7.3. Création de formes artistiques : architecture - villas et jardins
Sur les villas de Vénétie
A.- Signification et histoire de la « villa » en Vénétie
Jusqu’au XIVe s., Venise reste une
République maritime, son territoire est limité
aux îles de la lagune, et elle vit du commerce
maritime en Méditerranée. C’est le doge
Dandolo (1329-1339) qui décide de sortir
Venise de son splendide isolement et de
contrôler l’arrière-pays jusqu’alors convoité par
les Carrara, les Della Scala, les Visconti, au
point que l’alimentation de Venise risque de
devenir problématique : la ville a peur de la
famine (on y accumule une quantité énorme
de galettes) ; elle craint aussi de voir les
fleuves manipulés par ses ennemis de terre
ferme (blocage de l’Adige, barrage du Pô...),
comme l’avait fait Padoue en tentant de
détourner le lit du Brenta, pour provoquer
l’enterrement de la lagune et donc la fin de
Venise.
Après de longues discussions, il est décidé
d’ajouter la puissance territoriale à la
puissance maritime : Treviso en 1339, Vicenza
en 1404, Verona en 1405, Padova en 1406, le Friuli en 1420, Bergamo et Brescia en 1426. De plus plusieurs villes se
mirent sous la protection de Venise pour se soustraire à de petits tyrans locaux, créant une sorte de fédération sous
domination vénitienne. Le lion de saint Marc est installé sur une colonne de chaque place, le paysage terrestre trouve
désormais sa place dans la peinture vénitienne.
L’administration vénitienne est sage, les impôts sont modérés, il n’y a aucun pillage ni saccage des terres, et Venise
est aimée du peuple, des paysans et des artisans, autant qu’elle est détestée par la noblesse de terre ferme qui perd
son pouvoir et ses fonctions politiques au profit de la noblesse vénitienne qui s’installe peu à peu en terre ferme. En
effet, jusqu’alors, il était interdit aux nobles vénitiens d’acquérir des terres sur la terre ferme de peur que la noblesse,
qui avait le pouvoir à Venise, ne tombe sous l’influence de potentats locaux et ne trahisse des secrets d’État en
échange de faveurs économiques ; si un noble avait des propriétés, il était exclu du Grand Conseil au moment des
votes importants : le Grand Conseil ne devait pas dégénérer en lobby de propriétaires fonciers ! Le 17 avril 1345, le
Grand Conseil vote une loi qui abolit l’interdiction d’acquérir des propriétés, par 366 voix contre 315 et 42 abstentions.
C’est à partir de cette date que se développe la villa en Vénétie : de nombreux nobles vénitiens reviennent à leur terre
d’origine (après tout, les premiers Vénitiens venaient de la terre ferme, abandonnée pour échapper aux invasions
barbares !), ou investissent dans des terres nouvelles, poussés par l’espérance de profits venant de la terre.
La villa devient donc le centre d’une grande propriété agricole. Elle est
souvent construite en zone brumeuse et marécageuse (Cf. la
« Malcontenta » : image ci-contre), et sa construction va de pair avec la
construction et l’entretien de canaux et de digues, l’assèchement des
marais, la régulation et la déviation des fleuves. Le tout se fait sous le
contrôle strict de la République, qui crée en 1501 une « Magistrature des
Eaux » et en 1556 des « Provveditori », « Inspecteurs des Biens incultes
» qui représentaient 25% du territoire. Le résultat est une augmentation
de la rente foncière, multipliée par 10, et de la population, multipliée par
4. Le maïs apparaît, c’est la fin de la faim ; l’agriculture (la « Santa
agricoltura ») se développe.
Après le Traité de Bruxelles en 1517 et la Paix de Bologne en 1519-20, la
fin de la guerre avec la Ligue de Cambrai (coalition antivénitienne formée
en 1508 entre le pape Jules II, l’empereur Maximilien, le roi Louis XII de France et Ferdinand d’Aragon) provoque un
regain d’intérêt des Vénitiens pour la terre et un boom de la construction. Par ailleurs la pression turque (les Turcs
prennent Byzance en 1453) limite de plus en plus l’empire oriental de Venise L’empereur Maximilien a libéré tous les
territoires vénitiens de la sujétion féodale à l’Empire et la République peut contrôler sans partage la noblesse terrienne
; on rase les châteaux et les forteresses des rebelles ... et on confisque leurs propriétés. Les Vénitiens vont pouvoir se
livrer en paix à la « villégiature », qui a d’abord pour objectif l’activité agricole.
