De nombreux textes sur Venise se trouvent dans plusieurs ouvrages, parmi lesquels :
* Christine AUSSEUR, Guide littéraire de Venise, Hermé, 1994, 192 pages.
* Jean-Noël MOURET, Le goût de Venise, Mercure de France, 2002.
* Evelkyne SCHLUMBERGER, Hélène DEMORIANE, Roger GOUZE, Venise entre les lignes,
Textes choisis et commentés, Préface de Jean D’ORMESSON, Denoël, 23001, 500 pages.
Voir notre dossier : Histoire des villes - Bibliographie sur Venise.
Textes sur Venise
1) SAINT MARC, EVANGELISTE (1) DANS LA LÉGENDE DORÉE
11. Ordérie Vital raconte (Hist. Eccl., part. I, liv. 11, e. xx) chacun des faits consignés dans la légende de saint Marc
Marc veut dire sublime en commandement, certain, abaissé et amer. Il fut sublime en commandement par la perfection de sa vie, car non
seulement, il observa les commandements qui sont communs à tous, mais encore ceux qui sont sublimes, tels que les conseils. Il fut
certain en raison de la certitude de la doctrine dans son évangile, parce que cette certitude a pour garant saint Pierre, son maître, de qui il
l'avait apprise. Il fut abaissé, en raison de sa profonde humilité, qui lui fit, dit-on, se couper le pouce, afin de ne pas être trouvé capable
d'être prêtre. Il fut amer en raison de l'amertume du tourment qu'il endura lorsqu'il fut traîné par la ville, et qu'il rendit l'esprit au milieu des
supplices. Ou bien Marc vient de Marco, qui est une masse, dont le même coup aplatit le fer, produit la mélodie, et affermit l'enclume. De
même saint Marc, par l'unique doctrine de son évangile, dompte la perfidie des hérétiques, dilate la louange divine et affermit l'Eglise.
Marc, évangéliste, prêtre de la tribu de Lévi, fut, par le baptême, le fils de saint Pierre, apôtre, dont il était le disciple en la parole divine. Il
alla à Rome avec ce saint. Comme celui-ci y prêchait la bonne nouvelle, les fidèles de Rome prièrent saint Marc de vouloir écrire
l'Evangile, pour l'avoir toujours présent à la mémoire. Il le leur écrivit loyalement, tel qu'il l'avait appris de la bouche de son maître saint
Pierre, qui l'examina avec soin, et après avoir vu qu'il était plein de vérité, il l'approuva et le jugea digne d'étre reçu par tous les fidèles.
(Saint Jérôme, Vir. i11ustr.~ C. viii ; - Clément d'Alexandrie, dans Eusèbe, I. Il, e. xv.)
Saint Pierre, considérant que Marc était constant dans la foi, le destina pour Aquilée, où après avoir prêché la parole de Dieu, il convertit
des multitudes innombrables de gentils à J.-C. On dit que là aussi, il écrivit son évangile que l'on montre encore à présent dans l'église
d'Aquilée, où on le garde avec grand respect. Enfin saint Marc conduisit à Rome, auprès de saint Pierre, un citoyen par les infidèles et
reçut la couronne du martyre. Pour saint Marc, il fut envoyé par saint Pierre à Alexandrie où il prêcha le premier la parole de Dieu. (Eusèbe,
c. xvi ; Epiphan., LI, c. vi ; saint Jér., ibid.)
