Piemonte : Le Piémont - Histoire 3
8)
Vers le régime absolutiste des Savoie
La construction de la forteresse de Turin était une illustration de la révolution militaire qui
transforme alors le Piémont. L’évolution des techniques de guerre, l’apparition de l’artillerie, rendent
inutiles les anciennes fortifications, et exigent la construction de nouvelles forteresses à bastions ; le
siège de ces villes fortifiées remplaça la bataille classique. Dès son arrivée au pouvoir, Emmanuel-
Philibert s’employa à la construction de villes fortifiées, à Turin d’abord, puis Vercelli, Ceva,
Savigliano, Cuneo, Mondovì, malgré la pauvreté de ses moyens financiers. Ces chantiers coûtaient
cher mais apportaient aussi du travail à une main-d’œuvre importante (plus de 2000 maçons
travaillèrent à la citadelle de Turin).
Cette transformation comporte aussi l’institution d’armées permanentes qui remplacent
progressivement les compagnies mercenaires et celles qui étaient fournies par les nobles
composées de cavaliers dont l’entretien était à leur charge. La révolution militaire avait rendu
prédominante l’infanterie, bien armée de piques et d’arquebuses, qui l’emportait sur la cavalerie
cuirassée. Sous Charles Emmanuel II sont créés les premiers régiments permanents d’infanterie
dont chacun aura un nom permanent et non plus celui de son colonel ; sous Victor Amédée II, les
forces passent de 7500 hommes en 1682 à 25 000 en 1704. Pour entretenir et payer ces soldats
permanents, on lève un impôt spécifique appelé « Quartier d’hiver ».
Le régime plus centralisé et absolutiste des Savoie impose à ses sujets de nouvelles charges
fiscales. Emmanuel-Philibert avait considérablement augmenté l’impôt sur le sel, qui s’ajoutait à
toutes les autres taxes, gabelles, fouages déjà ramassés auprès des communautés qui parvenaient
difficilement à faire face à ces dépenses fiscales : pour avoir de l’argent rapidement, les ducs vendaient même à des banquiers le droit de recueillir les taxes, et
que les villes et les communautés devaient ensuite payer. Pour financer les guerres, on levait des impôts extraordinaires, par exemple sur le blé auprès des
paysans (1601). Mais on levait aussi des impôts pour payer les mariages, les voyages princiers, mais surtout les entreprises militaires. Tout cela diminue
l’autonomie des communautés locales, en diminuant leurs revenus et en les rendant plus dépendantes du pouvoir central à qui elles demandaient des
exemptions, en échange de liens de gratitude. On institua de plus peu à peu une péréquation entre les communes, qui permit au duc de s’ingérer dans la gestion
des finances locales. L’État contrôlait aussi le commerce, les péages, les douanes, les axes routiers. Tout cela coûtait cher à ses sujets, mais permit aux Savoie
de limiter considérablement la dette publique qui n’était que du triple des rentrées annuelles, alors qu’elle était de 7,5 pour un en Toscane, 13 pour un à Venise, et
17 pour un dans l’État de l’Église.
Cette évolution de l’État dans un sens absolutiste se traduisit aussi par une réorganisation des institutions de gouvernement, des
changements de nom et de fonctions : le duc prenait ses décisions seul après n’avoir consulté que ses secrétaires
favoris ; les deux « Consigli cismontani » de Turin et Chambéry devinrent des « Sénats » ; le dédoublement de la
Chambre des Comptes fut aussi maintenu ; l’augmentation de la fiscalité imposa une multiplication des offices de
Trésorerie. Les « Secrétaires d’État » passèrent de 8 en 1580 à 23 en 1619 et à 42 en 1628 ; le premier secrétaire
était une sorte de premier ministre.
Cela se traduisit par la constitution d’une élite, qui devint plus turinoise que savoyarde, et qui constitua le plus sûr
moyen d’ascension sociale : les « bourgeois » d’origine, juristes et financiers, constituèrent une nouvelle aristocratie
propriétaire de grands palais et titulaires de fiefs, composée des anciens notaires, avocats, financiers, marchands
qui avaient fait carrière au service de l’État. Il fallait 3000 ducats de rente annuelle pour être nommé comte, 4000
pour être nommé marquis !
Le prince devient une « Altesse » qui a un rapport de domination sur sa cour, dans un rapport entre maître et
serviteurs, car il tient son pouvoir de la grâce divine : Emmanuel-Philibert avait été élevé à la cour de Philippe II
d’Espagne et en avait importé les formes. La cour du duc devint « une scène indispensable pour maintenir la foi
dans l’idéologie princière » (Barbero, op. cit. p. 245) ; Emmanuel-Philibert eut une cour de 200 personnes plus les
90 de la cour de la duchesse Marguerite de Valois ; Marie-Christine de France avait à elle seule 300 personnes à
son service, et cela représentait 31% des dépenses de l’État. Ainsi se forma une noblesse toujours moins soucieuse de son autonomie
et toujours plus dépendante de la cour princière, où les fêtes, les bals, les spectacles contribuaient à affirmer la centralité de l’État dans la
société piémontaise.
Un autre moyen d’ascension sociale et une source de revenus était la carrière militaire, tant pour les bourgeois qui achètent une charge et
deviennent capitaines que pour les paysans qui deviennent soldats, sont payés et ont une retraite.
Turin se confirme bientôt comme la nouvelle capitale ; elle est la seule ville du Piémont à augmenter régulièrement sa population : 14 244
habitants en 1571, 24 000 en 1614, 44 000 en 1700, alors qu’aucune autre ne dépassera 8500 habitants. Elle jouit de privilèges et
d’exemptions fiscales, elle n’a pas l’obligation de payer l’hébergement des troupes, et cela attirait
de nouveaux habitants, ce qui n’évite pas les conflits entre le duc et la commune, en particulier
avec les marchands et artisans, plus imposés. Le développement de Turin fut suivi par de grands
architectes, Ascanio Vitozzi, Carlo et Amedeo Castellamonte et géré par le nouvel organisme du «
Magistero delle fabbriche » ; les palais nobiliaires et les grands églises baroques se multiplièrent ;
les nouvelles fortifications furent assez puissantes pour résister aux attaques des Français en
1706. Et tout autour de la ville se construisit la « couronne de délices » des villas ducales, de Villa
della Regina à la Venaria Reale.