C’est la période où l’on publie des quantités de traités, dont celui de Andrea Palladio (Andrea di Pietro della Gondola,
1508-1580 - Portrait de G.B. Maganza, 1576 - Villa Ai Nani : i Quattro libri dell’Architettura,
1570 : à droite, Frontispice de 1570), sur l’architecture de la
villa, le site, les cultures, les recettes médicales (la mélisse est
efficace contre la peste, le romarin contre la dépression,
l’essence de citron contre les morsures de serpents ...), les
plantations en fonction des phases de la lune, le traitement du
personnel, etc.
La villa est en général le centre de grandes propriétés : 12
familles (les Contarini, Pisani, etc.) ont de 5000 à 15000
hectares, 100 familles ont de 1000 à 5000 hectares ; on divise
la terre en parcelles louées à des paysans et souvent peu
rentables ; les paysans s’endettent, c’est la misère et la
famine, que limite l’introduction du maïs, le pain du pauvre (les
riches consomment le blé) avec ses redoutables
conséquences sanitaires. Mais, alors que les nobles locaux ne
vivent que de la terre, les nobles vénitiens continuent
parallèlement à vivre du commerce.
Le nombre des villas s’accroît vite :
à mesure que l’espace vert diminue à Venise, se développe un
désir de campagne. Le boom dure jusqu’en 1630, est arrêté
par la peste qui tue un tiers de la population de Venise et 40%
de la population rurale ; il reprend dans la deuxième moitié du
XVIIe s. : après la peste, des titres de noblesse sont donnés
à 127 familles issues des classes moyennes. Pour un palais à
Venise, beaucoup ont deux, trois, dix villas à la campagne : les
Contarini ont 18 villas, les Pisani 4 villas de Palladio et 2 de
Scamozzi, etc. On accède aux villas par voie fluviale puis par
la route : aucune villa n’est à plus de 100 m. de l’eau ; sur le
Brenta circule le « Burchiello » qui transporte alors les
familles et aujourd’hui les touristes (le « burchiello » tient son
nom du mot « burchio » qui désignait une barque à fond plat
pour naviguer sur les fleuves et les canaux).
La villa est autosuffisante : les jardins, les étables, les lacs à
poissons fournissent le nécessaire ; la cuisine est en sous-sol,
cachée et fraîche ; il n’y a que peu ou pas de services
hygiéniques ! Au centre de la villa se trouve le salon de
réception pour les banquets et les bals, le théâtre pour les
concerts et représentations ; tout autour, on aménage des
« jardins philosophiques » où l’on va s’entretenir. La période
de villégiature va surtout de juin à juillet et d’octobre à
novembre.
De centre d’activité agricole, la ville évolue donc vers un lieu
de plaisirs et de séjour, on parle de « smania della
villeggiatura ». La « dolce vita », le luxe, le gaspillage s’y développent tellement
qu’ils sont blâmés par le Sénat en 1695. Le vêtement
féminin coûte des fortunes, ainsi que la coiffure : une
femme peut avoir jusqu’à 4000 à 5000 aiguilles dans
les cheveux ! De Brosses dit qu’elles ressemblent « à
des citrons garnis de clous de girofle ». Les bijoux, les
plumes, les rubans, les maquillages se multiplient (la
toilette d’une femme pouvait durer jusqu’à 7 heures,
pour n’être employée qu’une demi-journée !), ainsi
que les décolletés vertigineux. On s’étonne, dit un
observateur, qu’avec cet étalage de tétons et
d’épaules, leurs vêtements tiennent encore et ne
tombent pas par terre ! Voir les tableaux de Véronèse,
de Zelotti (Cf. à gauche, Allégorie de Venise, Palais
Ducal Venise), de Tiepolo père et fils...(Cf. à droite
G.B. Tiepolo, Zéphyr et Flore, 1734, Ca’ Rezzonico).
