Storia dei popoli d’Italia e canzone - 3° partie - suite1
5) Une crise économique générale. Reconversion sur la terre.
Crise démographique d’abord : après les épidémies des peste de 1630 et 1656, il faudra environ un siècle
pour que l’Italie retrouve sa population d’avant le drame dans le centre et le nord ; dans le sud, les pestes (le
sud a perdu un million d’habitants au cours des deux épidémies, en 1656, le Royaume de Naples perd 36,8 de
sa population), la famine, les tremblements de terre ont le même résultat (Diminution globale de 1.800.000
unités, soit 13% de la population ; au début du XVIIIe siècle, elle n’a augmenté que de 100.000 unités par
rapport à 1600, et certaines villes du nord perdent de 40 à 61% de leurs habitants).
Vénétie - Villa Fracanzan Piovene-Orgiano avec ses barchesse.
L’agriculture était restée le secteur fondamental de l’économie, et les surfaces cultivées se réduisent, c’est là
que la crise se manifeste le plus fortement : les surfaces cultivées diminuent au profit des pâturages (dans le
Duché de Milan de 70,9% à 63,5%), la productivité des terres diminue (le rendement
des semences de blé passe de 3,3 en 1594 à 2,8 % en 1690 dans la province d’Alexandrie), le prix des denrées agricoles (le
blé) descend en ville, le prix de location des terres (donc la rente foncière, féodale pour les grandes propriétés du sud) diminue
(en Basse Lombardie de 33% à 50%) et les propriétaires fonciers exploitent plus durement le travail des paysans, et les
dimensions des propriétés foncières augmentent. En ville, vu la raréfaction de la main-d’œuvre, les salaires augmentent, alors
les propriétaires transfèrent à la campagne leurs industries, surtout textiles.
Dans l’ensemble, la réaction des classes possédantes est de reconvertir leurs fortunes sur la terre, accomplissant de
gigantesques achats de terre : on sait par exemple qu’à Brescia, les ¾ des biens de la campagne appartiennent à des urbains,
anciens ou nouveaux aristocrates. Au Piémont, les marchands et banquiers prêtent de
l’argent au duc, sous-traitent les gabelles et achètent des terres et des offices publics,
autant de nouveaux riches que le ducanoblit et intègre à son administration. À Venise,
au moment de la guerre de Candie, la République intègre au Grand Conseil une
centaine de familles de terre ferme, moyennant le paiement de 100.000 ducats, et elles
deviennent membres du patriciat vénitien. Ce phénomène d’anoblissement se produit
dans toutes les régions d’Italie, simple élément d’intégration de nouvelles couches
sociales à l’ancienne classe dominante, qui se traduit par une exploitation d’autant plus
grande des paysans pour compenser les sommes dépensées pour acquérir ces titres
de noblesse. D’où une misère croissante. Les marchands ont aussi abandonné leurs
ateliers en ville, augmentant ainsi le chômage.
Bouteille en forme de lapin- Venise XVIIe s. -Naples, Capodimonte.
Cela contribue à redonner de la vigueur à l’idéologie nobiliaire et aux oligarchies existantes : un thème comme
celui de « l’honneur » est au premier plan des publications sur l’agriculture de l’époque, et on construit de plus en plus de villas suburbaines à partir
desquelles peut être géré le domaine (Voir sur ce site dans « Création de formes artistiques - 7.3 - Architecture, Les villas de Vénétie). La
classe dominante est vraiment maintenant celle des propriétaires fonciers, qui agrandissent régulièrement leurs possessions, dont ils tirent aussi leur
subsistance quotidienne, cela est visible dans la construction des « barchesse » des villas vénitiennes où étaient entreposées les denrées en
attendant leur commercialisation. Même le patriciat d’une république maritime comme Venise a fini par investir dans la propriété foncière. Si on regarde
les traités d’économie de l’époque, on constate que le modèle dominant est celui de la famille aristocratique et de la gestion de ses propriétés.
Que représente cette classe dominante ? Un exemple : les patriciens vénitiens en 1740 constituaient 0,2% de la population et possédaient presque
34% des terres recensées auxquels il faudrait ajouter les terres louées. Pour plus de détails, consulter le fascicule 126 de la Storia d’Italia Bompiani
de Giorgio Borelli, « Uomini e terra ». La crise n’appauvrit donc pas la classe dominante de cette nouvelle noblesse qui peut manifester sa grandeur
par un luxe effréné (dans les vêtements, les bijoux, les carrosses, les meubles, la vaisselle, les palais, etc.) et par la consommation des produits les
plus élaborés. L’évasion fiscale par non-déclaration des nouvelles acquisitions favorisait encore plus cette richesse.
Cette évolution se traduit aussi par une déstructuration des activités de commerce et d’industrie. Si le XVIe siècle avait su se réadapter aux nouvelles
conditions internationales, en s’orientant par exemple vers le marché allemand qui continuait à acheter à Venise la soie, les vins de Malvoisie, l’huile
des Pouilles, le raisin sec de Céphalonie, le mercure de l’Istrie, le soufre des Marches, les verres de Murano, les velours, les savons, etc, le XVIIe
siècle n’a pas pu connaître la même adaptation, vus les changements advenus en Allemagne. Les ports de premier plan étaient maintenant Marseille,
Amsterdam, Londres, et en Italie Livourne. Même les blés de Sicile voient leurs exportations diminuer jusqu’à 90% face à la concurrence des blés du
Nord et des blés turcs. Cette évolution se reporte évidemment sur les activités industrielles et commerciales des villes, qui, par exemple pour leur
industrie textile, dépendent des campagnes (laine, soie, lin).
