LA PESTE
L’Italie marquée par le souvenir de la peste
La nouvelle épidémie de coronavirus est vécue de façon différente dans chaque pays, selon son histoire et son inconscient propres.
L’Italie est gravement touchée aujourd’hui, et cela lui rappelle quelque chose de très fort dans son inconscient collectif : le souvenir
de la peste. Ce n’est pas un hasard si ces dernières semaines, le livre dont les ventes augmentent le plus fortement est La peste
d’Albert Camus (1947). Mais quoi qu’en disent les mauvaises langues et ceux qui ne connaissent pas l’Italie, ce n’est pas
actuellement le pays qui réagit le plus mal à cette nouvelle épidémie.
1) La peste est connue depuis l’Antiquité : la Bible parle déjà des pestilences envoyées par Dieu pour punir les péchés des
hommes (Exode, 9,3, Deutéronome, 28,21, 2 Samuel 24, 1-25, Lévitique, 13-14, Luc, 21,11), l’épidémie est le cinquième fléau dont
Moïse menace le Pharaon. On parle de la peste d’Athènes de 430-429 av.J.C. (probablement le typhus), décrite par l’historien
Thucydide (Guerre du Péloponnèse, II, 49). Périclès en mourut, parmi 70.000 victimes. À Rome, déjà en 81 après J.C., la peste
semble avoir tué l’empereur Titus. Après ses campagnes militaires d’Orient contre les Parthes, en 166 après J.C., la légion romaine aurait rapporté
dans l’Empire une épidémie de peste qui aurait tué un quart ou un tiers de la population et aurait causé la mort de l’empereur Marc Aurèle en 180.
Pendant les guerres de Rome contre les « Barbares », sous les empereurs Valérien (195-260) et Claude II (214-270), deux autres épidémies auraient
frappé la Légion entre 260 et 270 après J.C. Des médecins comme Hippocrate (460-377 av.J.C.- Ci-contre à gauche) et Galien (129-216 - Ci-contre à
droite), des philosophes comme Platon (428-348 av.J.C.) et Aristote (384-322 av. J.C.) avaient aussi décrit ces épidémies, dont ils rendent
responsables les « miasmes » de l’atmosphère. Mais on pense maintenant que la peste était déjà présente en Chine il y a 2600 ans.
2) Une grande pandémie aurait ravagé l’Europe à partir de 541 après J.C., dite « Peste de Justinien », commencée à Constantinople, décrite
par l’écrivain Procope de Césarée (500-565) et favorisée par le mouvement des troupes durant la Guerre Gothique (535-553) entre l’empire byzantin et les
Ostrogoths pour la reconquête de l’Italie par l’Empire byzantin ; elle tua plus de 40% de la population de la ville, puis se propagea dans toute l’aire
méditerranéenne jusque vers 747, causant entre 50 et 100 millions de morts. Elle arriva à Rome en 543, puis en 590 et fut arrêtée, dit la légende, par une
procession du pape Grégoire le Grand à laquelle apparut l’archange Michel (Ci-contre statue sur N.D. de Fourvière, à Lyon). Mais elle favorisa en tout cas
l’avancée et la victoire des troupes barbares, car la peste favorisa l’Europe septentrionale. Le monde musulman ne fut pas épargné et connut 5 épidémies de
peste entre 627 et 717. Et rappelons que saint Louis mourut de la peste à Tunis en 1270.
3) La seconde grande pandémie, celle que l’on appela « la peste noire » (Mors nigra ou Atra mors), – nom donné plus tard au nazisme –, frappa
l’Europe et particulièrement l’Italie entre 1347 et 1353, mélange de peste pulmonaire et de peste bubonique. La population avait doublé en France et en
Italie et triplé en Allemagne entre le Xe et le XIVe siècle et l’Europe bénéficia alors d’un climat doux qui permit d’augmenter
la productivité de cultures dont les techniques s’amélioraient (rotation triennale, instruments plus sophistiqués, etc.) ; l’état
des routes s’améliora, et les relations commerciales se multiplièrent avec la Mer Noire et l’Empire byzantin à partir du XIIIe
siècle (la route de la soie avec l’Orient…). Les villes italiennes de plus de 10.000 habitants étaient nombreuses, Milan avait 150.000 habitants,
Venise et Florence plus de 100.000, Gênes 60.000.