Les femmes se font accompagner de leur «cicisbeo »
et les scandales sont nombreux.
Dans la villa, on donne des spectacles de théâtre
(Goldoni est reçu dans les villas, malgré ses critiques
de la villégiature dans La trilogia della villeggiatura, et
ses pièces y sont jouées) et de musique (Vivaldi
compose pour les villas). On y reçoit la noblesse
internationale ; aujourd’hui encore les Foscari reçoivent à la « Malcontenta » le gratin
de la noblesse européenne (Cf. photo plus haut).
Ce mode de vie est source d’un fort endettement des nobles, qui augmente
après la chute de la République en 1797. Beaucoup de villas sont
abandonnées ou vendues. Napoléon achète la villa Pisani - « La Versailles de
Vénétie » - à Strà en 1807 pour 973.048 francs. N’ayant plus d’argent pour
payer les taxes foncières, les propriétaires démolissent les annexes (les
« barchesse » où l’on rentre les barques et le matériel : à gauche la
« barchessa » de Villa Thiene à Cicogna), voire la villa elle-même (La villa
Valmarana de Mira est détruite en 1900) ; ils vendent les fresques, les meubles
; parfois la villa est occupée par un paysan qui en fait une grange, ou par
l’armée (en 1848-9, des soldats autrichiens campent à la « Malcontenta »,
détruisent le parc, coupent les arbres pour se chauffer, démolissent les
annexes et la grande cour intérieure entourée de portiques). Certaines villas
sont rachetées et restaurées par des particuliers italiens ou étrangers qui respectent ou non le style et la décoration ;
d’autres sont reprises par les communes ou la Région, mais beaucoup restent encore dans un triste état d’abandon
(sur les environ 2000 construites initialement).
B.- L’idéologie de la villa : la villa contre la ville ?
La villa correspondait donc d’abord à une nécessité économique et politique : trouver une nouvelle source de profit
dans la terre et contrôler le territoire. Mais il aurait été possible d’administrer la terre sans faire la dépense somptuaire
d’aussi coûteux édifices. La villa répond donc aussi à une exigence culturelle complexe qui a rapport aussi bien avec
le désir de ces marchands vénitiens de se rapprocher de l’ancienne aristocratie terrienne que d’inventer un nouveau
mode de vie, différent de celui du milieu urbain. Une nouvelle idéologie de la vie à la campagne se développe à partir
du XIVe s.
C’est Pétrarque qui en est le point de départ : il avait exprimé dans son De Vita solitaria de
1346 son désir de tranquillité à la campagne, loin
des tracas et du bruit de la grande ville, au contact
avec la nature ; et il avait concrétisé ce désir en
venant finir sa vie dans la solitude de sa maison
d’Arquà (Cf. à droite La maison de Pétrarque à
Arquà, par Francesco Bellucco, du XVIIIe s.).
L’image d’un paradis de la vie rurale contraste avec
la réalité de la vie en ville, marquée par les luttes de
factions, la surpopulation, les épidémies de peste
qui poussent les jeunes gens du Décaméron de
Boccace à se réfugier dans une campagne idyllique pour échapper à la peste de 1348 à
Florence. Il faut rappeler que l’Italie a connu au moyen âge un développement très important
des villes et d’une nouvelle économie urbaine fondée sur l’industrie, le commerce et la
banque et cela avait été à l’origine d’une idéologie de la ville dont les murailles donnaient
une garantie de paix et de prospérité dont les représentations de la « Jérusalem céleste »
offraient la vision idéale (Voir les représentations de la ville dans l’histoire de la peinture toscane ou vénitienne). C’est
dans les villes que se forge l’idéal humaniste de la Renaissance, qui inspirera aussi l’idéal de la vie rustique qui est à
la base de l’idéologie de la villa.