On a parlé pour cette époque de « capitalisme féodal », ou reféodalisation, c’est en tout cas l’échec du capitalisme marchand que les communes du
Centre et du Nord avaient commencé à créer trois siècles auparavant
6) Apparition de nouvelles formes d’États et de religions bureaucratiques.
Paradoxalement, dans cette Italie politiquement faible, se développent des États nouveaux, qui doivent donc se doter d’une nouvelle forme de
bureaucratie. L’État a de nouvelles exigences dans tous les domaines, diplomatique (nécessité d’ambassadeurs stables), militaire (les armées sont de
plus en plus importantes et doivent être administrées), économique, etc. Il faudra aussi gérer la pauvreté grandissante.
Or la fonction de ces nouveaux fonctionnaires change de nature : ils ne dépendent plus personnellement du souverain qui les a
nommés, mais ils sont là pour défendre la loi et l’État. Il se forme alors une bureaucratie, qui devait défendre la stabilité mais qui
devient peu à peu un frein au mouvement et un élément conservateur. Ce fut aussi le cas avec l’arrivée au pouvoir des Bourbons à
Naples en 1734.
Même l’État de l’Église tend aussi à se bureaucratiser ; cela accentue l’opposition entre la religion officielle (avec ses théologiens,
ses conciles, ses collèges de cardinaux, ses dogmes et règles issus du Concile de Trente) et le catholicisme populaire. Comme écrit
Giorgio Galli (1928-2020), « les grandes masses vivaient ‘leur’ christianisme, plein de convictions toujours plus persécutées parce
que marquées par la « magie » et la « sorcellerie », mélange de rites de fertilité antiques
et de religions matriarcales qu’on ne commencera à réfléchir à notre époque qu’à partir de
l’oeuvre pionnière de Margaret Murray » (Storia d’Italia, 125, Bompiani, p.80). Margaret
Murray (1863-1963) est une anthropologue et égyptologue qui a beaucoup fait avancer la
connaissance du folklore, en montrant que la sorcellerie était un héritage des anciennes
religions païennes, exerçant une forte résistance aux religions officielles modernes.
L’Église commence même à accepter le prêt à intérêt, qu’elle avait toujours condamné. En
effet, les Ordres réguliers étaient devenus de grands prêteurs à intérêt modéré (4 à 6%) :
ils ne pouvaient pas conserver légalement des maisons ou des terrains qui leur avaient été
donnés par des fidèles bienfaiteurs ; alors ils les revendaient et étaient donc à la tête
d’importantes sommes d’argent liquide qu’ils utilisaient en faisant des prêts à intérêt parfois
à très longue durée, en particulier aux patriciens, créant ainsi un lien étroit entre eux et les
couvents et monastères. Cela conduisit un noble comme le marquis Scipione Maffei
(1675-1755) à défendre la théorie du prêt à intérêt dans son traité de 1744, Dell’impiego
del denaro.
7) La pauvreté involontaire augmente parallèlement à la richesse
Le temps d’une autre pauvreté - Augmentation des différences de classes.
Le résultat de cette évolution est une misère croissante, l’augmentation de ceux que l‘on appelle les « pitocchi », les mendiants, paysans contraints
d’abandonner la terre, chômeurs, vagabonds, infirmes, mutilés dans les guerres, prostituées repenties, orphelins, etc, ces pauvres avoués ou
« honteux » que Jacques Callot a si bien dessinés en 1622 (Voir images ci-dessus). Les pauvres « honteux » étaient les nobles ruinés ou les
artisans appauvris qui avaient honte de mendier.
Mais cela provoque d’abord un développement du brigandage, qui devient un thème important de la littérature italienne, les guides qui indiquent les
routes et les auberges sûres se multiplient, et deviennent une mode obsessionnelle qui exagère encore le phénomène. Un voyageur français avait
raconté que les brigands « détroussaient les hommes et faisaient le contraire aux femmes ». Il est pourtant vrai que l’accumulation des terres par les
nobles des villes, l’augmentation des impôts, la diminution des produits vitaux, l’abandon des terres par les paysans qui ont perdu tous leurs
instruments de travail, ont développé, surtout dans les campagnes un appauvrissement qui augmente la mendicité, le vagabondage et le brigandage.
Des bandes armées de paysans très pauvres, rendent les routes et le commerce souvent très dangereux. En ville, le chômage des travailleurs du
secteur textile a les mêmes conséquences.
La pauvreté a toujours existé au moins depuis la sédentarisation des tribus humaines, sans que l’on puisse lui attribuer un acte de naissance précis,
mais elle a pris des formes différentes selon chaque époque de l’histoire, et elle a été pensée avec des concepts différents. L’idée que l’on a de la
pauvreté et de la façon de se comporter avec les pauvres va évidemment changer l’image de la réalité. L’arrivée du christianisme et d’un modèle
christique caractérisé par son esprit de pauvreté va contribuer à changer les politiques des États et les comportements sociaux, et donc les formes
des oppositions de classes. Le christianisme conduisait à des comportements contradictoires : pour les uns, plus fidèles à l’Évangile, la pauvreté était
une valeur essentielle, un renoncement volontaire aux richesses, comme ce fut le cas pour les fidèles de François d’Assise ou pour les Vaudois ;
pour les autres, la pauvreté était une loi naturelle voulue par Dieu, il y avait normalement des riches et des pauvres,
mais le devoir chrétien des riches était de concrétiser leur pitié pour les pauvres et de les aider. La richesse
devenait ainsi un modèle élitiste de perfection, conforme à la volonté de Dieu, mais il fallait la compléter par l’aide à
ceux que Dieu laissait dans un état inférieur, qui étaient surtout les paysans.