A son entrée dans cette ville, au rapport de Philon, juif très disert, il se forma une assemblée immense qui reçut la foi et pratiqua la
dévotion et la continence. Papias, évêque de Jérusalem, fait de lui le plus grand éloge en très beau langage ; et voici ce que Pierre
Damien dit à son sujet : « Il jouit d'une si grande influence à Alexandrie, que tous ceux qui venaient en foule pour étre instruits dans la foi
atteignirent bientôt au sommet de la perfection, par la pratique de la continence, et de toutes sortes de bonnes oeuvres, en sorte que l'on
eût dit une communauté de moines. On devait ce résultat moins aux miracles extraordinaires de saint Marc et à l'éloquence de ses
prédications, qu'à ses exemples éminents. » Le même Pierre Damien ajoute qu'après sa mort. son corps fut ramené en Italie, afin que la
terre où il lui avait été donné d'écrire son Evangile eût l'honneur de posséder ses dépouilles sacrées. « Tu es heureuse, ô Alexandrie,
d'avoir été arrosée de son sang glorieux, comme toi, ô Italie, tu ne l'es pas moins de posséder un si rare trésor. »
On rapporte que saint Mare fut doué d'une si grande humilité qu'il se coupa le pouce afin que l'on ne songeât pas à l'ordonner prêtre.
(.Isidore de Sév., Vies et morts illustres, ch. LIV.). Mais par une disposition de Dieu et par l'autorité de saint Pierre, il fut choisi pour évêque
d'Alexandrie. A son entrée dans cette ville, sa chaussure se rompit et se déchira subitement ; il comprit intérieurement ce que cela
signifiait, et dit : « Vraiment, le Seigneur a raccourci mon chemin, et Satan ne sera pas un obstacle pour moi, puisque le Seigneur m'a
absous des oeuvres de mort. » Or, Marc, voyant un savetier qui cousait de vieilles chaussures, lui donna la sienne à raccommoder : mais
en le faisant l'ouvrier se blessa grièvement à la main gauche, et se mit à crier : « Unique Dieu.» En l'entendant, l'homme de Dieu dit:
« Vraiment le Seigneur a rendu mon voyage heureux. » Alors il fit de la boue avec sa salive et de la terre, l'appliqua sur la main du savetier
qui fut incontinent guéri. Cet homme, voyant le pouvoir extraordinaire de Marc, le fit entrer chez lui et lui demanda qui il était, et d'où il
venait. Marc lui avoua être le serviteur du Seigneur Jésus. L'autre lui dit : « Je voudrais bien le voir. » « Je te le montrerai », lui répondit
saint Marc. Il se mit alors à lui annoncer l'Evangile de J.-C. et le baptisa avec tous ceux de sa maison. Les habitants de la ville ayant appris
l'arrivée d'un Galiléen, qui méprisait les sacrifices de leurs dieux, lui tendirent des pièges. Saint Marc, en ayant été instruit, ordonna
évêque Anianus, cet homme-là même qu'il avait guéri . (Actes de saint Marc.) et partit pour la Pentapole, où il resta deux ans, après lesquels
il revint à Alexandrie. Il y avait fait élever une église sur les rochers qui bordent la mer, dans un lieu appelé Bucculi. (Probablement : l'abattoir)
Il y trouva le nombre des chrétiens augmenté. Or, les prêtres des temples cherchèrent à le prendre ; et le jour de Pâques, comme saint
Mare célébrait la messe, ils s'assemblèrent tous au lieu où était le saint, lui attachèrent une corde au cou et le traînèrent par toute la ville
en disant : « Traînons le buffle au Bucculi ». Sa chair et son sang étaient épars sur la terre et couvraient les pierres, ensuite il fut enfermé
dans une prison où un ange le fortifia. Le Seigneur J.-C. lui-même daigna le visiter et lui dit pour le conforter : « La paix soit avec toi,
Mare, mon évangéliste; ne crains rien car je suis avec toi pour te délivrer ». Le matin arrivé, ils lui jettent encore une fois une corde au cou,
et le traînent çà et là en criant : « Traînez le buffle au Bucculi » Au milieu de ce supplice, Mare rendait grâces à Dieu en disant : « Je
remets mon esprit entre vos mains ». Et en prononçant ces mots, il expira. C'était sous Néron, vers l'an 57. Comme les païens le voulaient
brûler, soudain, l'air se trouble, une grêle s'annonce, les tonnerres grondent, les éclairs brillent, tout le monde s'empresse de fuir, et le
corps du saint reste intact. Les chrétiens le prirent et l'ensevelirent dans l'église en toute révérence. Voici le portrait de saint Mare : Il avait
le nez long, les sourcils abaissés, les yeux beaux, le front un peu chauve, la barbe épaisse. Il était de belles manières, d'un âge moyen;
ses cheveux commençaient à blanchir, il était affectueux, plein de mesure et rempli de la grâce de Dieu. Saint Ambroise dit de lui: «
Comme le bienheureux Marc brillait par des miracles sans nombre, il arriva qu'un cordonnier auquel il avait donné sa chaussure à
raccommoder, se perça la main gauche dans son travail, et en se faisant la blessure, il cria : "Un Dieu"! Le serviteur de Dieu fut tout joyeux
de l'entendre : il prit de la boue qu'il fit avec sa salive, en oignit la main de l'ouvrier qu'il guérit à l'instant et avec laquelle cet homme put
continuer son travail. Comme le Sauveur, il guérit aussì un aveugle-né ».