Mais à partir du début du XIVe siècle commença ce qu’on appela une « petite ère glaciaire », la température diminua, les récoltes aussi du fait
d’étés trop pluvieux entre 1325 et 1340 et la population fut affectée de disettes terribles qui tuèrent de 5 à 10% des habitants et affaiblirent tout
le monde (par exemple la grande famine européenne de 1315 à 1322). En 1337 commença aussi la guerre de Cent ans entre la France et
l’Angleterre qui augmenta les difficultés à la campagne (pillages, impôts, rançons, etc.) et poussa de plus en plus de paysans à s’entasser dans
les villes : tout cela créait des conditions idéales pour la diffusion de l’épidémie apparue dès 1347 dans les ports de la Méditerranée. Des
prières disaient : « Délivre-nous, Seigneur, de la faim, de la peste et de la guerre ». Ce fut un choc terrible, on avait oublié les épidémies
précédentes après deux siècles de prospérité, et voilà qu’en trois jours, des dizaines de milliers de personnes mouraient de la peste.
Ce fut la pire pandémie de l’histoire, elle frappa la moitié de la population par l’apparition de bubons noirs sur la peau et les muqueuses, d’où son nom. Même si alors on
interpréta la maladie comme une punition de Dieu (même si Jésus avait affirmé qu’une maladie ne pouvait venir d’un péché : voir Jean, 9-13) et si
le pape Clément VI (1291-1352) fit organiser des pèlerinages à Rome, des processions et des prières collectives, on sait que l’apparition de la
peste était due à l’augmentation des opérations commerciales entre l’Italie et le Moyen-Orient. La peste était apportée par un virus qui arrivait du
Désert de Gobi (entre le nord de la Chine et le sud de la Mongolie), que les Mongols auraient transmis à la Chine (où moururent 65% des habitants,
disent les historiens) puis à la Russie, et en 1347 à Caffa (aujourd’hui Féodosia ou Théodosie, port de la Mer Noire, en Crimée), où se trouvait une
importante colonie commerciale de Gênes. Elle avait été assiégée par la Horde d’or du khan Djanibeg qui fit lancer par ses catapultes par-dessus
les murs de la ville des cadavres de ses soldats infectés par la peste, provoquant ainsi la contagion, première expérience de guerre
bactériologique.
Les navires génois, farcis de rats et de gerbilles venus de Mongolie (les principaux porteurs de virus), transportèrent ensuite la maladie à
Constantinople, à Chypre, à Alexandrie, à Venise, à Messine, à Pise, puis Gênes attendit trop longtemps avant de chasser ces navires de son port et de les renvoyer dans tous les
autres ports de la Méditerranée, dont ceux de la Grèce et Marseille, d’où elle remonte à Avignon puis dans toute l’Europe jusqu’à Paris, Londres, l’Allemagne. Elle tua alors au moins
un tiers de la population européenne, et peut-être plus, surtout dans les quartiers surpeuplés des villes. On estime le nombre de morts dans le monde entre 75 et 200 millions, dont
25 à 45 millions en Europe.