Après la féodalité, où seigneurs et paysans vivaient ensemble à la campagne et avaient donc une relative
proximité, l’urbanisation bourgeoise de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance, sépare de plus en plus l’élite
urbaine qui concentre aussi les pouvoirs économique, social et culturel, des paysans qui vivent hors de la nouvelle
économie monétaire et marchande et qui seront donc regardés avec mépris et méfiance. Francesco da
Barberino (1264-1348), notaire gibelin et poète lyrique de Florence, écrit même que « fa spessamente povertà
fallire » (la pauvreté fait souvent tomber dans la faute). En même temps on affirme volontiers que Dieu a créé les
pauvres pour que les riches puissent exercer leur charité et ainsi gagner le paradis : le feu (l’amour) est alimenté
par le bois (les pauvres) que l’on y dépose, et sans bois, il n’y a pas de feu. D’où les testaments qui donnent aux
pauvres une partie des biens des riches, d’où les confréries d’assistance, publiques ou religieuses, et leurs
pratiques d’aumônes.
Mais de ces contradictions chrétiennes va naître aussi la haine des mendiants, la volonté de les écarter des centres
villes, le dégoût pour leur saleté, leurs mauvaise odeur, et leurs haillons. Le caractère de classe de la « charité » se
retrouve aussi dans le fait que l’aide aux anciens riches ruinés est plus forte que celle qui est accordée aux vrais
mendiants.
Caravaggio, Les sept œuvres de miséricorde, 1607, Naples Pio Monte della Misericordia
Naples, Albergo dei Poveri, 1751.
Au Moyen-Âge, l’existence de riches et de pauvres était donc conforme à la volonté de Dieu, on ne devait donc
pas lutter contre un régime qui développait la pauvreté, mais les riches ou les moins pauvres devaient pratiquer
l’aumône pour diminuer la pauvreté, et cette charité leur assurait l’accès au Paradis ou au moins au Purgatoire.
Le comportement de l’Église chrétienne était ambiguë par rapport à la pauvreté : elle était pour les uns une
vertu fondamentale, selon le modèle d’un Christ pauvre (François d’Assise, les Cisterciens …) mais d’autres
(le pape Grégoire le Grand) la considéraient comme menace, source de délinquance, rapines, meurtres, etc.
et donc de péché. Le pauvre est un pécheur en puissance, un
danger social à réprimer sévèrement. la pauvreté est d’abord vue
comme un danger, une incitation au péché, et on multiplie les
institutions qui enferment les orphelins, les jeunes filles et les
femmes pauvres que l’on poussait à rentrer dans des couvents de
converties cloitrées, en distinguant les femmes adultères,
irrécupérables, des jeunes filles vierges qui pouvaient devenir religieuses pour toute leur vie. Pour les
femmes, était prioritaire le comportement sexuel (virginité, adultère, femmes en état de crise matrimoniale…
), une jeune fille pauvre, belle et saine était plus exposée au péché qu’une laide et malade, internée dans
des hôpitaux… Ce sont surtout les femmes que l’on enferme.
Annibale Carracci, Il mangiafagiuoli, fin XVIe siècle, Roma, Galleria Colonna
Dès le XIIe siècle, on assiste par conséquent au développement des Hôpitaux « ospedali » et des hospices
« ospizi » destinés à abriter pauvres, malades et pèlerins. Jusqu’au XVIe siècle, ces institutions abritent
surtout les pèlerins, en particulier à Rome qui reçoit en 1575 environ 400.000 pèlerins, les enfants
abandonnés (les « trovatelli » ou encore « gittatelli »), ou les femmes en difficulté, et les corporations ou les
communes créaient des confréries qui aidaient leurs membres devenus infirmes ou pauvres (à Venise, c’était le rôle des « scuole »). Mais souvent, les
aumônes sont centralisées par l’Église par un don testamentaire à l’évêque qui en utilise une grande partie pour d’autres réalisations que la charité,
construction d’églises, banquets, etc. Les États doivent répondre à ce problème de la paupérisation par des lois et des institutions qui diminuent cette
pauvreté ; les confréries laïques ou religieuses distribuent des aides aux malades, aux vieillards, aux veuves, aux orphelins, aux filles à doter pour
qu’elles se marient et ne se livrent pas à la prostitution, mais on expulsait aussi souvent les pauvres mendiants de la ville pour éliminer tous ceux qui
abusaient de leur pauvreté pour recevoir des aides ; on tentait aussi d’organiser de grands travaux publics, bonification par exemple, pour donner du
travail à quelques chômeurs.
Les hospices de pauvres se multiplient entre les XVIIe et le XVIIIe siècles , de celui de Gênes en 1652 à celui de Naples en 1751, qui pouvait abriter
8.000 mendiants. Rappelons qu’en France, l’enfermement des mendiants commence à Lyon en 1614.
À mesure que l’on avance dans la nouvelle société aristocratique et précapitaliste, on constate que se développent les formes de
mendicité, de pauvreté des salariés, de misère des campagnes, et aussi le nombre de ce qu’on a appellé les « poveri
vergognosi», ces pauvres honteux de mendier qu’étaient les anciens nobles ou bourgeois tombés dans la pauvreté, mieux
soutenus par solidarité de classe (Cf. Bronislaw Geremek, Ricchi e poveri, Storia d’Italia Bompiani, op cit, Opus 109, p.116). Le
contraste entre les pôles de la pauvreté et de la richesse est de plus en plus grand ; par exemple en Toscane en 1427, 1% de la
population possède 25% des biens de la ville, soit 1/6 des biens de la Toscane, tandis que 14% des familles n’ont rien, et 16% se
trouvent en-dessous du seuil d’imposition, 21,5% sont dénommés les « miserabili », 13% à Pise, 32% à Prato. parfois un
pourcentage important des revenus (jusqu’à 70%) ne servaient qu’à acheter du pain pour la famille. L’assistance était donc une
nécessité. Quant aux travailleurs agricoles, leur paupérisation s’aggravait, accentuée encore par le développement de la «
mezzadria », le métayage, en Toscane à partir du XVe siècle ; dans les périodes de crise alimentaire ou d’épidémies, ces
travailleurs étaient rejetés à la mendicité dans les rues des villes, et leurs besoins excédaient les possibilités d’entraide des
confréries. La pauvreté est devenue maintenant un phénomène de masse.