Les riches Vénitiens n’abandonnent donc pas cet idéal urbain, ils ont leur palais au bord du Grand Canal, où ils
mènent leur vie active de commerçants et d’hommes politiques de la République. Mais ils y superposent l’idéal d’un
refuge dans une campagne maîtrisée par l’activité humaine, dans une villa qui est la réplique du palais urbain, mais
comme centre d’une activité que l’on redécouvre, l’agriculture qu’Alvise Cornaro (1484-1566) appellera la « Sainte
agriculture », fondement de l’honnêteté et de la prospérité. Venise réalise ainsi une synthèse très caractéristique entre
l’idéal de richesse urbaine traditionnelle et celui d’une nature enfin dominée par l’homme, qui évoque un paradis
terrestre retrouvé après le péché. Palais et villa sont les deux faces complémentaires de la
même classe sociale qui reste à la tête de la République de Venise jusqu’à sa chute, en
1797.
Ce n’est pas un hasard si les imprimeurs vénitiens éditent les oeuvres des anciens
théoriciens de l’agriculture, de Caton (234-148 av. J.C.) à Varron (116-27 av. J.C.) et
Columelle (1
er
s. ap. J.C.). Plus tard, Leon-Battista Alberti théorisera dans son De Re
aedificatoria (1485, De l’art d’édifier) la beauté de la villa à la campagne, source de santé et
de joie de vivre.
Mais l’idéal de vie tranquille de Pétrarque est contredit par la réalité de la villa vénitienne du
XVIe au XVIIIe s. où tout n’est que luxe ruineux, trivialité, dissipation superficielle, mondanité
bruyante à l’image de celle de la ville. Goldoni en fait la satire dans sa trilogie de 1756 : Le
smanie della villeggiatura, Le avventure della villeggiatura, Il ritorno dalla villeggiatura.
Pourtant, comme l’a montré Fernand Braudel (Le modèle italien, Arthaud, 1989), ce retour à
la terre, achèvement d’une longue lutte contre les zones inondées où sévit la malaria, c’est,
dans le contexte du XVIe s., « le large retournement des classes riches vers la terre et son exploitation. Il y a
ruralisation des classes possédantes italiennes ... Bientôt à Venise, les vastes palais du Canal Grande compteront
moins que les villas luxueuses des bords de la Brenta qu’un voyageur découvre déjà avec étonnement en 1591.
Comme elles sont belles ! Il y a eu changement de vie, presque de patrie. ... À Venise, le grand tournant se situerait
vers 1550 et sans doute a-t-il été le plus spectaculaire d’Italie : une ville marchande, qui n’était que de pierre et d’eau,
se réveille comme une ville à prolongements campagnards. Il est vrai que ces campagnes seront exploitées de façon
« capitaliste », le mot convient en l’occurrence, car ce qui semble pure « pétrification de capitaux » dans ce que nous
appellerions de dispendieuses « résidences secondaires », a correspondu, en fait, à des investissements intelligents
dans une agriculture productive » (pp. 205-206). Contrairement à l’Espagne, qui croit que sa richesse réside dans l’or
conquis en Amérique et qui laisse dans l’abandon l’agriculture catalane, l’Italie ne connaîtra pas de décadence réelle
au XVIIe s., à cause de cet équilibre maintenu entre des villes qui continuent à vivre et à commercer et une agriculture
qui reste saine. Malgré toutes ses faiblesses,Venise sera aux XVIIe et XVIIIe s. un bel exemple de cette vitalité dont
les villas sont un élément significatif.
C.- Andrea Palladio (1508-80)
Andrea di Pietro della Gondola naquit à Padoue le 30 novembre 1508. C'est dans cette ville de Vénétie qu'il passa
les seize premières années de sa vie et se dirigea, sous
l'influence de son père Pietro, vers le métier de tailleur
de pierres, qu'il poursuivit par la suite à Vicence où il
s'établit en 1524 dans l’atelier des tailleur de pierres et
maçon Giovanni di Porlezza et Girolamo Pittoni qui
l’initièrent à l’œuvre de Sanmicheli et à l’art classique.
