Du XVIe au XVIIIe siècle




ANNEXE : Caravage et les pauvres de Naples

La Chapelle du Mont de Piété : une des plus belles de Naples et le Pio Monte della Misericordia (le grand tableau de Caravage)

En 1598, le Sacro Monte di Pietà vient s’installer dans le Palais des ducs d’Andria, reconstruit à cet usage au 14 de la rue San Biagio dei Librai. Ce fut la première des banques publiques (« il banco »), racine de l’actuel Banco di Napoli ; son objectif était de lutter contre l’usure qui accablait les populations pauvres de la ville, mais aussi les nobles ou les bourgeois qui avaient besoin d’argent liquide. En 1539, Don Pedro de Tolède fait expulser de Naples (ou oblige à vivre dans le quartier napolitain de la Giudecca) les juifs qui avaient monopolisé le marché du crédit et offraient des prêts contre un gage et des intérêts très importants ; les pauvres étaient étranglés par les dettes, mais l’économie de ces ruelles misérables ne pouvait pas fonctionner sans ce soutien, et l’expulsion des juifs suscita beaucoup de protestations.

Se crée alors, à l’initiative de Aurelio Paparo, Gian Domenico di Lega et Leonardo di Palma, une congrégation de bourgeois et aristocrates qui organise dès 1540 un nouveau réseau de crédit sur gage mais sans intérêts, l’objectif était de lutter contre l’usure : le Monte della Pietà. Au fond de la cour, une chapelle où les pauvres venaient faire une prière avant de laisser par exemple en gage une couverture en été en priant Dieu que leur destin change avant l’hiver. Étonnant contraste entre l’extrême richesse de l’édifice et la misère de ceux qui venaient y prier ! La restauration et l’ouverture de la chapelle au public en 1999 entre dans le cadre de l’œuvre de mécénat culturel du Banco di Napoli (« Banco di Napoli, pour l’économie, l’art et la culture »).

La chapelle est de Gian Battista Cavagna ( ? - 1613), romain formé à l’école de Michel-Ange ; elle est construite en 1597 et 1603.

Intérieur :

  1. La chapelle : grand autel = Déposition (Fabrizio Santafede, 1601) ; autel droit = Assomption (Ippolito Borghese, 1603), à côté d’une Pietà en bois du XVIIe s. ; autel gauche = Résurrection (Geronimo Imparato et Fabrizio Santafede, 1603).
  2. Pavement : brique et majolique, témoignage important de l’art du XVIIe s.
  3. Voûte : au milieu de l’or des stucs, fresque des Mystères de la passion et de la mort de Jésus (Belisario Corenzio, 1601-03).
  4. L’Antisagrestia : Monument du cardinal Acquaviva (Cosimo Fanzago, 1617).
  5. Sacristie : entièrement conservée depuis sa création au XVIIIe s. Aux parois : figures allégoriques avec décorations en or et fresques monochromes (G. Bonito). Armoires en racine de noyer sculpté. Au plafond, Charité (Giuseppe Bonito, 1742).
  6. Stanza delle cantoniere (meubles d’angle en bois), fresques monochromes (Charles III de Bourbon et sa femme, Marie Amélie de Saxe), statues en bois (Pietà).
  7. À gauche de la chapelle, 3 salles rouvertes en 1999, destinées autrefois au dépôt des gages, contiennent un petit musée d’œuvres d’art sacré, produits de décorateurs, peintres, brodeurs napolitains.

Un autre Institut de bienfaisance est le Pio Monte della Misericordia, près du Dôme (Piazza Cardinal Sisto Riario Sforza), créé en 1601 dans une Église construite par Giovan Giacomo di Conforto. Le grand autel est décoré des 7 Œuvres de Miséricorde du Caravage (1607). Caravage, qui a dû s’enfuir de Rome pour échapper à la prison, est accueilli avec sympathie et estime par le public cultivé de la ville, où il a été présenté par les milieux romains les plus transgressifs, en particulier par le poète Giambattista Marino et par le marquis de Villa, ami de Torquato Tasso. On lui commanda donc ce tableau qui devait être le manifeste idéologique et artistique concret de la pratique des œuvres de miséricorde indiquées dans l’Évangile de saint Matthieu.

Les commanditaires, fondateurs du Mont de Piété, s’étaient voulus libres des ingérences de la hiérarchie de l’Église, et un « bref » papal leur avait accordé cette indépendance ; ils avaient pu s’adresser à l’artiste le plus révolutionnaire et le plus célèbre de l’époque, malgré ses frasques et sa condamnation pour meurtre.

Le réalisme de la scène, à l’opposé de beaucoup de scènes religieuses, marque un retour à un Évangile plus populaire, selon le nouveau catéchisme du cardinal Bellarmin, publié en 1597. Ni beaux costumes, ni auréoles : l’Évangile est vécu dans la réalité quotidienne d’une rue pauvre de Naples. Il a compris à Naples en un éclair que la vérité de l’histoire de l’homme se trouvait dans un espace réel comme celui d’une rue populeuse de Naples, et que la « miséricorde » qu’il devait peindre était à pratiquer dans les petits actes de la vie quotidienne.

Il est frappant que jusqu’aux années 1950, on n’ait souvent rien compris à ce tableau : on a longtemps cru que Caravage ne partageait pas les intentions religieuses des commanditaires, et qu’il n’avait peint que le désordre populaire d’une rue de Naples ; on n’avait compris ni les allusions bibliques, Samson et la mâchoire d’âne (lisait-on trop peu la Bible ?), ni les références à l’histoire romaine, l’histoire de Cimone et Pero (lisait-on trop peu les historiens de la Rome antique ?). Mais Caravage avait au contraire une culture approfondie et il partageait pleinement les intentions théologiques des hommes du Mont de Piété, connaissant bien le Catéchisme du cardinal Bellarmin de 1597. Et il traitait tout cela dans une perspective évangélique, pensant que les pauvres étaient les personnages les plus importants d’une histoire chrétienne. Et cela ne plaisait guère ni à toute une partie de la hiérarchie de l’Église ni aux pouvoirs politiques du Royaume d’Espagne régnant à Naples.

Jean Guichard, 7 juin 2016