Le duc et sa cour s’approprient toujours plus la vie religieuse et festive qui est marquée d’un sceau dynastique
plus que municipal : les reliques des anciens martyrs, Avventore, Solutore et Ottavio, toujours honorés comme
protecteurs de la ville sont confiées aux jésuites dans la nouvelle église des Saints Martyrs et la procession en leur
honneur est dominée par le duc et sa cour, sans que les citoyens y jouent le moindre rôle : lors de la procession si
importante du Corpus Domini, ce sont les nobles de cour qui portent le baldaquin ; à la
Consolata, Charles Emmanuel éloigne les moines et les remplace par un ordre qu’il favorise, les
« Foglianti »; l’église San Lorenzo est édifiée sur piazza Castello parce que c’est le 10 août, jour
de la fête du saint, qu’Emmanuel-Philibert avait gagné la bataille de Saint-Quentin ; le culte du
Saint Suaire, propriété du duc, transféré de Chambéry à Turin en 1578, fait l’objet de grandes
fêtes présidées par le cardinal Carlo Borromeo, moment de communion entre le peuple et la
dynastie, et le cardinal dut insister pour que la relique fût déposée dans une chapelle du Dôme
plutôt que dans un oratoire privé du palais ducal.
L’absolutisme ducal s’appuie en effet beaucoup sur une Église dont la hiérarchie est plus
politique que religieuse ; les évêchés étaient attribués aux enfants et parents des familles
nobles, sources de revenus et de pouvoirs sans aucune obligation de résidence et où l’évêque avait la possibilité de se faire
représenter par un vicaire qu’il nommait lui-même. C’est à Turin que culmina ce système de nominations politiques, de népotisme, de
cumul des charges, d’absentéisme. Ainsi les Della Rovere occupèrent longtemps l’archevêché de Turin : Domenico Della Rovere
cardinal à 35 ans, devint évêque de Turin en 1482, c’est lui qui fit édifier la nouvelle façade du Dôme ; habitant Rome, il se faisait
représenter à Turin par son neveu Giovan Lodovico qu’il nomma pour le remplacer en 1501 ; et ce Giovan Domenico nomma son
neveu Giovan Francesco qui prit le siège en 1515 ; leur succédèrent les Cibo, dont les vicaires furent d’autres Della Rovere ; dont l’un
occupa à nouveau le siège jusqu’en 1582. Mais le même système régnait dans les autres évêchés, à Vercelli (les trois fils du puissant financier Sebastiano
Ferrero), à Saluzzo (Giovanni Andrea, cousin du pape Jules II Della Rovere, céda l’évêché à son frère Sisto, et Saluzzo ne vit jamais ni
l’un ni l’autre). Le Concile de Trente ne réussit pas à modifier le système, car le duc de Savoie avait le droit d’approuver les candidats,
c’est-à-dire en fin de compte de les nommer ; un des fils de Carlo Emanuele I, le prince Maurizio, fut nommé cardinal à 15 ans et évêque
de Vercelli à 19 ans. Le même système fonctionnait pour les nominations de commanditaires des monastère bénédictins : en 1687,
Victor Amédée II voulut s’attacher son jeune cousin, le prince Eugenio di Savoia, il lui attribua les commendes de deux de ses
monastères.
Par contre, la Contre Réforme parvint à discipliner un peu le clergé séculier, appauvri, peu cultivé (sachant mal le latin), concubinaire. Et
la période vit apparaître de nouveaux ordres religieux, organisés, disciplinés et efficaces, en particulier dans la lutte contre les
protestants, en premier lieu les Jésuites, favorisés par Emmanuel-Philibert « pour tenir ses sujets dans la sainte crainte de Dieu et la
confirmation de la sainte foi catholique ». Ils ont une position sociale élevée, une culture chevaleresque et un esprit militaire qui en font
l’instrument idéal pour prêcher contre les protestants, et les Vaudois. Avec eux interviennent les Capucins, et des ordres enseignants
comme les Barnabites, les Oratoriens, les Théatins (auxquels appartenait l’architecte turinois Guarino Guarini), les Carmélites et les
Feuillants (« i Foglianti ») venus en 1592 d’une séparation des Cisterciens français et qui furent installés à la Novalesa, à Staffarda, à
Pinerolo et au sanctuaire de la Consolata de Turin. Les religieux constituaient donc un pourcentage important de la population : à Turin
en 1703, 4,3% du total, soit 818 prêtres, 760 moines, 397 religieuses.
L’Inquisition se livre à la chasse aux sorcières, surtout dans les zones de montagne entre 1570 et 1620, et à la répression du
protestantisme qui s’est répandu parmi les intellectuels (Université de Turin) comme parmi les marchands et ouvriers
textiles de Chieri. En 1565, un édit d’Emmanuel-Philibert ordonne à tous les protestants d’abjurer ou de quitter le pays.
Les communautés protestantes disparaissent aussitôt pour se réfugier à Genève ou à Lyon ; le calvinisme subsiste au
contraire à Saluzzo, ce sera en 1588 le prétexte offert à Charles Emmanuel I de conquérir le marquisat de Saluzzo pour
en éliminer cette « secte abominable ». Pour les persécutions contre les Vaudois, voir dans l’annexe du dossier.
La diffusion de la doctrine catholique alla de pair avec la réforme de l’assistance aux pauvres des villes. Ce fut l’œuvre
de la Compagnie de Saint Paul, confrérie créée en 1562 sous l’influence des Jésuites, qui ouvre le Mont de Piété de Turin
en 1579, l’ « Hôtel de Vertu » en 1580 et l’Hôpital de la Charité en 1628 : il s’agissait de répondre au développement de
l’usure qui endettait les couches les plus pauvres, d’instruire des enfants pauvres pour en faire des artisans de la soie,
d’hospitaliser les malades mais aussi les pauvres pour éviter le scandale de la mendicité. La Confrérie de la Miséricorde
assiste les condamnés à mort et a le droit d’en gracier un par an ; la Compagnie de Saint-Roch ensevelit les morts en
temps de peste, et la compagnie de la Sainte Croix s’occupe de racheter les chrétiens devenus esclaves des Turcs. À
cela s’ajoutent les confréries de dévotion, comme les Disciplinati, le Corpus Domini, le Rosaire ; le pouvoir central
contrôle étroitement ces confréries, les utilisant pour l’endoctrinement de la population et la défense contre les hérésies. Les anciennes confréries, comme celle
de l’Esprit Saint, qui se proposaient plus de promouvoir la solidarité communautaire par des distributions de vivres (les plats de
lentilles) sont au contraire combattues par le duché qui se soucie d’abord de contrôler et canaliser la religiosité populaire. C’est dans le
même but qu’il surveille les sanctuaires où se déroulent les grandes manifestations populaires de dévotion à la Vierge (sanctuaires
d’Oropa, de Crea, ou celui plus récent de Vic, près de Mondovì) : en 1594 se répand le bruit que la fresque d’un pilier représentant la
Vierge a saigné après avoir été frappée accidentellement ; aussitôt, Charles Emmanuel I fait gérer le lieu par des Jésuites et des
Feuillants de sa connaissance et fait construire un grand monastère par Vitozzi pour en faire le centre d’un culte dynastique, y réaliser
des pèlerinages avec la cour et y instituer sa propre sépulture, jusqu’à ce que le sanctuaire devienne lieu de pèlerinage de
montagnards locaux hostiles à la gabelle sur le sel ! En 1706, Victor Amédée II fait construire la basilique de Superga pour célébrer sa
victoire sur la France et en fait la sépulture dynastique, loin de toute religiosité populaire.