Albergo dei Poveri de Gênes -1652.
À cela répondent des politiques d’assistance sociale d’un genre nouveau, au milieu de polémiques politiques et théologiques
entre protestants et catholiques ; elles se caractérisent par une laïcisation et une rationalisation des institutions caritatives, en
même temps que par une plus grande répression politique de la mendicité. le personnel laïque augmente dans les hôpitaux
parallèlement à un contrôle plus strict de l’assistance par les autorités civiles, en rapport avec le développement de la culture
bourgeoise, qui a besoin d’une plus grande rationalité dans l’organisation des structures urbaines. Concrètement, cela se traduit par la création des
Monts de Piété dans de nombreuses villes italiennes, pour favoriser l‘aide aux pauvres tout en luttant contre les institutions d’usure des Juifs, que l’on
enferme dans les ghettos à la fois pour les protéger et les contrôler. Un des premiers fut le Monte dei Poveri de
Perugia en 1462, qui servit de modèle aux autres. On développe aussi les hôpitaux, dans une collaboration entre
l’Église et les autorités civiles. Mais cela ne fut qu’une lutte partielle destinée à limiter la pauvreté et ses
conséquences sociales, une aide à ceux qui ne pouvaient vivre de leur travail (vieillards, infirmes, malades, etc), qui
se doublait d’un haine pour les mendiants vagabonds que l’on tend à interdire et à
enfermer dans les hôpitaux et les hospices, dont le plus grand fut l’Albergo dei
Poveri de Naples commencé en 1749 par Ferdinando Fuga pour le roi Charles III
de Bourbon, à la fois hospice et prison pour les mendiants et les orphelins que l’on
obligeait à travailler et qui étaient interdits de sortie (
Louis Le Nain, Une famille de paysans, 1642, Louvre.
Bartolomeo Manfredi, Scène de taverne avec joueur de luth, 1619-20.
Cette autre façon de répondre à l’augmentation de la pauvreté, la création des Monts de Piété, avait vu sa légalité
confirmée par le Concile du Latran (1512-1517) puis par le Concile de Trente. Ils existaient déjà depuis le XVe siècle, le premier avait été créé à
Perugia en 1462, mais ils s’étaient considérablement développés, on en comptait plus de 200 un siècle plus tard, plus de 700 au XVIIIe siècle. Le
terme de « mont » était ancien dans le sens de « masse de biens » ; que l’on distribuait
en échange d’un gage (il pegno). C’était une création des Frères Mineurs Franciscains
Observants, à la fois pour affaiblir les banques de crédit juives et pour offrir aux pauvres
qui avaient encore quelques biens la possibilité d’avoir un crédit à taux plus bas. Les
Monts accumulaient l’argent provenant des dons des fidèles ou des États et les prêtaient
pour une valeur des 2/3 des objets de valeur remis par l’emprunteur.
Mais beaucoup d’hommes se refusaient à l’enfermement, et préféraient continuer à
mendier ; parfois ils pouvaient s’engager comme mercenaires d’une armée en guerre.
En résumé, la paupérisation touche les classes populaires, en même temps que les
classes dominantes, celles qui faisaient l’histoire, 1 à 2% de la population, s’enrichissaient
et vivaient dans le luxe. Un résultat que nous retrouverons à d’autres périodes, jusqu’en
2021 !
