Poésie en musique - chapitre 40
40- Conclusion
Marche vers la conscience et la joie par la poésie et la musique
Eustache le Sueur (1616-1655), Melpomène, Erato et Polymnie, 1652-1655 - Louvre = Muses du chant et de l’Harmonie musicale,
de la poésie lyrique et érotique, de la Rhétorique et de l’éloquence
C’est un heureux hasard que l’écriture de ce texte s’achève le 21 mars 2021, Fête mondiale de la Poésie, arrivée du
Printemps dans le rythme de la nature. Et ce jour est aussi celui de la naissance d’Alda Merini, par laquelle nous le
terminons, 21 mars 1931. De tous les enfers, la poésie permet de sortir pour se retrouver dans un paradis, et si elle
porte ce vêtement qu’est la musique, elle peut alors « aller dans le monde », être publiée, mieux lue car mieux
écoutée, et mieux comprise par le plus grand nombre de ces personnes comme nous tous, enfermées dans l’asile de
l’ignorance, de la consommation, de l’oppression sociale et politique, de l’aliénation économique, de la soumission à
des hommes et à des classes surtout soucieuses de garder leur pouvoir matériel et intellectuel : on a vu combien
souvent les « poètes » se sont heurtés aux pouvoirs et aux intellectuels dominants, de Dante au Tasse, de Leopardi
à Dino Campana, des poétesses de l’époque baroque à Alda Merini. Tous en tout cas, à partir de leur expérience,
de leurs souffrances, de leurs manques, de leurs désirs, ont contribué à nous révéler mieux ce que nous sommes en
vrai aujourd’hui comme hier.
C’était l’objectif de ce travail, redécouvrir une histoire de la poésie italienne si souvent revêtue d’une musique
indispensable. Une « histoire » ?, non, mais une « anthologie », qui donne à ceux qui ne la connaissent pas, une
première idée de ce qu’elle a été, du douzième siècle à nos jours. Il y a eu beaucoup d’autres poètes, pour beaucoup,
nous n’avons pas trouvé d’illustrations par la lecture ou la musique, la recherche peut continuer. Il manque donc de
grands poètes comme Michelangelo Buonarroti ou Filippo Tommaso Marinetti, de grands poètes dialectaux,
comme Carlo Porta, et de si nombreuses poétesses oubliées par l’histoire littéraire. Il aurait fallu parler aussi de quelques auteurs-compositeurs-interprètes
(cantautori) qui écrivent sans doute une part importante de la poésie contemporaine, Francesco Guccini, Paolo Conte, Fabrizio De André, Angelo
Branduardi, Lucio Dalla, Piero Ciampi, Giorgio Gaber, Roberto Vecchioni, Francesco De Gregori, etc. (Voir notre article « La chanson est-elle la forme
moderne de la poésie ? » dans la revue Franco-Italica (Universités Chambéry / Turin), n° 12, Automne 1998, Regards sur la chanson italienne actuelle). Mais
nous en avons longuement parlé dans nos ouvrages sur l’histoire de la chanson italienne .
Surtout lorsque la poésie est en italien , surtout lorsqu’elle est associée à une voix qui lit ou qui chante, la poésie est une des productions les plus hautes de la
conscience humaine, elle est un des arts qui nous permet de prendre conscience de nos misères, de nos faiblesses, de nos doutes, et de les transgresser. Car,
comme tout art, elle est la réponse à un manque, à un désir impossible à satisfaire, comme nous l’avons montré sur ce site dans « Littérature - Quelques poèmes
d’amour », que je termine par ce texte que j’avais écrit en mai 1978 :
« Poésie comme expression du désir, tentative de combler l’espace entre l’objet du désir et moi, de rapprocher de moi l’objet de mon désir, par la médiation de la
parole, de l’écrit, de s’approprier symboliquement l’objet du désir, donc de satisfaire le désir ; tentative toujours à reprendre, car jamais n’est atteint l’objet de façon
définitive et stable, ou alors il n’est plus désiré. En ce sens, la poésie est action, praxis qui transforme le réel, production d’un texte qui est appropriation
symbolique du réel, étape vers une appropriation réelle du réel, comme il arrive dans la poésie amoureuse qui vise toujours
à l’expression du désir amoureux, et qui, en disant le désir, tend à provoquer dans le réel une réponse de la personne
aimée et désirée, ou plutôt qui substitue à l’objet réel cet objet fantasmé et fantastique qui est souvent l’objet réel du désir,
celui à travers lequel est désiré l’objet réel.
