré qui ne ressemble qu’à lui-même et
à rien d’autre ». C’est la dernière merveille du monde que vous
êtes en train de visiter…
Revenons enfin sur le (11), la Petite maison penchée, dont nous n’avons pas parlé et qui devait se trouver près de
l’ancienne entrée du Parc : l’inclinaison est délibérée et non accidentelle. Elle est dédiée au cardinal Cristoforo
Madruzzo et au cardinal Farnèse, les deux voisins et amis de Vicino. Pourquoi est-elle ainsi penchée ? C’était le
premier monument que voyaient les visiteurs du prince, et le seul qui était construit et non taillé dans la pierre
jusqu’à la fin où se trouve le Temple construit en l’honneur de Giulia. Vicino a donc sans doute voulu tout de suite
marquer ses références et ses intentions : face aux infortunes, la tour penche mais ne cède pas ? Hommage à la
force de Giulia lorsqu’il était à la guerre ? Regrets de la perte de puissance de la famille Orsini ? En tout cas Vicino
veut créer un malaise et une interrogation chez le spectateur, qui par la fenêtre inférieure ne voyait que la terre, et
par la fenêtre supérieure que le ciel, tandis qu’il était en déséquilibre sur le sol de l’étage en pente, et faire qu’on soit
contraint de recourir à sa force morale et mentale, « sol per sfogar il coro », rien que pour épancher mon cœur,
comme dit l’inscription de Vicino.
Il faudrait encore considérer la centaine de plantes et d’arbres, souvent exotiques, que Vicino fit mettre dans son
jardin et qui aujourd’hui ont disparu… Et continuer à réfléchir sur tout cela pour trouver des interprétations
cohérentes de cet ensemble volontairement ambigu.
Jean Guichard, 4 mars 2018
Bibliographie : pour aller plus loin, vous pouvez lire
* l’ouvrage de Jessie Sheller, Le jardin de Bomarzo, une énigme de la Renaissance, Actes Sud, 2007, 128 pages ;
* Società del Giardino di Bomarzo, Guida al Parco dei Mostri, s.d., intéressant par ses schémas, mais sommaire dans ses explications ;
* Dove, Guida alle ville e ai giardini d’Italia, s.d., pp. 106-109 ;
* Michel Random, L’art visionnaire, Fernand Nathan, 1979 ;
* Et puis, imprégnez-vous des textes et des images de Francesco Colonna (1433-1527), Le Songe de Poliphile (1467), traduction de
l’Hyperotomachia Poliphili par Jean Martin (Paris, Kerver, 1546), présentée par Gilles Polizzi, Imprimerie Nationale, 1994.
C’est un livre à clefs, ésotérique, d’un moine dominicain vénitien, qui a joué un rôle très important dans la création des jardins de la Renaissance et surtout
de l’époque maniériste, mais aussi dans l’œuvre littéraire de plusieurs écrivains, comme Rabelais, L.a Fontaine et plus tard Gérard Nerval ou récemment
Ian Caldwell et Dustin Thomasson dans leur roman La Règle des quatre,0 publié aux Etats-Unis en 2004 et traduit en France en 2005 par Hélène le Beau
et François Thibaux chez Michel Lafon et réédit& en Livre de Poche en 2007. Un des héros, Paul, travaille à décrypter L’Hyperotomachia Poliphili. Le livre
continue à alimenter des utopies architecturales.
Plan du Sacro Bosco de Vicino Orsini
1
2
3
4
5
17
10
19
10
21
23
27
26
28
11
Regardons pour finir ces quelques dessins réalisés en 2008, lors de sa visite du Parc, par Jean-François Pornet que nous remercions de sa confiance
(voir un autre dessin plus haut) :