Les 2 photos sont du photographe Magnolini,extraites du livre d’Antonio Carminati et Michele
Corti, La dieta alpina, 2018
L’Église romaine elle-même constate souvent cette misère qui rend impossible l’évangélisation des campagnes : elle qui jusqu’alors interdisait aux
fidèles la lecture de la Bible, va devoir répondre aux prédicateurs luthériens et calvinistes qui faisaient connaître les textes bibliques en traduction dans
les langues vulgaires ; elle développe un travail de mission par les ordres mendiants et enseignants d’abord et par la reconnaissance de la
Compagnie de Jésus en 1540. En Italie, l’obstacle principal à la prédication populaire était la langue : environ 80% de la population était analphabète
et ne s’exprimait que dans son dialecte local que les missionnaires ignoraient ; certains Jésuites tentèrent donc d’inventer de nouvelles formes de
prédication et de proposer les réformes nécesssaires pour pouvoir évangéliser valablement ces populations de l’intérieur, comme le Père Ximenez
dans sa lettre à Clément VIII de 1596 (Cf. Bernadette Majorana, Lingue e stile nella predicazione dei gesuiti missionari in Italia (XVI-XVIII secolo),
Mélanges de la Casa de Velasquez, 2015, en ligne) : « À la fin de 1596, Diego Ximenez (1530- ca -1596), Secrétaire général sous Acquaviva,
soumettait à Clement VIII la très grave situation des populations ‘hors des portes de Rome dans les montagnes, en partant de Tivoli dans tous les
Abruzzes’, où, souligne-t-il, ‘les paysans sont les gens les plus frustes et nécessiteux de doctrine chrétienne’ de toute l’Europe ; même les
missionnaires s’interrogent sur la légitimité de l’absolution sacramentelle. L’état de ces gens était causé, écrit Ximenez, par ‘la pauvreté et la misère
des peuples, des curés et même des évêques’ et par ‘le fait de ne pas pouvoir être cultivés et enseignés suffisamment dans leur jeunesse’ ; aurait été
nécessaire – affirme-t-il – la direction d’au moins deux missionnaires, actifs dans chaque village pendant un mois ou deux et de toute façon jusqu’à ce
que les enfants ‘aient très bien appris la doctrine’. Autrement, continuait-il, il est impossible ‘qu’ils l’apprennent jamais plus’, parce que, à peine ont-ils
l’âge et les forces de pouvoir travailler, immédiatement ils quittent les villages et vont à Rome ‘pour trouver de quoi vivre’. De cette façon, – conclut-il –
à cause de leur abrutissement intellectuel, ‘la sauvagerie d’esprit qui survient avec l’âge et avec les efforts faits pour vivre avec de l’ail et des oignons’,
il n’y a plus aucun moyen de leur faire apprendre trois mots de la doctrine, et comme ça ils restent sauvages et presque infidèles. En effet, calculait
Ximenez dans sa lettre au pape, des plus ‘de cent mille âmes’ qui habitaient autour de Rome, pas plus de quinze à vingt mille avaient une ‘foi
explicite, comme il est nécessaire de l’avoir pour se sauver’ ». Ximenez indiquait ensuite quelques solutions pour sortir de cette ignorance de tout le
clergé, de l’interdépendance entre la pauvreté matérielle et l’ignorance religieuse, et de la nécessité de former les enfants, mais il ne sera pas écouté à
cause de la résistance des Jésuites à être missionnaires dans les campagnes italiennes, « ministère jugé ingrat, fatigant, sans résonance sur les
milieux cultivés et mondains de la ville ».
Sur la paupérisation et l’enfermement, voir le fascicule 129 de la Storia d’Italia Bompiani, « L’ondata di pauperismo » de Daniela Lombardi.
8) Mais c‘étaient des communauté vivantes qui avaient leur culture
Par contre il faut remarquer que ce sont les cultures de la « modernité » qui ont finalement reconnu cette misère et cette ignorance pour mieux louer
la « supériorité » de la culture industrielle de notre société capitaliste. Or nous sommes bombardés de connaissances et d’informations scientifiques,
politiques, intellectuelles, médiatiques, c’est vrai, mais nous n’en sommes que des spectateurs passifs qui n’ont aucun contrôle sur la valeur de ces
connaissances ; mais cela est le fait des nouvelles bureaucraties bourgeoises qui avaient besoin pour s’organiser d’imposer leur pouvoir et de
détruire toute autre forme d’organisation, en particulier toute forme de communautés rurales, de culture paysanne, (de la
même façon que, comme la Bible nous le révèle, la sédentarisation des nomades d’Israël donna naissance au pouvoir
tyrannique des rois qui opprimaient les petits paysans et détruisaient la culture des anciennes tribus,
suscitant les critiques des prophètes).
Jean-François Millet, Paysanne qui brûle des herbes, Gand
Le semeur, 1850, Boston.
Or, la « pauvreté » rurale d’autrefois n’est pas de même nature que la pauvreté urbaine de l’époque
industrielle, il y eut, jusqu’au XVIIIe siècle, une vie des communautés rurales (quantitativement
majoritaires) très originale et particulière. D’abord, il faut tenir compte du fait que les communautés
montagnardes étaient beaucoup plus alphabétisées que les autres : beaucoup d’éléments imposaient
aux montagnards de savoir écrire, lire et compter, depuis les phénomènes de transhumance et de
migrations locales qui les mettaient en contact avec d‘autres populations, jusqu’à leur mode de vie plus difficile qui les obligeait
à s’entraider, à vivre une vie collective forte, qui les conduisait même à organiser des écoles locales ; paysans, artisans, marins
d’autrefois avaient aussi des connaissances pratiques très élaborées, base d’une culture très riche, on en aperçoit des traces dans certains métiers
d’aujourd’hui.
Par ailleurs, il faut rappeler que l’alimentation avait une base meilleure, hors les périodes de famine dues aux guerres et aux changements climatiques.
On élevait et consommait les porcs (jusqu’à ce que leur possession soit réglementée), on utilisait tout des chèvres et des brebis, la laine, le lait, la
viande, la peau et il y avait des modèles alimentaires locaux très forts (diète alpine, méditerranéenne, etc.), qui ne rendaient pas riches, mais
permettaient de vivre correctement. Au XIXe siècle, les bilans nutritifs des populations paysannes se dégradent fortement. Auparavant, les
communautés se souciaient aussi de maintenir un équilibre entre démographie et ressources alimentaires disponibles. La dégradation de la situation
d’équilibre est aussi accentuée en Italie par le mépris pour les « paysans » des bourgeois qui veulent se croire supérieurs et ont besoin de montrer
l’infériorité à tous niveaux des « cafoni », des « terroni », les culs-terreux.
La culture dominante a donc fait disparaître délibérément les cultures paysannes, réduisant ce qui en restait au niveau de ce qui deviendra le
« folklore ». Ce n’est pas vrai que de la chanson, mais aussi de tous les aspects de la vie quotidienne, l’habillement, la langue dialectale, la nourriture,
etc. Le tourisme exploite maintenant les « vêtements traditionnels » des paysans, souvent plus riches que les produits offerts aujourd’hui par le
commerce et la culture « de masse » dans les supermarchés.