Pour augmenter son pouvoir, le duc féodalise ses terres, vendant de plus en plus de communautés sous forme de fiefs confiés à
des vassaux soumis au duc, en même temps qu’ils lui fournissaient des ressources appréciables. Les acheteurs sont les financiers, les
spéculateurs, les sous-traitants des gabelles, les notaires, les officiers ducaux qui matérialisent ainsi leur position sociale et structurent
une nouvelle classe dominante (Voir la comédie de Tana d’Entracque, ‘l Cont Piolet, qui se moque de l’un de ces nouveaux petits
nobles). Mais ces ventes sont aussi pour les grandes familles un moyen de se renforcer encore plus, comme les Benso qui
n’achetèrent le fief de Cavour qu’en 1649.
Le Piémont est alors considéré comme un pays riche, du fait de son agriculture qui produisait les 4 cinquièmes de sa richesse ; cela le rendait moins sensibles
aux cycles de la conjoncture qu’aux guerres qui ravageaient la campagne et aux épidémies de peste, comme ce fut le cas au milieu du XVIIe siècle (guerres et
épidémie de 1630) où la famine versa sur les routes des milliers de désespérés qui se réfugiaient dans les villes à pratiquer la mendicité ; la prospérité ne
reviendra qu’après 1660, mais cela a contribué à renforcer l’importance de la capitale, seule ville capable d’absorber ces phénomènes : Turin a 44 000 habitants
en 1700, alors qu’aucune autre ville du Piémont ne dépasse 8000 habitants.
L’agriculture produit surtout des céréales, blé, seigle, et peu à peu maïs réservé aux animaux et, dans les périodes de famine seulement, aux humains ;
l’élevage bovin, facilité par l’irrigation des prés et l’abondance des canaux, gagne du terrain sur l’élevage ovin ; le développement de l’industrie de la soie pousse à
l’implantation des mûriers. La population paysanne est constituée par une multitude de petits propriétaires (moins d’un hectare, ce qui obligeait à avoir aussi un
travail salarié) possédant une minorité de la surface, face à une minorité de grands propriétaires aisés, souvent vivant à la ville, qui confiaient la gestion de leurs
terres à des métayers qui habitaient sur place ans une maison en dur avec des toits de tuiles ou de lauses ; mais le métayage laisse parfois la place à une forme
de gestion de type capitaliste, où les fermes sont louées à un entrepreneur qui les fait cultiver par des ouvriers agricoles. Le Piémont a donc vu disparaître la
propriété féodale encore vivante ailleurs, et, grâce à la filature et au travail d’ouvrier agricole, les petits paysans ne sombrent jamais dans la misère. De plus, la
production excédentaire permettait d’exporter céréales et viande, faisait place à une couche importante de commerçants, et poussait à un développement
considérable des marchés et des foires. Enfin, le Piémont avait une population nombreuse de montagnards qui, pendant quelques mois de l’année, venaient
travailler en ville comme ramoneurs, porteurs, palefreniers, porteurs d’eau, etc. tout en gardant leur maison dans le village où ils payaient leurs impôts, et où ils
sont assurés de ne pas mourir de faim, grâce à la consommation des châtaignes.
Une autre couche sociale se développe dans cet État centralisé, c’est celle des financiers, qui prospèrent par le crédit qu’ils accordent aux princes et aux
marchands, comme Agostino Quarino (qui dispose aussi d’une banque à Lyon) et toute une élite financière turinoise, les Gabaleone, Carello, Cane, Baronis,
Negro, Giorgis, Gentile, Turinetto, Graneri, parfois soumis à d’énormes risques de faillite.
Enfin, le Piémont commence à développer une première forme d’industrie, de la laine à Biella , de la toile pour les voiles des bateaux vénitiens et génois, du
chanvre pour les cordages. Le plus grand centre industriel est Chieri, avec son industrie du coton ; la ville dispose d’une importante main-d’œuvre paysanne qui
complète par son salaire une activité agricole insuffisamment rémunératrice. Le coton connaîtra ensuite la concurrence de la soie de Racconigi, dont le commerce
avec la France (Lyon) est important. Ainsi, ce premier développement industriel se traduit par une intégration entre ville et campagne, avec des activités
décentrées qui emploient beaucoup de paysans travaillant à domicile. Cela facilitera le développement technologique, particulièrement dans le domaine de la
filature, qui fera du Piémont la région la plus avancée d’Europe dans ce domaine au XVIIIe siècle : à côté du travail à domicile commencent à se développer de
grandes filatures industrielles, comme celle du comte Galleani à Turin, celle de Clerici et Lanzone à Mondovì, celle de Peirone à Racconigi (2500 ouvriers dans 19
établissements), qui emploie de 200 à 300 ouvriers.
9)
Le XVIIIe siècle et l’occupation napoléonienne
Le XVIIIe siècle est pour le Piémont une période de croissance démographique et économique, avec des hauts et des bas, selon
l’abondance des récoltes et les périodes de guerre : guerre de succession d’Autriche (1740-48) qui se déroule en partie au Piémont,
entre les Français et les Autrichiens auxquels s’est allié Charles Emmanuel III, roi de Piémont Sardaigne : la guerre se termine par la
paix d’Aquisgrana (Aix-la-Chapelle) par laquelle Marie Thérèse d’Autriche devient impératrice. Le traité d’Utrecht (1713) avait terminé
la guerre de succession espagnole, et le Piémont y avait obtenu le Monferrato, la Lomellina, la Val Sesia et Alessandria ; en 1738, il
s’était augmenté de Novara et Tortona ; avec le traité d’Aquisgrana, le Piémont obtient les vallées du Lac Majeur, Vigevano,
Voghera, l’Oltrepò pavese et le haut Novarese. En 1700, le recensement fait apparaître 706 000 habitants ; on en compte 1. 377. 600
en 1734 ; après 1748, la population continue d’augmenter, le total est de 2. 168. 238 en 1774, la croissance a été de 26% en 40 ans.