Alors qu'il travaillait à une villa que l’homme de lettres
Giangiorgio Trissino (1478-1550 - à gauche son
portrait par Vincenzo Catena, 1510) construisait à Cricoli
di Vicenza (1537 - Cf à droite, la Villa Trissino à Cricoli,
près de Vicenza), il eut l'occasion de connaître cet
illustre humaniste et de devenir son élève. Cette
rencontre fut déterminante pour le jeune homme qui, simple tailleur de pierres, fut projeté aussitôt dans les cercles
humanistes de Vicence, où les aristocrates s'entretenaient de littérature, d'art et d'architecture classique : ayant un
pouvoir et une autonomie politiques limités par rapport à la noblesse vénitienne, ils compensaient par leur initiative
dans le domaine culturel. Cependant, à la différence de Michel-Ange, Bramante, Peruzzi ou Raphaël qui
personnifiaient l’architecte artiste, Palladio n’abandonna jamais les principes et la pratique de l’artisanat.
Avec Trissino, qui le surnomma Palladio (du nom du « palladium », la
statue de Pallas Athéna qui était réputée rendre indestructible la muraille
des villes), il fit en 1541, 1545, 1547,
1549 divers voyages à Rome où il put
étudier non seulement les édifices et
les ruines de l'Antiquité, mais aussi les
réalisations architecturales de
Bramante et Raphaël. Il publie en 1554
un ouvrage, L’Antichità di Roma, qui
eut un très grand succès. Cependant
Palladio ne fut jamais un authentique «
humaniste »; son intérêt pour l'Antiquité
fut avant tout « technique », et au cours
de ses très nombreux voyages il se limita à mesurer, prendre des données et
faire des croquis des édifices antiques, intéressé particulièrement par l'aspect
fonctionnel et les solutions techniques adoptées. Si l'architecture classique, avec
pour témoins les ruines romaines et le traité de Vitruve (90-20 av.J.C. - dont il
illustre la réédition du De Architectura en 1556), ainsi que l’œuvre d'architectes
de la Renaissance tels que Donato Bramante (1444-1514), Raphaël (1483-1520),
Giulio Romano (1492-1546) et Jacopo Sansovino (1470-1570) marquèrent
profondément la formation du jeune Palladio, d'une certaine importance fut aussi
l'école vénitienne ; représentée par Michele Sanmicheli (1484-1559), Alvise
Cornaro (1484-1566), Giovanni Maria Falconetto (1468-1535) et Sebastiano
Serlio (1475-1574), elle avait donné un aspect nouveau à grand nombre de
bâtiments des campagnes et des villes de la Vénétie au cours de la première
moitié du 16e siècle.
La première tâche publique qui consacra Palladio architecte officiel de Vicence fut la construction des loges du
Palazzo della Ragione, la « Basilica » (Cf ci-dessus). Son projet, qui respectait fondamentalement l'implantation de
l'ancienne construction et l'embellissait d'une élégante monumentalité classique, fut préféré à ceux d'architectes plus
connus tels que Giulio Romano, Sansovino et Serlio et approuvé en 1549. L’ayant ainsi remarqué, la noblesse
vicentine recourut de plus en plus souvent à lui pour la construction de palais en ville et de villas à la campagne. A
cette époque Vicence était encore dans l'orbite de Venise. L'inflation croissante et l'augmentation des coûts
d'importation de matières premières avaient poussé les riches Vénitiens à investir leurs capitaux en biens plus sûrs, et
à tirer meilleur profit de leurs terrains agricoles. Ainsi, particulièrement au cours de la deuxième moitié du 16e siècle,
le territoire vénitien se vit considérablement bonifié et surgirent de nombreuses constructions nouvelles à fonction
résidentielle et agricole. Dans ce contexte Palladio, qui jusque-là avait bâti palais et villas pour la noblesse vicentine,
prêta aussi son art aux grandes familles vénitiennes. Les villas réalisées pour les Barbaro, Pisani, Cornaro, Foscari
etc., bien que très différentes par l'implantation, ne représentent en fait que divers exemples de la même résidence
seigneuriale de campagne, constituée d'un bâtiment centrai avec fronton et colonnes classiques destiné à abriter la
famille, et de deux ailes latérales mineures (les « barchesse ») destinées au personnel et aux activités agricoles.