Les villages avaient jusqu’au XVIIIe siècle une vie collective intense ; les paysans se retrouvaient dans les « osterie », buvaient et riaient ensemble,
chantaient souvent, ou bien l’hiver, dans les étables où ils passaient les soirées ensemble ; il y avait celles qui racontaient de histoires, des légendes,
chantaient ; certaines femmes avaient la fonction de médecins ou de « psychiatres », elles connaissaient par tradition un grand nombre de plantes
(on parle parfois de plus de 200), et conseillaient les femmes et les jeunes filles, aidant à avoir des enfants ou à avorter, à partir du XIVe siècle, on les
accusa de « sorcellerie » ; il faut penser aussi aux fêtes civiles de naissances, de mariages, de funérailles, et religieuses (fêtes des saints, de la
Vierge, etc.), au passage des cantastorie qui allaient de villages en villages mais aussi dans les châteaux et qui assuraient une forme de
communication avec l’extérieur. À travers tout cela s’exprimait une vie culturelle, une forme de « philosophie », de vision de la vie, certes peu
raisonnée et très influencée par un « bon sens » ambigu et par les idéologies seigneuriales (on racontait des histoires de bon roi, de reines et de
princesses… ), mais souvent autonome, fondée sur des pratiques professionnelles très riches, une connaissance approfondie de la nature ambiante,
et sur une solidarité communautaire. Il y a encore une « culture rurale », une « philosophie rurale ».
Voir des sites comme www.ruralpini.it/Socialità-contadina-tristezza-urbana-tecnologica.html, ou www.filosofiarurale.it/laboratorio-di-idee/zaratin-
significato-cultura-rurale, ou tapez sur wikipedia Vita rurale in arte, et surtout relisez les textes de Gianni Bosio, L’Intellettuale rovesciato, 1975 et
autres textes.
9) Un siècle d’agitation sociale, de révoltes et de banditisme contre les nouvelles bureaucraties
aristocratiques.
Les révoltes populaires : des « luttes de classes » ?
Ce changement de structure économique et cette expansion qui profitent aux riches et augmentent la pauvreté ont pour conséquence, dans toute
l’Europe, une longue période marquée par l’agitation sociale et les révoltes urbaines et paysannes, qui souvent débouchent non sur des révolutions
politiques mais sur un banditisme organisé. Les petits ou grands États (nouvelles monarchies centralisées comme la France et l’Angleterre ou la
nouvelle République de Hollande) se centralisent et constituent de redoutables bureaucraties, appareils au service du pouvoir central, souvent
oppressif vis-à-vis de la masse des sujets, surtout les paysans qui continuent à vivre hors du circuit monétaire car ils n’utilisent pas la monnaie,
l’argent liquide (Voir : Giovanni Tocci, Un gruppo emergente : la burocrazia, Storia d’Italia, Bompiani, op. cit., n° 111, pp. 145-168). Cette bureaucratie
fut souvent à la source d’une nouvelle classe dirigeante en rapport avec l’ancienne aristocratie dans une même idéologie nobiliaire. Cette tendance
vers ce qu’on appellera « Seigneurie » de presque toutes les villes-États d’Italie du Centre et du Nord a besoin de cette administration centralisée
toute puissante pour maîtriser la pluralité de pouvoirs que constituaient aussi bien les féodalités de campagne que les
pouvoirs ecclésiastiques, aussi bien les corporations que les communes libres ; mais son seul
objectif était le soutien du pouvoir seigneurial en-soi plutôt que l’élaboration d’une stratégie
politique cohérente d’adaptation à une nouvelle situation économique.
Paolo Veronese, Les Noces de Cana, 1563, Louvre.
Niccolò Cassana (1659-1713), Gentiluomo in rosso, Venezia, Ca’ Rezzonico.
C’est ainsi que se développe une nouvelle culture de « cour » autour du Prince et de son
gouvernement qui intègre souvent les plus grands intellectuels comme Annibale Caro (1507-
1566), Ludovico Ariosto (1474-1533), après Niccolò Machiavelli (1469-1527) et Francesco
Guicciardini (1483-1540), et tant d’autres artistes et écrivains, parmi lesquels Baldassare
Castiglione (1478-1529) qui écrit pour la cour d’Urbino son grand livre Il Libro del Cortegiano ou
Giovanni Della Casa (1503-1556), avec son Galateo (vers 1551-1555). C’est aussi à partir de
cette bureaucratie que se développent la corruption et les abus de pouvoir qui susciteront tant de
malheurs et d’opposition dans les classes populaires. Mais c’est aussi dans ces cours que se
créent de nouvelles habitudes vestimentaires et de nouvelles expériences gastronomiques avec de grands cuisiniers et
gastronomes comme Bartolomeo Scappi (1500-1577) pour le pape et les cardinaux, Cristoforo da Messisbugo ( ? -
1548) à Ferrare, Domenico Romoli ( ? - ?) et son traité, La singolar dottrina (Venise, 1560). Tous eurent une influence considérable sur la cuisine
des cours européennes, mais contribuèrent aussi à créer une distance entre la cuisine paysanne et la cuisine aristocratique (.