La population stagne après l’occupation de Bonaparte : de 1805 à 1814, les 5 départements entre lesquels est divisé le Piémont
(Po, Dora, Stura, Marengo, Sesia) comptent 1 600 000 habitants, auxquels il faut ajouter les 240. 000 du département de l’Agogna
(Novarese cédé au Royaume d’Italie), les 187. 000 de Tortona, Voghera et Bobbio (Département de Gênes) et les 140. 000 d’Acqui
et Ceva (cédés au département de Montenotte), soit un total de 2. 167. 000 personnes.
L’agriculture reste le secteur dominant ; la population rurale représente environ 87%, la population urbaine 13%. On utilise encore
les vaches et les bœufs pour le labourage, rarement les chevaux ou les mulets ; les rendements du blé sont au mieux de 4 à 5 fois la
semence (11 à 12 fois en Angleterre) ; la culture du fourrage ou du trèfle alterne avec celle des céréales ; plus tard on alterne blé et
maïs, ce qui permettait d’avoir toujours une alimentation garantie. Pour les céréales, la répartition était de 36% de blé, 27% de
seigle , 20% de maïs, 12% d’avoine et d’orge, 5% de riz (qui atteint au contraire 13 à 19% dans les 4 provinces intéressées de Biella,
Vercelli, Novara et Lomellina, et il passe de 7400 hectares en 1728 à 20 000 en 1792), en moyenne car le pourcentage est différent
selon les régions. On exporte souvent le blé et on mange du pain noir de seigle ; le riz est totalement vendu ; le maïs est de plus en
plus consommé provoquant une diffusion de la pellagre, due au manque de protéines animales.
Mais on cultive aussi la vigne (13% de la terre cultivée), du vin de qualité médiocre en plaine, de bonne qualité sur les collines (Barolo et Barbaresco). À Turin, on
consomme en moyenne 250 litres par an et par habitant. Une autre force de l’agriculture piémontaise est l’élevage : 479. 000 bovins, 354. 000 brebis et chèvres,
91. 000 porcs, 19. 000 chevaux, 15. 000 mulets et 60. 000 ânes en 1734. Enfin les bois se ressentent de la transformation de la société : on déboise de plus
en plus dans une économie en développement, bois à brûler, bois pour le charbon de bois, etc. Les filatures piémontaises consomment chaque année de 35. 000
à 45. 000 tonnes de bois de combustible.
La majorité des paysans, en particulier les journaliers vivent encore mal, mais échappent à la misère, sauf dans les périodes de disette pour mauvaise récolte, où
les journaliers se réfugient dans les villes pour devenir mendiants ; les salaires ne suivent pas la montée des prix ; vers le milieu du siècle, un homme gagne 10
sous par jour, une femme 5 à 6 ; dans les rizières, le salaire monte jusqu’à 30 sous par jour.
Le Royaume de Piémont- Sardaigne après1748. Il comprend la
Sardaigne.
portrait de Carlo Emanuele I
(1559)
portrait de Vittorio
Amedeo I (XVIIIe s.)
portrait de Maria-Cristina
di Francia (XVIIe s.)
Le Saint Suaire de Turin
coupole de la chapelle du Saint Suaire
coupole de San Lorenzo
Emmanuel Philibert
la chapelle du pilier du sanctuaire.
Sanctuaire de Vicoforte, construit en 1596 par
Ascanio Vitozzi Les 4 clochers sont de 1891
Basilique de Superga, de Juvarra
, 1717-1731.
L’industrie se développe et d’abord celle de la soie, secteur d’avant-garde qui représente 80% des exportations, devant le riz (6,6%), le bétail (4,5%) et le vin
(2,1%). La qualité de la soie piémontaise l’emporte de beaucoup sur toutes les autres productions européennes, y-compris l’Angleterre. Les techniques sont
protégées par l’État, qui interdit toute exportation technologique aux ouvrières et aux techniciens ; on exporte les filés de soie et on commence à fabriquer des
tissus, en favorisant les premières expériences de manufactures. En 1787, il y a plus de 250 filatures qui emploient au moins 25.000 travailleurs ; Gianoglio à
Grugliasco emploie plus de 500 ouvriers ; les femmes constituent les 2/3 du total des ouvriers, elles sont moins payées que les hommes, mais plus que les
travailleuses des campagnes. Le tirage de la soie, travail saisonnier, occupe 50.000 ouvrières. Les filatures industrielles se traduisent dans le paysage par de
grands bâtiments de brique à 2 ou 3 étages. Comme la production par métiers individuels dans les maisons, ce mode de production s’est réparti sur tout le
territoire piémontais.
L’industrie de la laine a des caractères semblables ; elle produit des lainages de qualité médiocre, consommés à l’intérieur, et qui, paradoxalement, prospèrent
en temps de guerre pour l’équipement des armées ! Il y a quelques grandes manufactures, mais la majorité du travail se fait à domicile. Le coton est préparé à
Chieri (2000 ouvrier en 1719, 4000 en 1795 qui travaillent à domicile). On travaille aussi le chanvre et le lin.
Le Royaume regarde avec prudence le développement possible de l’industrie et s’inquiète des conséquences de l’existence de masses importantes d’ouvriers
vivant exclusivement de leur travail à l’usine, comme à Racconigi ; on a peur des périodes de chômage qui poussent les ouvriers à s’organiser, et on commence à
parler de « classe ouvrière ». Les industriels aussi commencent à former une « classe », bien que masquée par la société nobiliaire de l’Ancien Régime, par
exemple en 1722, le ministre Ferrero acquiert le marquisat d’Ormea et y installe une fabrique de laine. Ainsi s’est formé à Turin un noyau important de très riches
banquiers et marchands qui tirent d’énormes bénéfices du travail de la soie : le marchand Canossa , dans les années 1790, a trois usines employant 1200
ouvriers. Le « financier » fut la figure dominante du XVIIe siècle ; il tend à être remplacé au XVIIIe siècle par « l’industriel » : « Le crédit est maintenant lié de façon
dominante aux investissements commerciaux et manufacturiers, et permet des profits moins voyants ; tandis que, dans le domaine du crédit privé s’élargit
l’espace des banquiers israélites, comme le « magnifique juif » Moisé Sacerdoti de Casale, avec son chiffre d’affaires qui dépasse le million » ( A. Barbero, op. cit.
p. 312).