4) Les médecins ne savaient encore rien des causes de la peste (comme aujourd’hui nous ne savons presque rien des causes du coronavirus), le virus ne fut découvert que plus
tard, et ils attribuaient la maladie aux humeurs du corps humain qu’ils soignaient par des saignées et des purges, et à la position
des corps célestes qui faisaient monter de la terre des exhalaisons funestes que l’on combattait en allumant de grands feux de
substances aromatiques. On confondait encore la peste avec d’autres maladies, comme la variole, le choléra, le typhus, la
rougeole ou la syphilis, et au Moyen-Âge, le mot général de « peste » venait d’un mot latin qui signifiait destruction, ruine,
épidémie. Mais la meilleure réaction était d’abandonner les zones infectées et de se réfugier dans des lieux sains, comme le font
les 10 jeunes gens du Décaméron de Boccace dans une de leurs villas sur la colline, mais cela n’était possible qu’aux riches ...
Cette pandémie fut plusieurs fois décrite par des écrivains contemporains, d’abord le chroniqueur florentin Giovanni Villani (1276-
1348, victime de la peste en 1348) dans sa Nuova chronica (jusqu’en 1346) poursuivie par son frère Matteo Villani (1283-1363,
tué aussi par la peste) qui décrit l’épidémie elle-même (de 1348 à 1363), puis d’autres chroniqueurs comme le Florentin
Marchionne di Coppo Stefani (1336-1385). Un autre chroniqueur siennois du XIVe siècle, Agnolo di Tura, a aussi décrit la
peste de 1348.
5) À partir du XIXe siècle, les historiens montrèrent que la peste de 1348 avait conduit à une transformation de toute la société médiévale : la peste ne transforme pas en
elle-même, elle ne déclenche pas par elle-même, mais sa présence catastrophique accélère et exacerbe les transformations sociologiques déjà en cours. Par exemple, la
disparition de la main-d’œuvre et la recherche de nouveaux ouvriers agricoles, accéléra l’abolition du servage médiéval. La peste transforme aussi les paysages, laissant en friche de
nombreuses terres, la production agricole diminue, les famines se multiplient, provoquant des jacqueries et des révoltes paysannes.
On s’aperçoit aussi que la peste de 1348 avait gagné l’Afrique subsaharienne, à cause des relations commerciales entre l’Europe occidentale et l’Afrique
centrale et orientale : on s’est aperçu récemment que l’Éthiopie adorait dès le XVe siècle les saints protecteurs de la peste, saint Roch et saint Sébastien.
Par la suite, après la fin de la pandémie, la maladie reprit régulièrement avec une force moindre, à intervalles de 6 à 12 ans,
frappant les jeunes et les habitants les plus pauvres jusqu’en 1480, puis tous les 15 à 20 ans , du fait des mesures de protection
prises par des villes comme Milan, Venise, Florence, etc. Les plus grandes reprises furent celles de Milan en 1576-77, puis en
1630 (racontée par Alessandro Manzoni dans les Promessi sposi,1821-1842 - Voir Annexe 3), suivies par d’autres villes
européennes, Londres en 1665 qui tue entre 75.000 et 100.000 personnes, et d’autres jusqu’à celle de Marseille en 1720 qui tue
la moitié de la population.
Une troisième grande pandémie se produisit en Chine à partir de 1855, après laquelle le médecin franco-suisse Alexandre
Yersin (1863-1943) découvrit au Vietnam en 1894 le bacille et amorça les recherches d’un premier vaccin, d’où le nom du bacille,
Yersinia pestis (voir image ci-contre). Toutefois la peste reste une maladie qui peut être infusée à l’homme par des animaux,
surtout les rats et les puces.
6) On peut donc estimer que la peste est une maladie qui fut favorisée par trois facteurs, l’augmentation de la population et l’entassement dans les villes, les guerres et
les changements climatiques. On doit constater aussi que cette maladie provoqua de nouvelles réactions collectives, de fuite, de ruptures
de tout forme de solidarité et de recherche de boucs émissaires ; on identifia les responsables de la peste dans les
communautés juives, accusées d’empoisonner les puits, à partir de 1319 en Franconie (Bavière), de 1321 dans le
Dauphiné, puis en Italie à partir de 1348, et dans toute l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle : on arrêtait les juifs comme «
untori » (semeurs de peste), on les torturait pour les faire avouer, on les brûlait, on pratiquait des pogroms qui
pouvaient se traduire par l’assassinat de centaines de juifs, on s’emparait de leurs biens ou on arrêtait de payer les
dettes vis-à-vis de ces Juifs à qui l’Europe chrétienne avait confié l’usure et le petit prêt à intérêt.