À la différence des Flandres où c’est plutôt l’ancienne classe marchande qui a pris le pouvoir aux dépens de l’ancienne aristocratie, souvent expulsée,
la nouvelle classes dirigeante italienne est un « patriciat » où les nouveaux aristocrates (anciens marchands) ont plutôt intégré dans leurs rangs
l’ancienne noblesse, dans les nouvelles bureaucraties où ils se sont dotés de « titres » nouveaux sous lesquels ils exercent souverainement le
gouvernement ; c’est un groupe restreint jouissant de nombreux privilèges et qui deviendra bientôt une caste nobiliaire fermée qui accentuera la
rupture avec la masse de la population paysanne, ouvrière et artisanale. On est loin des républiques médiévales, une nouvelle féodalité constitue
cette noblesse de cour qui monopolise la propriété foncière et pour qui l’argent devient la valeur suprême ; qui a de l’argent est « noble », qui est
pauvre est « ignoble ». C’en est fini de l’idée de Dante que la « noblesse » était l’équivalent de « gentilezza e virtù » (noblesse de cœur et vertu) en
même temps que de grandeur politique. La transformation de la Curie pontificale en pouvoir politique souverain, et la constitution des évêques et des
cardinaux en nouveaux féodaux va dans le même sens. Le livre de Pompeo Rocchi, Il Gentiluomo (1568) est une bonne expression de cette
évolution, suivi en 1571 par le livre homonyme de Girolamo Muzio (1496-1576). Voir : Renzo Sabbatini, Danaro e potere : la nuova nobiltà, Storia
d’Italia, Bompiani, op. cit., n° 112, pp. 169-192.
Une pression fiscale accrue de la part de ces États qui se centralisent, les manipulations sur le contenu et la circulation des monnaies, l’expropriation
des propriétés collectives et l’appropriation des terres par les grands propriétaires dans les campagnes, les diminutions de salaires dans les périodes
de crise, tout cela a des effets négatifs qui vont d’une inquiétude largement partagée par des couches sociales diverses à des soulèvements de
masse urbaines et rurales, auxquels ne répond que la répression policière et militaire.
L’Angleterre connaît ces phénomènes dès le début du siècle, avec la révolte de Londres en 1517 ; la réforme
anglicane de 1536, ajoutée à la réforme luthérienne, contribua à créer de graves tensions. En France, les
mouvements se produisirent en ville (à Lyon en 1529) mais surtout dans les campagnes méridionales, la Guyenne
en 1548, appuyée par Bordeaux, violemment réprimée, mais qui obtient l’abolition de la gabelle. Citons encore la
révolte des « croquants » dans le Sud-Ouest en 1592, à la suite des guerres de religion et des
massacres de la saint Barthélemy d’août 1572. les Pays-Bas (de 1568 à 1648) et l’Allemagne
sont affectés par des révoltes aussi violentes.
Micco Spadaro (1609-1675), La punizione dei ladri durante la rivolta di Masaniello,
Napoli, Museo di San Martino
Mico Spadaro (1609-1675), Masaniello, vers 1656 -
Naples, Musée de San Martino
L’Italie connaît des révoltes urbaines comme celles de Lucques en 1531-1532 (Voir Marino
Berengo, Nobili e mercanti nella Lucca del Cinquecento, Torino, Einaudi, 1965, 467 pages, réédité en 1974 et en 1999) et de
Naples en 1585. Cela avait continué par celle de Milan en 1629, décrite par Alessandro Manzoni dans les Promessi sposi. À
Lucques ce sont les « straccioni » (tisseurs de soie) qui se révoltent contre le contrôle accru de la production de soie par
l’oligarchie au pouvoir, mais leur manque d’expérience ne leur permet pas d’obtenir un changement de gouvernement et leur
accession au pouvoir. À Naples c’est une augmentation du prix du pain qui provoque les troubles de 1585, marqués par l’exécution de Vincenzo
Starace, l’Électeur du peuple au Conseil de la Ville nommé par le Vice-Roi, assassiné et coupé en morceaux par le peuple ; après laquelle l’armée
procéda à une féroce répression, exécutions capitales, emprisonnements, exposition sur une porte des têtes et des mains des condamnés (Cf. l’article
de Sylvain André dans les Cahiers d’Études Romanes, 35/2017). En 1647, Naples connaît une autre révolte dirigée par le pécheur Tomaso Aniello
(1620-1647), dit Masaniello, et une brève période de république. La Sicile avait connu les mêmes révoltes en août 1647 à Palerme, dirigées par
Giuseppe D’Alesi avec l’appui de plusieurs corporations et en s’appuyant sur la misère des citoyens. D’Alesi fut capturé dès le 22 août et les nobles
reprirent le pouvoir ; cette révolte a été racontée dans le roman de Nino Savarese (1882-1945), Il Capo Popolo (1940). Citons encore les révoltes de
l’Aquila en 1527-1528, le tumulte du pain à Venise en 1581 parmi beaucoup d’autres. Une autre révolte anti espagnole eut lieu à Messine en 1674, elle
résista deux ans à l’assaut des troupes espagnoles grâce à l’aide militaire française ; on en était arrivé à ne plus avoir de pain et à tuer les chiens, les
chevaux, les chats, et à faire bouillir le cuir pour le rendre moins dur.
Quant au banditisme, c’est l’organisation extrême de ces révoltes de masse, venant soit de petits nobles marginalisés par le pouvoir (Alfonso
Piccolomini, duc de Montemarciano, à la fin du XVIe siècle, et Marco Sciarra, 1550-1593, dans l’État pontifical), soit de bandes composées de
mendiants, de chômeurs, de paysans ruinés, qui s’accroît sur le terrain de la misère, de la dégradation des conditions de travail et parfois de pression
fiscale.