Au-dessus de cette réalité économique, règne un État royal tout–puissant, qui contrôle tout, règle tout,
dans le secret le plus total. État absolu, où la loi est la volonté du roi, État despotique, où rien ni
personne ne peut contester la volonté du roi, où la presse est censurée, les lettres personnelles sont
ouvertes par la police, les étudiants doivent aller communier au moins une fois par mois. Mais ce
despotisme s’exerce à travers une bureaucratie toujours plus perfectionnée et efficace qui vise à assurer
« le bonheur public ». Et le roi est prêt à faire des réformes qui améliorent ce fonctionnement de
l’administration.On a donc aussi une monarchie réformatrice, mais peu influencée par l’illuminisme,
peu éclairée par les Lumières du XVIIIe siècle : l’orthodoxie catholique est strictement respectée et ne
tolère aucune critique. La vie intellectuelle se limite à des débats d’ordre technique sur l’agriculture ,
l’industrie, l’armée, le « bonheur des nations », etc. (le roi fait créer en 1783 l’Académie des Sciences
de Turin), mais dépourvus de toute critique cis à vis de la structure sociale existante.
Les trois rois du XVIIIe siècle sont des personnalités différentes. Victor Amédée II est « le plus
encombrant, calculateur et impulsif, dissimulateur et brutal, bigot et pourtant célèbre pour ses
maîtresses, de la comtesse de Verrua à la marquise de Spigno. Homme politique sans scrupules, traître
de tous ses alliés, mais capable de réformes qui portent l’administration du royaume à l’avant-garde de
l’Europe, général médiocre et pourtant leader charismatique, (il) pilote ses états d’abord dans des
aventures guerrières désastreuses qui provoquent deuils et dévastations, puis dans une phase de
croissance et de prospérité sans précédent » (A. Barbero, op. cit. p. 315). Avec son cousin, le prince
Eugène de Savoie, il est vainqueur des troupes de Louis XIV en 1706.
Son fils Charles Emmanuel III était au contraire froid et réservé, bon stratège militaire qui visa à dominer l’Italie. Il poursuivit la politique militaire et réformatrice
de son père et ferma l’absolutisme des Savoie sur la conservation de l’héritage de Victor Amédée II, société de militaires
et de bureaucrates zélés. Son fils Victor Amédée III continue à pratiquer un absolutisme privé de toute ouverture,
totalement conservateur, très religieux, fermé aux lettres et à la philosophie ; par ses gouverneurs, intendants et préfets,
il est informé de tout ce qui se passe dans le pays, en a une connaissance statistique précise qui permet un contrôle
bureaucratique efficace. Le roi est renforcé dans cette attitude conservatrice par l’arrivée à la cour du comte d’Artois,
frère de Louis XVI de France, deux mois après la prise de la Bastille en 1789 ; après lui, de nombreux nobles français se
réfugieront à la cour de Turin, dont les Condé-Bourbon ; ils y apportent l’atmosphère de Versailles dont le libertinage et
la légèreté choquent profondément les nobles piémontais et la cour royale. Mais le royaume piémontais n’en apparaîtra
pas moins comme un centre contre-révolutionnaire
au gouvernement révolutionnaire de
Paris, et le Piémont sera un des premiers objectifs
des armées révolutionnaires.
Paradoxalement, pendant cette période, l’Université
reprit beaucoup de dynamisme pour
garantir la formation du personnel administratif (plus de 8000 étudiants formés dans le siècle,
soit une centaine par an, 58% de
juristes, 25% de médecins, 17% de théologiens) ; tout l’enseignement supérieur est retiré au
clergé et géré par l’État, les
enseignants sont payés (mal) par l’État ; l’instruction militaire est assurée par les Écoles
Royales d’Artillerie, d’une qualité de
haut niveau pour les ingénieurs et scientifiques, et proche de la culture des Lumières et de
l’Encyclopédie ; quelques grands
savants marquent le Piémont, Bertola, Papacino, Lagrange, Berthollet, Cigna.
Les écoles inférieures sont moins soignées, mais malgré cela, l’analphabétisme masculin
diminue, de 70-80% au début du siècle
à 35% à la fin, l’analphabétisme féminin de 90% à 70%. La langue italienne est mal connue, et
personne ne la parle dans la vie
quotidienne ; même à la cour, on ne parle que le français ou le dialecte piémontais.
De même, la politique vis à vis de l’Église catholique est d’abord commandée par l’intérêt de
l’État : le roi est d’une parfaite
orthodoxie catholique, mais il n’admettait pas l’ingérence du Vatican dans son État : il interdisait par exemple d’afficher la liste des livres condamnés par l’Index
parce que certains l’étaient « pour avoir soutenu les droits des princes » ; il ménage les droits des Vaudois de ses vallées ; il n’hésite même pas à rentrer en
conflit avec Rome, par exemple lorsque le pape commença à refuser de nommer des évêques proposés par le roi, ou protesta contre la décision du roi de taxer
les biens du clergé qui constituait un pourcentage important de gens riches : en 1734, 8261 prêtres (0,57% de la population), 12.072 moines et religieuses
(0,68%). En Savoie, à Nice, à Pinerolo et à Aosta, pays gallicans, le Concile de Trente était refusé et le Tribunal du Saint-Office n’était pas reconnu, et selon la
région, les mêmes habitudes juridiques n’étaient pas appliquées. Il fallait négocier par exemple sur le statut des Juifs, et sur l’habitude catholique de voler les
enfants des familles juives pour les faire baptiser. Un concordat fut signé en 1727, mais dénoncé trois ans plus tard par le pape Clément XII qui mena une violente
campagne contre l’État de Savoie, dénonça la tolérance vis à vis des Vaudois et la non-reconnaissance de l’Inquisition. Pour régler ce problème, le Piémont fit
arrêter en 1736 Pietro Giannone (1676-1748. Cf photo page précédente), le philosophe napolitain partisan des Lumières et le garda en prison jusqu’à sa mort en
1748. La nomination de Benoît XIV comme Souverain Pontife en 1740 permit d’arriver à un compromis : Rome nomma à nouveau des évêques en Piémont,
accepta de ne pas nommer d’inquisiteurs titulaires ; on limita la taxe sur la propriété ecclésiastique aux biens achetés avant 1620 dans le cadre féodal. Et on
harmonisa la délimitation des diocèses avec celle des provinces. Ainsi se réalisa à nouveau l’alliance entre le trône et l’autel, qui allait devoir affronter le
jacobinisme venu de la France révolutionnaire.
Une autre force du royaume de Savoie était l’armée, assez forte et bien équipée pour faire du Piémont le seul État capable de défendre sa politique par ses
propres armes. Les forces se montaient à 20 ou 25.000 hommes, mais montèrent à 56.000 durant la guerre de succession autrichienne, soit un soldat pour 70
sujets. Les soldats étaient mal payés, 5 à 6 sous par jour, comme les ouvriers agricoles, mais les officiers, presque tous nobles sauf dans les régiments
provinciaux, et les sous-officiers étaient bien payés : un sous-officier de cavalerie gagnait plus qu’un juge ou un avocat fiscal. Les dépenses militaires absorbaient
donc 50 à 60% du budget, et étaient source de déficit public.