Le pouvoir impérial tente souvent de protéger les ghettos mais en vain, et les meurtriers ne sont que rarement punis.
Une des raisons pour lesquelles l’Europe connut alors ce regain d’antisémitisme fut que la maladie touchait peu
les communautés juives, tout simplement parce que les Juifs appliquaient les conseils de la Bible (en particulier
Lévitique, 13-14), se laver, isoler les personnes affectées, etc. Paradoxalement, le pape Clément VI protégea les
Juifs d’Avignon et punit les persécuteurs, mais ses décisions n’eurent pas d’effet en-dehors de la ville du pape. On
brûla aussi des milliers de sorciers et de sorcières entre 1348 et 1700.
Ci-dessus : Haselbach Engelharide, Massacre de Juifs « empoisonneurs de puits », Chronique d’Eger, 1571. A droite : Bûcher de Juifs pendant la peste noire.
La peste avait d’ailleurs déclenché de fortes réactions religieuses, puisqu’elle était l’œuvre punitive de Dieu, mais aussi parce qu’elle avait
suscité une forte angoisse et une peur accrue de la mort ; cela développa le culte de Marie, ou le culte des reliques que des
charlatans multiplièrent à plaisir ; l’Église développe la pratique des indulgences, il fallait racheter l’âme de ceux qui étaient
morts trop rapidement sans confession. Tout cela augmente aussi l’angoisse du salut et amène de nombreuses
communautés à s’interroger et à faire des propositions de réforme, d’abord les préréformateurs : le tchèque Jan Huss (1369-
1415, brûlé par l’Inquisition) et l’anglais John Wyclif (vers 1330-1384, contemporains de la peste noire, puis Luther (1483-
1546) et Calvin (1509-1564).
Les Chrétiens réagissaient généralement par la prière, mais pratiquaient parfois la flagellation (les dits flagellants ») ou les
danses rituelles.
Jan Huss au bûcher, Chronique illustrée de Diebold Schilling le Vieux, 1485.
John Wyclif, Nuremberg, 1493
7) L’art commence aussi à représenter des danses macabres (comme le Triomphe de la mort du Palais Sciafani à Palerme, dont s’inspirera Picasso pour Guernica ou le
Triomphe de la mort de Pieter Brueghel l’Ancien, 1562), après les rencontres des trois morts et des trois vivants et autres représentations de la mort. Les objets symboliques de la
mort se multiplient, les squelettes, les sabliers, les horloges, les lampes éteintes, les crânes, les instruments de musique aux cordes brisées, etc.
Par la suite les XVIe et XVIIe siècles traitèrent souvent le thème du triomphe de la mort, par exemple à Naples après la peste de 1656, ou en Sicile :
Jean Guichard
18 mars 2020
ANNEXE 1 : Giovanni Boccaccio, Decamerone, début de la première journée
ANNEXE 2 : La peste à Milan en 1630
ANNEXE 3 : Alessandro Manzoni, I promessi Sposi CAPITOLO XXXI.
ANNEXE 4 : Quelques précisions et La peste de Venise en 1630
ANNEXE 5 : Et pour finir, une chanson de Georgio Gaber
ANNEXE 6 : la recette du vinaigre des quatre voleurs
Luca Giordano (1634-1705), Saint Janvier
intercède pour les pestiférérés de 1656
(1660-61) - Capodimonte Naples
Mattia Preti (1613-1699), Fresque votive
contre la peste (1693, Capodimonte)
Simone di Wobrek (vers 1500-1597),
Palerme libérée de la peste (1576) -
Palerme, Musée diocésain