Les historiens se sont souvent demandé s’il s’agissait de simples révoltes locales ou de « luttes de classes » animées par une véritable conscience
politique. On peut utiliser les travaux réalisés sur les révoltes parallèles des « croquants » français : l’ouvrage du soviétique Boris Porsnev (1905-
1972), Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648 (1963) qui parlait de « luttes de classes » et non de simples explosions provisoires de
réaction à la crise. Roland Mousnier (1907-1993) réplique en 1967 dans son Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du XVIIe siècle, en
affirmant que les paysans sont des « gens en fureur mais pas des révolutionnaires ». Robert Mandrou (1921-1984), plus lucide probablement,
reprendra en 1974 qu’il y avait dans ces révoltes un phénomène de « conscience collective » et une « solidarité » entre les pauvres dans leur lutte
contre les riches, entre « les humbles humiliés face aux puissants » (Vingt ans après, ou une direction de recherche féconde : les révoltes populaires
en France au XVIIe siècle). Certes, ces révoltes ont manqué de véritable programme politique, elles étaient locales et n’atteignaient pas le niveau de
l’État, elles prennent donc le pouvoir local pendant une durée brève (de 2 mois à 2 ans), vite réprimées par une armée nationale ; pourtant, dans leur
caractère collectif, elles manifestent déjà bien un début de prise de conscience de l’opposition existante entre des classes sociales, les riches
dominants et les pauvres dominés, et de la nécessité de changer la forme du pouvoir politique.
10) Le XVIIIe siècle.
On a souvent rappelé que jusqu’aux années 1730, l’Italie avait atteint le point le plus bas de son histoire, était devenue, disait le duc de Parme, « un
cadavre exsangue et sans esprit », totalement dépendant d’autres États (France, Espagne,
Angleterre), tout en ayant créé la Commedia dell’Arte, le grand art baroque et le modèle musical
de l’opéra.
Symbole de franc-maçonnerie
En 1718, Venise avait perdu pratiquement tout son empire ; Gênes était sous l’emprise de
l’Espagne, combattue par la France, elle perd la Corse en 1768. En Toscane, le dernier Grand
Duc, Gian Gastone (1723-1737) meurt sans héritier et sa succession est réglée par les
puissances européennes. Les possessions espagnoles (Naples, la Sicile et la Sardaigne sont
administrées par un Vice-Roi avec un Parlement qui a perdu toute autorité, Milan par un
gouverneur avec un Sénat) ont perdu tout dynamisme et ne sont que des pions de l’empire
d’Espagne, deviendront bientôt un simple élément des jeux politiques européens. Le Piémont est
une exception, il s’agite beaucoup, espère prendre la Lombardie, oscille entre la France et
l’Autriche, obtient de l’Espagne en 1713 la Sicile, qu’il échange en 1720 avec la Sardaigne plus
proche mais plus pauvre, et le duc devient roi. En 1706, le duché de Milan passe à l’Autriche, en
1713-14, l’Espagne perd la Sicile et la Sardaigne, elle perd aussi le contrôle de la péninsule
italienne.
Dans ce contexte, on voit naître un renouveau d’aspiration à l’unité et à l’indépendance de l’Italie, dans des travaux comme ceux de l’abbé Pietro
Tosini (1660 ?- 1735 ?), théologien et diplomate de Bologne qui publie en 1718 à Amsterdam La libertà dell’Italia illustrata a suoi prencipi e popoli où
on a vu parfois un antécédent du Del primato morale e civile degli Italiani de Vincenzo Gioberti en 1843. Tosini montre que l’Italie n’est pas un fief de
l’Empire et qu’elle a donc été usurpée par Charles Quint. Un autre ecclésiastique, le Cardinal Giulio Alberoni (1664-1762), de Piacenza, au service
de l‘Espagne, souhaitait que l’Italie se libère de la domination autrichienne.
L’Europe recherche toujours un équilibre stable : au Moyen-Âge elle fit le rêve non réalisé d’un Empire unifié cohabitant avec
une Église spirituelle libre de toute domination politico-temporelle ; maintenant, la politique libérée de la morale avec
Machiavel, ne cherche plus qu’un équilibre de forces où l’Italie ne compte que marginalement, étant sous la domination
espagnole.
Mais à partir du XVIIe siècle, le poids de l’Espagne diminue, les Bourbons reprennent l’Italie du Sud, et surtout, ce qui
devient prédominant, c’est l’intérêt pour les territoires d’Amérique, d’Afrique et d’Asie.
Ludovico Antonio Muratori
Par ailleurs, la pensée politique cherche de nouvelles formes d’État et de pouvoir, mais elle est la plupart du temps effacée
par la censure ecclésiastique : Pietro Giannone (1676-1748) est emprisonné et excommunié, l’abbé Ferdinando Galiani
(1727-1787) accusé de répandre la pensée de John Locke, Cesare Beccaria (1738-1794) est suspect pour son livre Dei
delitti e delle pene (1764), Gian Vincenzo Gravina (1664-1718, fondateur de l’Arcadie) est inquiété par l’Inquisition, l’érudit Ludovico Antonio
Muratori (1672-1750) est très discuté, Scipione Maffei (1675-1755) est mis à l’index, des ouvrages étrangers comme l’Encyclopédie (mise à l’Index
en 1758-59) ou les livres de Pierre Bayle, Montesquieu (L’Esprit des lois est mis à l’index en 1752), Voltaire (toute son œuvre est mise à l’Index
entre 1753 et 1757), Machiavelli (mis à l’Index dès 1559), sont interdits. L’historien, philosophe libre-penseur piémontais Alberto Radicati (1698-
1737) est mis à l’index et doit s’exiler à Londres. La décadence italienne est aussi morale et intellectuelle.
Mais, comme Benedetto Croce l’a souligné dans sa Storia dell’età barocca in Italia, Bari, 1929, des germes de renouveau apparaissent à Naples
(avec Giambattista Vico, 1668-1744) et dans plusieurs autres villes des germes de renouveau qui annoncent déjà le Risorgimento du XIXe siècle.
RETOUR A LA TABLE DES MATIERES SUITE 3.2 DU FICHIER