Les soldats de métier, volontaires, s’engageaient pour 8 ans et formaient les 12 régiments d’infanterie et les 6 de cavalerie auxquels s’ajoutaient les régiments
étrangers, suisses ou allemands ; les régiments provinciaux, en temps de paix, ne faisaient que 2 manœuvres dans l’année et étaient libres le reste du temps. Les
paysans s’étaient peu à peu habitués à la conscription.
Dans l’ensemble, le royaume de Piémont Sardaigne représentait donc vraiment une petite puissance bien armée, mais insuffisamment pour faire face aux armées
de la Révolution française.
La Révolution de 1789 se répandit dans une région qui était traversée par de nombreux conflits mais plus économiques qu’idéologiques : prix élevés des
céréales, bas salaires dans les parties de la campagne les plus capitalisées (Cuneo, Saluzzo, Pinerolo), et monopole de plus en plus total de l’aristocratie dans
les hautes fonctions de l’État (administration armée, conseils communaux, médecins, magistrats …) et dans le pouvoir politique auquel les commerçants,
entrepreneurs, industriels et autres bourgeois n’accédaient à peu près pas ; les fonctionnaires locaux
étaient méprisés et peu respectés par la noblesse et par les officiers et souvent par les prêtres. Mais la
personne du roi était encore très respectée, et il fallut attendre 1790 et 1791 pour voir apparaître des
manifestations révolutionnaires et une volonté d’imiter la France (à Dronero, Vercelli, à l’Université de
Turin où les étudiants bravent la police, appuyés par des gens du peuple et des artisans, ce qui
obligea le gouvernement à réclamer les listes des membres des corporations pour pouvoir les
contrôler).
Ce fut la France qui déclara la guerre au Piémont en septembre 1792, faisant entrer le Piémont dans
un conflit qui le ruina en 4 ans. Aussitôt le roi de Sardaigne fit retirer ses troupes à l’est des Alpes,
tandis que les manifestations révolutionnaires jacobines commençaient à se multiplier un peu partout ;
une conjuration est découverte à Turin et Asti en mai 1794, visant à emprisonner le roi et sa famille ;
elle était menée non par le peuple mais par des élites socioéconomiques (6 nobles, 12 officiers
d’artillerie, 15 avocats, 9 médecins, 6 professeurs, 15 négociants, 2
banquiers, une dizaine de boutiquiers et artisans), quelques
membres des couches privilégiées, quelques représentants des
couches productives et plus de la moitié des représentants de la «
société civile ». En avril 1796 le roi refusa la paix proposée par le
Directoire ; c’est alors que commença la foudroyante campagne de
Bonaparte qui contraint les Piémontais à l’armistice de Cherasco le
28 avril ; les jacobins proclamèrent alors la République Piémontaise
à Alba, appelant à planter dans chaque commune des arbres de la
Liberté, mais les autorités militaires françaises mirent aussitôt fin à
l’expérience républicaine. Les paysans piémontais n’avaient pas
gardé une bonne idée des militaires français, et cela ne favorisait
pas les jacobins piémontais ; plusieurs conspirations jacobines furent
découvertes et férocement réprimées ; la poussée révolutionnaire se fit malgré tout toujours plus forte
pendant l’été 1797, mais les généraux français du Directoire sont peu favorables aux jacobins et n’appuient pas les révoltés, qui sont soumis à une répression très
dure par le roi, tandis que les révoltes paysannes visant à obtenir des réformes économiques (prix du blé,taux de location des terres …) sont traitées de façon
plus douce. En décembre 1798, le Directoire, face à la situation internationale et à l’hostilité de l’Autriche, décide d’occuper militairement l’Italie, l’armée des
Savoie est désarmée sans résistance et le roi Charles Emmanuel IV se réfugie en Sardaigne le 9 décembre avec sa famille et sa cour ; à Turin est formé un
Gouvernement Provisoire de la Nation Piémontaise, commandé par le général Joubert : les communautés furent invitées à planter des arbres de la Liberté et à
brûler à leur pied tous les titres et toutes les distinctions ; on adopta le calendrier révolutionnaire. Le déficit public se montait à 200 millions et le Gouvernement
augmenta les taxes, ce qui accentua l’hostilité contre les occupants, malgré la vigilance du commandant des forces françaises, le général Grouchy. On procéda à
la confiscation des biens du clergé qui furent mis en vente avec peu de succès, si bien qu’en avril 1799, la France supprima le Gouvernement Provisoire remplacé
par un plénipotentiaire.
Grâce à la seconde coalition, l’armée du général russe Souvorov reprit alors l’offensive et conquit Milan le 28 avril 1799, et les troupes françaises se retirèrent à
l’ouest des Alpes ; il y eut une éphémère restauration, et la chasse aux jacobins et aux soldats français isolés fut alors féroce de la part des paysans menés en
particulier par Branda Lucioni qui revendiquait le retour de la monarchie. La misère et la faim régnèrent partout,
et quand les Français reprirent l’offensive, ils furent accueillis par des manifestations de joie. La seconde
campagne d’Italie reprit en 1800 et se termina par la victoire de Marengo (14 juin 1800) grâce à l’intervention du
général Desaix qui y fut tué. Battus à nouveau en décembre à Hohenlinden, les Autrichiens signèrent la Paix de
Lunéville le 9 février 1801. Le Piémont, la Ligurie et la Lombardie revenaient à la France, qui a rompu avec le
jacobinisme et rencontre l’appui de la noblesse et de la bourgeoisie pour la sauvegarde de l’ordre et de la
propriété. Le Piémont annexé à la France est divisé en 7 départements sous la direction de l’administrateur
Jean-François de Menou de Boussay (qui s’était converti à l’Islam pendant la campagne de Napoléon en Égypte
!) ; le code pénal français est introduit et le franc remplace la lire. L’assimilation à la France administrative est
marquée par la fin de l‘administration militaire : Menou se retire en 1808, et un gouverneur général est nommé,
Camille Borghese, le mari de Pauline Bonaparte, le personnel administratif est renouvelé, les plus radicaux,
proches des jacobins en sont écartés au profit d’anciens fonctionnaires des Savoie et de nobles modérés ; des
fonctionnaires français furent nommés dans les préfectures et les tribunaux. Par son intervention, Napoléon
réussit à faire sauter la barrière politique qui existait entre les nobles et les milieux bourgeois d’avocats,
magistrats, médecins, banquiers et industriels, et à constituer une classe dirigeante de « citoyens » pour qui la
seule valeur essentielle était la propriété. Les biens nationaux furent vendus à des privés, dont les propriétés
ecclésiastiques confisquées aux couvents et aux abbayes en commende, les paroisses et les confréries
conservant leurs biens ; cela représentait 62.000 hectares de terres, et fut acheté par 3555 personnes, dont un
tiers de nouveaux propriétaires (avocats, médecins, notaires …), l’objectif de Napoléon était de former une
nouvelle classe dirigeante, restreinte (1% de la population) mais qui égalise nobles, bourgeois, juifs,
catholiques et protestants et qui sera la base de la future classe dirigeante d’après la Restauration, le Congrès
de Vienne ayant obtenu du pape qu’il n’exige pas la restitution des terres confisquées. Cette nouvelle élite sera
vivement poussée à s’engager dans la gestion politique du pays pour laquelle Napoléon instaura un système
électoral de suffrage universel pour les hommes de plus de 21 ans, y-compris les analphabètes. Les élections locales firent élire 95,3% de bourgeois et 4,7% de
nobles d’Ancien Régime.