Cette répartition, qui met en évidence les deux fonctions principales des villas palladiennes, la rentabilité agricole et la
résidence de luxe, reprend aussi la conception classique comparant l'habitation au corps humain, où l'appartement du
maître représente la tête et les ailes, généralement plus basses, les membres. La proportion des édifices est aussi en
rapport avec les modules musicaux, selon la conception de la Renaissance qui voit tout l’univers dominé par les
mêmes lois harmoniques.
Mais chacune des villas de Palladio offre une solution particulière, de la
façon la plus libre et inventive, en recherchant chaque fois la plus grande
harmonie entre l’architecture et la nature : villas à plan central (La Rotonda,
1568. Cf. ci-contre), villas à longs portiques rectilignes (Villa Barbaro à
Maser, 1555. Cf. ci-dessous), villas à portiques semi-circulaires (Villa
Badoer, 1555), villas à corps surmontés de tours (Villa Valmarana, 1565),
etc. La Malcontenta offre deux façades, l’une classique du côté de l’eau,
l’autre rustique du côté de la
campagne, symbole de la double
face de la civilisation vénitienne,
urbaine et rurale. Les entreprises
agricoles deviennent avec Palladio
de véritables sanctuaires laïques,
récupérant pour la villa la forme du
Temple antique dont il reprend la façade à fronton, les colonnes et la coupole,
symbole du ciel dans les édifices religieux A cette disposition verticale et
hiérarchique adoptée par Palladio pour ses villas, s'oppose celle horizontale
des palais urbains. Les ruelles du centre de Vicence sur lesquelles donnaient
les habitations des familles nobles ne permettaient pas une vision directe de la
façade, et auraient empêché d'admirer dans son ensemble un édifice constitué
de plusieurs éléments contigus de hauteurs différentes. Par conséquent Palladio, sans pour autant renoncer à l'effet
monumental produit par la suite de colonnes et par les décorations de marbre, construisit des palais dont la façade se
développait horizontalement, de sorte que leur vue en perspective depuis la rue ne
souffre pas mais soit au contraire améliorée. En 1570, à la mort de Sansovino, Palladio
devient l’architecte officiel de la Sérénissime. Dans les églises qu'il a réalisées se
retrouvent les contrastes religieux qui marquèrent durement la première moitié du 16e
siècle, et ses projets représentent le dépassement et la synthèse de deux conceptions
architecturales : celle des architectes défenseurs du plan central, et celle de la Contre-
réforme favorable au plan à croix latine. Ainsi à Venise, dans l'église de S. Giorgio
Maggiore (1566. Cf. ci-contre) et dans celle du Redentore (1577), un grandiose espace
central dominé par une coupole se dilate, mais sans solution de continuité, dans la nef
et le transept, assimilant simultanément le plan central et celui à croix latine.
On trouve trace des principes architecturaux qui guidèrent Palladio dans la réalisation
de ses églises, palais et villas dans les « Quatre livres d’architecture » (1570) : en plus des plans et des projets de
ses édifices, il reporta des dessins de ruines romaines et de palais antiques étudiés pendant ses voyages. A cet écrit,
plus qu'à la connaissance directe de l’œuvre palladienne, se référèrent les architectes qui, jusqu'à sa mort survenue
en 1580 et au cours des siècles successifs, contribuèrent à rendre vivant dans tout l'Occident le phénomène du «
palladianisme » : le Palladio des villas est constamment une source d’inspiration du XVIe au XIXe s., en Angleterre
(Inigo Jones, Colin Campbell, Lord Burlington, ...), en Pologne, Tchécoslovaquie, en Russie (Giacomo Quarenghi à
Leningrad), au Portugal ...
D.- Fratta Polesine : Villa Badoer – « La Badoera »
Parmi les villas de Palladio, une des plus achevées et les mieux conservées est celle qu’il construit pour Francesco
Badoer entre 1556 et 1566. Les Badoer sont la plus ancienne des familles vénitiennes encore existantes ; elle
descend probablement de la dynastie des Parteciaci qui eurent sept doges, dont Agnello, élu après l’invasion des
Francs et qui réalise le transfert de la capitale sur les îles qui constituent la Venise actuelle, en 810. Il y eut huit
Badoer comme Procurateurs de Saint-Marc et un cardinal. Ils avaient un palais à Venise près des Frari (aujourd’hui
Institut universitaire d’Architecture). Francesco (1512-1572) était un sénateur de Venise et capitaine de Bergame. Sa
villa, dit Muraro, est « l’expression organique et complète du génie palladien ».