Poésie religieuse aussi, comme expression du désir à l’état pur, celui qui a trouvé en Dieu son objet à la fois impossible à
atteindre, – parce que toujours au-delà de toute étreinte –, et toujours là pourtant, ne manquant jamais, répondant toujours
au désir de par son infini même. En Dieu, la Mère est retrouvée, jamais possédée et toujours aimante ; c’est pourquoi Dieu
se médiatise aisément dans la Vierge Marie, mère aimante de ce Fils dont nous sommes les frères, et pourtant intouchable
dans sa Sainteté et dignité de mère de Jésus le Sauveur, inaccessible dans son Ciel, et pourtant présente dans sa pleine
humanité, son amour concret de mère humaine, sa douleur de femme humaine. Et quand les frères franciscains se
retrouveront à quatre dans un ermitage, il y aura toujours deux »Mères » et deux « Fils » qui alterneront dans ces deux
rôles (Cf. Règle pour les Ermitages, pp. 99-100 des textes franciscains) et François lui- même est comme une mère pour
son fils (Cf. Lettre 7, p. 149).
Domenico Mancini (143- ?-151- ?), Vierge à l’enfant avec ange jouant du luth, 1511, détail - Lendinara (Veneto).
Enfin poésie comme désir contre le pouvoir, c’est-à-dire contre l’institution qui par nature anéantit le désir, le transformant
en objet d’utilité pratique, – comme François deviendra instrument de reprise en main des masses par l’Église –, le
réduisant à sa propre dimension et l’encadrant dans les limites de l’institution. Le désir de François doit se réaliser dans la
loi de l’institution, puisque l’objet de son désir est Jésus-Christ et que l’Église se dit précisément la seule héritière de
Jésus, celle en qui il s’incarne aujourd’hui, son corps historique, celle par qui il continue à être présent aux hommes,
substitut temporel de la Mère céleste qu’il est. François vivra toujours cette contradiction entre le Jésus qui se manifeste historiquement dans l’institution
ecclésiale, qu’il respectera sans faille au nom de cette foi, et le Jésus de l’Évangile qui est l’objet absolu de son désir, « sine glossa », sans dogmes, sans
commentaires, sans institution, sans « Ordre », sans règle, sans clercs (jamais François ne voudra être ordonné prêtre). Le pouvoir ecclésial n’aura de cesse qu’il
n’ait ôté sa dynamique à ce désir de Dieu, subversif de tout pouvoir, et qu’il n’en ait fait son propre objet, à son service, transformant le désir absolu et fou de la
Mère en désir de la Mère Église, celle qui s’autoproclame détentrice de la vérité de la Mère Céleste. La poésie sera, chez François ou chez Jacopone, la tentative
de combler ce fossé, de supprimer cette contradiction, de rapprocher les deux lèvres de cette blessure béante qui est en eux-mêmes ». (mai 1978, Cahier V, p.64).
Je remercie Enrico De Angelis, ce grand connaisseur de la chanson italienne, pour les informations qu’il m’a fournies, Valentin pour son aide à la réalisation de ce
livre, et je n’oublie jamais que sans Daniel ces textes ne vous parviendraient pas.
Et terminons par cette belle chanson d’amour et de désir qu’est Vorrei de Francesco Guccini :
Vorrei
(Francesco Guccini
(D’amore, di morte e di altre sciocchezze, EMI, 1996)
Vorrei conoscer l'odore del tuo paese,
Je voudrais connaître l’odeur de ton pays,
camminare di casa nel tuo giardino,
marcher comme chez moi dans ton jardin,
respirare nell' aria sale e maggese,
respirer dans l’air le sel et le foin,
gli aromi della tua salvia e del rosmarino.