Au Sénat, le Piémont envoya 6 sénateurs (4 nobles, l’archevêque de Turin et le mathématicien Lagrange) et quelques députés, magistrats ou hommes de lettres.
En diplomatie, arrivèrent quelques grands aristocrates comme le marquis Asinari di San Marino, ambassadeur à Berlin, ou le comte Benso di Cavour, chambellan
impérial, dont le fils fut appelé Camille parce que son parrain fut le prince Camille Borghese. Cela traduit le fait que les anciennes élites monarchiques
s’adaptèrent à l’empire, sans être pour autant favorables à la France et à la Révolution, mais pour garantir l’ordre, la propriété et la religion.
Ce régime conservateur contribua cependant à moderniser le Piémont dans plusieurs domaines, et d’abord la justice : le Code Napoléon instaura un système de
juges de paix, de tribunaux de première instance et de cours d’appel qui fut innovant, par suppression de la torture, contrôle de la magistrature sur la police,
l’introduction du divorce. Pourtant, la France introduisit au Piémont les tribunaux criminels prévus pour des zones rebelles comme la Vendée, ce
qui multiplia les condamnations à mort (28 exécutions par an contre 5 à l’époque du roi).
La conscription devint obligatoire, et les conscrits piémontais répartis dans les régiments de la Grande Armée, ce qui
suscita une protestation générale et une désertion de 20% qui alimenta le brigandage dans les zones d’économie
souterraine où les brigands étaient protégés par les nobles ; mais l’instauration de la Gendarmerie, constituée de
personnel français va freiner l’action des contrebandiers et des bandits et faire régner l’ordre social apprécié des
propriétaires.
Dans le domaine scolaire, Napoléon instaure les lycées et réorganise l’Université, créant un système scolaire
moderne ; les maîtres du primaire doivent passer un examen d’habilitation ; le latin est remplacé par la langue
vulgaire, l’italien ; mais la laïcité fut abandonnée et on enseigna à l’école les « principes chrétiens ». Pourtant l’école
primaire ne fut plus à charge des municipalités mais des élèves, et le taux de scolarisation resta bas (environ
25%) ; les élèves qui voulaient apprendre le latin pour faire des études supérieures devaient se payer eux-
mêmes l’enseignement. L’École d’Artillerie est supprimée, ce qui libère la recherche scientifique du contrôle de
l’armée et permettra l’apparition de nombreux scientifiques de haut niveau, Joseph-Louis Lagrange (1736-
1813, mathématicien, mécanicien et astronome, inhumé au Panthéon), Antonio Maria Vassalli Eandi (1761-
1825, physicien spécialiste d’électricité et de météorologie), Michele Buniva (1761-1834, inventeur du vaccin
antivariolique), Tommaso Valperga Caluso (1737-1815, théologien, linguiste, astronome), Giorgio Bidone
(1781-1839, mathématicien, hydraulicien), Giovanni Plana (1781-1864, astronome), Francesco Cigna (1734-
1790, anatomiste, gynécologue), Amedeo Avogadro (1776-1856, mathématicien, physicien, auteur de la loi d’Avogadro sur atomes et
molécules).
L’intégration à la France et les guerres napoléoniennes eurent des effets économiques contradictoires : la soie piémontaise fut
affaiblie au profit de celle de Lyon, mais la laine et le coton bénéficièrent des commandes de l’armée. Le riz fut développé pour
l’alimentation de l’armée impériale, et la production des céréales profita de l’ouverture du marché français. Dans l’agriculture, Napoléon
favorise la petite propriété : la population active se compose de petits propriétaires pour 36 à 44%, les salariés agricoles représentent 29 à
30%, les métayers de 3 à 8%.
Dans l’ensemble, l’occupation napoléonienne fut une période de souffrances pour l’économie piémontaise (cherté du pain), mais elle
débloqua beaucoup de choses, intégrant les entrepreneurs à la classe dirigeante, supprimant les gabelles et les barrières douanières,
libérant les juifs et les vaudois de leurs entraves juridiques, et permettant leur entrée dans l’histoire future du Piémont (entrepreneurs juifs
comme Levi, Vita, Segre, Treves, Luzzatti, Todros).
10) De la restauration de 1815 à l’Unité de l’Italie en 1861
Napoléon abdique le 6 avril 1814 ; le 14 mai, Victor Emmanuel I débarque à Gênes et il entre à Turin le 19 mai. Il est accueilli par une foule massée dans la via
Po, du fleuve dont il franchit le nouveau pont construit par Napoléon jusqu’à Piazza Castello ; il est à cheval accompagné par les hommes à cheval de la Garde
Urbaine, et gardé par 2000 soldats autrichiens. Le rôle des Savoie a été nul dans la coalition antinapoléonienne, mais le Congrès de Vienne a besoin de créer
autour de la France quelques États coussins, et ce jeu des équilibres internationaux fait que le Piémont non seulement récupère ses États antérieurs mais
s’agrandit vers la mer par l’annexion de territoires autrefois appartenant à la République de Gênes ainsi que le Haut Novarese jusqu’au col du Simplon. Par
ailleurs Victor Emmanuel I n’a qu’une éducation de cour (les pas de danse et le cérémonial des manifestations !), aucune culture intellectuelle et aucune intuition
de ce qu’il faudrait faire, malgré les sollicitations de sa femme Marie Thérèse d’Autriche, plus ambitieuse. Il chercha donc d’abord à séduire l’opinion publique en
supprimant la conscription et quelques impôts, mais il maintint en place l’essentiel de l’ordre napoléonien : les Vaudois eurent le droit de conserver les propriétés
acquises, les Juifs durent les vendre, mais la décision ne fut pas appliquée avec rigueur, et ils restèrent dispensés de porter un signe distinctif ; les diocèses furent
reconstitués mais on les fit correspondre aux provinces ; les registres d’État civil furent rendus aux paroisses ; les congrégations furent rétablies, Jésuites compris,
mais ne purent pas récupérer les biens confisqués ; tout ce qui renforçait l’autorité de l’État fut maintenu : livrets de travail, Gendarmerie appelée « Carabinieri
Reali », système fiscal ; mais on abolit le système judiciaire napoléonien pour en revenir au système despotique donnant tout le pouvoir au roi. La population était
de 3.426.000 habitants dont 2.285.000 au Piémont.