La villa est entourée d’un mur d’enceinte crénelé et orné de boulets de canon : la façade et le jardin, sorte de cour
d’honneur agrémentée de deux fontaines surmontées de statues, sont
tournés vers la route dont ils sont séparés par un bras latéral de l’Adige,
le canal Scortico. La maison de maître est située sur une base élevée
décorée d’élégants ordres ioniques, tandis que les bâtiments de service
sont placés plus bas, au niveau des champs, masqués par des colonnes
toscanes ; un triple escalier raffiné relie les deux plans : expression claire
de la hiérarchie sociale et protection de la maison contre le risque de
haute eaux. Un dernier escalier conduit le visiteur à la loggia d’entrée, en
forme de façade de temple, rappel
de l’Antiquité. Palladio a été le
premier à utiliser le fronton du
temple dans une habitation privée,
guidé par l’idée que le temple
n’avait été dans l’Antiquité que
l’imitation des maisons privées
qu’il reconstruisait donc dans le
présent : il s’agissait de bien
mettre en évidence les hiérarchies
sociales et la grandeur de la
famille par la magnificence de la
façade.
De même, Palladio augmente
l’entre-colonnement central
(espace entre les colonnes centrales) « afin que l’on voie mieux les portes ». Cela ne s’était jamais fait, même dans
les temples antiques, sinon au Panthéon. Il augmente aussi l’importance de la maison en utilisant les différents ordres
théorisés par Vitruve, de l’ordre toscan des dépendances à l’ordre ionique de la façade. Cette dernière, comme celle
des temples est « eustyle » (avec un espace entre les colonnes de deux fois et quart le diamètre de base des
colonnes) tandis que les dépendances sont « aréostyles » (avec un espace entre les colonnes de 4 fois le diamètre de
base des colonnes), ce qui permettait un passage plus aisé des chars et outils agricoles, sous des architraves en bois.
C’est aussi la première fois que le jardin est entouré de deux ailes en hémicycle, idée qui sera inspirée par la façade
de la villa Giulia à Rome, et reprise par le Bernin pour son hémicycle de la place Saint Pierre à Rome.
L’espace intérieur est disposé harmonieusement : la suite des pièces latérales, qui comprend l’antichambre, la
chambre et l’arrière-chambre, a la même dimension que la salle centrale (16 pieds vicentins), et les parois ont une
mesure qui est toujours un multiple de 16. Il subsiste quelques fragments de fresques de Giallo Fiorentino (Vers 1500-
?), inspirées par l’ouvrage de Palladio.
Sources :
Gerda Bödefeld et Berthold Hinz, Ville venete, Idealibre, S.P.A., Milan, 1990.
Giuseppe Mazzotti, Le Ville venete, 1954, Ristampa anastatica, Libreria editrice Canova, 1987.
Encyclopédie Universelle, article « Palladio », vol. XII.
Mathilde Lavenu et Victorine Mataoutchek, Dictionnaire d’architecture, Ed. Jean-Paul Gisserot, 1999.
Enciclopedia dell’Architettura, Garzanti, 1996
Ente Provinciale per il Turismo di Vicenza, Andrea Palladio, Invito nel Veneto, 1980.
Alvise Zorzi, Venise, une cité, une république, un empire,
Editions de la Martinière, 2001.
Fernand Braudel , Le modèle italien, Arthaud, 1989.
Pétrarque, Le Rime, Sansoni, Firenze, 1957.
« , La vie solitaire (De vita solitaria), trad. du latin par Pierre Maréchaux, Rivages poche, 1999
Provincia di Padova, Mostra Francesco Petrarca ad Arquà, Editoriale Programma, 1990.
Deux images de la Villa Badoer avec ses barchesse