Les arômes de ta sauge et de ton romarin.
Vorrei che tutti gli anziani mi salutassero
Je voudrais que tous les anciens me saluent
parlando con me del tempo e dei giorni andati,
en parlant avec moi du temps et des jours passés,
vorrei che gli amici tuoi tutti mi parlassero
je voudrais que tous tes amis me parlent
come se amici fossimo sempre stati.
Comme si nous avions toujours été amis.
Vorrei incontrare le pietre, le strade, gli usci,
Je voudrais rencontrer les pierres, les rues, les portes
i ciuffi di parietaria attaccati ai muri,
les touffes de pariétaires attachées aux murs
e strisce delle lumache nei loro gusci,
les traînées des escargots dans leurs coquilles,
capire i giochi di sguardi dietro agli scuri
comprendre les jeux de regards derrière les volets
e io vorrei
et je voudrais
perché non sono quando non ci sei
parce que je ne suis pas quand tu n’es pas là
e resto solo coi pensieri miei
et je reste seul avec mes pensées
ed io …
et moi…
vorrei con te da solo sempre viaggiare,
je voudrais toujours voyager tout seul avec toi,
scoprire quello che attorno c'è da scoprire
découvrir ce qu’il y a à découvrir tout autour
per raccontarti e poi farmi raccontare
pour te raconter et puis me faire raconter
il senso di un rabbuaiarsi o del tuo gioire ;
le sens d’une mélancolie ou d’une jouissance ;
vorrei tornare nei posti dove son stato
je voudrais retourner dans les lieux où je suis allé
spiegarti di quanto tutto sia poi diverso
t’expliquer combien tout est devenu différent
per farmi da te spiegare com'è cambiato
pour que toi tu m’expliques comment cela a changé
e quale sapore nuovo abbia l'universo.
Et quelle saveur nouvelle a l’univers.
Vedere di nuovo Istanbul o Barcellona
Voir de nouveau Istanbul et Barcelone
o il mare di una remota spiaggia cubana
ou la mer d’une lointaine plage cubaine
o un greppe dell'Appennino dove risuona
ou un escarpement de l’Apennin où résonne
fra gli alberi un'usata e semplice tramontana
dans les arbres une habituelle et simple tramontane
e lo vorrei...
et je voudrais…
perché non sono quando non ci sei
parce que je ne suis pas quand tu n’es pas là
e resto solo coi pensieri miei
et je reste seul avec mes pensées
ed io…
et moi…
perché non sono quando non ci sei
parce que je ne suis pas quand tu n’es pas là
e resto solo coi pensieri miei
et je reste seul avec mes pensées
ed io
et moi…
Vorrei restare per sempre in un posto solo
je voudrais rester toujours dans un seul endroit
per ascoltare il suono del tuo parlare
pour écouter le son de ta parole
e guardare stupito il lancio, la grazia, il volo
et regarder étonné l’élan, la grâce, l’envol
impliciti dietro al semplice tuo camminare
implicites derrière ta simple démarche
e restare in silenzio al suono della tua voce
et rester silencieux dans le son de ta voix
o parlare parlare parlare parlarmi addosso
ou parler, parler parler parler avec moi-même
dimenticando il tempo troppo veloce
en oubliant le temps qui passe trop vite
o nascondere in due sciocchezze che son commosso.
Ou cacher dans deux sottises combien je suis ému.
Vorrei cantare il canto delle tue mani
Je voudrais chanter le chant de tes mains
giocare con te un eterno gioco proibito
jouer avec toi un éternel jeu interdit
che l'oggi restasse oggi senza domani
qu’aujourd’hui reste toujours sans lendemain
o domani potesse tendere all'infinito.
et que demain puisse tendre vers l’infini.
Jean Guichard, 21 mars 2021
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