Il n’y eut que peu d’épuration de l’ancien personnel administratif napoléonien, sinon au niveau des préfets, des présidents de tribunaux et des professeurs
d’Université ; sur les 40% de notables qui avaient été en fonction sous Napoléon, seuls furent éliminés les plus enragés des jacobins, les plus hostiles aux
feudataires locaux. Même au plus haut niveau, du gouvernement et de la diplomatie, on conserva des hommes qui avaient fait carrière sous Napoléon, même si le
haut clergé et les extrémistes de la noblesse déclarèrent leur opposition aux « nouveaux riches issus de la bourgeoisie ».
Pour sa politique, Victor Emmanuel I a besoin d’une force militaire capable de maintenir le prestige de la dynastie vis à vis de la France et de l’Autriche, et l’ordre
intérieur ; en un an il reconstitue une force qui peut mettre sur pied de guerre 96.000 hommes avec les réservistes, 8 régiments d’infanterie, 6 de cavalerie et la
milice territoriale, auxquels s’ajoutent les Carabinieri reali qui combattront le brigandage, fruit aussi bien de la révolte politique que de la misère économique, en
contrôlant les communications et les correspondances. Les carabiniers seront 2000 en 1816 et seront les garants de l’ordre intérieur restauré ; ils sont recrutés
parmi ceux qui savent lire et écrire et sont d’une moralité et d’une fidélité politique sans failles. Ils seront la principale innovation de Victor Emmanuel I et resteront
une des institutions italiennes les plus populaires. Dans l’armée s’était développé un patriotisme inspiré d’Alfieri et de Foscolo, mêlé à un libéralisme peu favorable
à une monarchie tyrannique.
Victor Emmanuel I meurt en 1824 mais ne règne que jusqu’en 1821, il renonce au trône le 12 mars après les mouvements insurrectionnels de janvier 1821.
Les idées libérales s’étaient en effet développées auprès des étudiants, des fonctionnaires et des professionnels hostiles à un régime d’absolutisme catholique qui
interdisait toute forme d’association politique, et cela donna naissance à des cercles de sociétés secrètes, de francs-maçons et de « carbonari », comportant une
part importante de l’élite noble et bourgeoise, parfois liée au prince de Carignano, futur roi Charles Albert. La plus importante fut la société
dirigée par Filippo Buonarroti qui projette une insurrection destinée à contraindre le roi à accorder une constitution et à déclarer la guerre à
l’Autriche pour libérer la Lombardie. Des mouvements civils et militaires se déclenchent entre janvier et mars 1821. Le prince de Carignano,
nommé régent en attendant l’arrivée de Charles Félix, proclama la constitution, mais fut désavoué par Charles Félix devenu roi et dut
s’exiler. Charles Félix noie l’insurrection dans le sang, prononçant 71 condamnations à mort (dont 69 par contumace), à la prison 255
insurgés, à la dégradation plus de 600 officiers et des centaines de sous-officiers et à de nombreux exils.
Le règne de Charles Félix dura dix ans, de 1821 à 1831. L’épuration des professeurs le conduisit à remettre l’enseignement entre les
mains des religieux, surtout les Jésuites. Il fit surveiller très étroitement l’armée, ses idées politiques,
sa religiosité, sa discipline, faisant baisser considérablement le moral des forces armées. Pour tout, il
s’appuya sur les forces catholiques réactionnaires. Il fit pourtant quelques réformes : enseignement
primaire gratuit dans toutes les communes et ouvert aux filles, mais confié aux prêtres avec
catéchisme obligatoire ; encouragement de la diffusion de l’instruction par une presse populaire (la «
Bibliothèque populaire » lancée en 1828 par l’éditeur Pomba) : tribunaux avec une
magistrature salariée sur le modèle napoléonien. C’est par ailleurs une période de
croissance économique : la population passe à 2.481.000 habitants,
développement du réseau routier, réalisation de la première Exposition Universelle
de Turin en 1829, rénovation de Turin (Places Vittorio Veneto e Carlo Felice,
Musée Égyptien), modernisation des industries de la laine et du coton. Son règne
est donc un mélange de régression idéologique et de vitalité économique.
Les Rois de Piémont Sardaigne :
- : (1666-1732), fils de Charles Emmanuel II,
(1713-1720), puis (1720-1730) , abdique en 1730.
- : (1701-1773), fils du précédent.
- : (1726-1796), fils du précédent
- : (1751-1819), abdique en 1802, fils du
précédent
- : (1759-1824), frère du précédent. Abdique en
1821 au profit de Charles Félix.
1821- : (1765-1831), frère des précédents
- : (1798-1849), cousin éloigné des précédents
- : (1820-1878), fils du précédent ; devient roi
d’Italie en 1861 sous le même nom de Victor
Emmanuel II.
Le roi Victor Amédée II et sa maîtresse Jeanne
Baptiste de Luynes, comtesse de Verrua.
À gauche : récolte des feuilles de mûrier ; au centre : préparation des écouvettes (le « bosco ») ;
à droite : filature de soie (1948)
09-11-1799 : 18
Brumaire, Bonaparte
abat le Directoire et
devient Premier
Consul ; il reprend
l’offensive.
14-06-1800 :
victoire de Marengo
et paix de Lunéville.
1801 : la
République Italienne
remplace la
Soldats napoléoniens
Cisalpine (capitale Milan) ; les
Savoie sont réduits au Royaume
de Sardaigne.
Territoires
indépendant
s : Sicile (aux
Bourbons) et
Sardaigne
(aux Savoie
Royaume d’Italie : Napoléon roi
d’Italie à partir de 1805 + territoires
annexés (Gênes, Toscane, États du
pape) ; Royaume de Naples :
Joachim Murat
Joseph-Louis Lagrange
Carabiniers de la nouvelle
Gendarmerie Nationale
Charles Félix
Statue de Charles Albert
Turin, Palazzo Carignano.
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