L'an de l'Incarnation du Seigneur 468, du temps de l'empereur Léon, des Vénitiens transportèrent le corps de saint Mare, d'Alexandrie à
Venise, où fut élevée, en l'honneur du saint, une église d'une merveilleuse beauté. Des marchands vénitiens, étant allés à Alexandrie,
firent tant par dons et par promesses auprès de deux prêtres, gardiens du corps de saint Mare, que ceux-ci le laissèrent enlever en
cachette et emporter à Venise. Mais comme on levait le corps du tombeau, une odeur si pénétrante se répandit dans Alexandrie que tout
le monde s'émerveillait d'où pouvait venir une pareille suavité. Or, comme les marchands étaient en pleine mer, ils découvrirent aux
navires qui allaient de conserve avec eux qu'ils portaient le corps de saint Marc ; un des gens dit : « C'est probablement le corps de
quelque Egyptien que l'on vous a donné, et vous pensez emporter le corps de saint Mare ». Aussitôt le navire qui portait le corps de saint
Mare vira de bord avec une merveilleuse célérité et se heurtant contre le navire où se trouvait celui qui venait de parler, il en brisa un côté.
Il ne s'éloigna point avant que tous ceux qui le montaient n'eussent acclamé qu'ils croyaient que le corps de saint Mare s'y trouvât.
Une nuit, les navires étaient emportés par un courant très rapide, et les nautoniers, ballottés par la tempête et enveloppés de ténèbres, ne
savaient où ils allaient ; saint Marc apparut au moine gardien de son corps, et lui dit : « Dis à tout ce monde de carguer vite les voiles, car
ils ne sont pas loin de la terre ». Et on les cargua. Quand le matin fut venu, on se trouvait vis-à-vis une île. Or, comme on longeait divers
rivages, et qu'on cachait à tous le saint trésor, des habitants vinrent et crièrent : « Oh! que vous êtes heureux, vous qui portez le corps de
saint Marc ! Permettez que nous lui rendions nos profonds hommages ». Un matelot encore tout à fait incrédule est saisi par le démon et
vexé jusqu'au moment où, amené auprès du corps, il avoua qu'il croyait que c'était celui de saint Marc. Après avoir été délivré, il rendit
gloire à Dieu et eut par la suite une grande dévotion au saint. Il arriva que, pour conserver avec plus de précaution le corps de saint Marc,
on le déposa au bas d'une colonne de marbre, en présence d'un petit nombre de personnes ; mais par le cours du temps, les témoins
étant morts, personne ne pouvait savoir, ni reconnaître, à aucun indice, l'endroit où était le saint trésor. Il y eut des pleurs dans le clergé,
une grande désolation chez les laïcs, et un chagrin profond dans tous. La peur de ce peuple dévot était en effet qu'un patron si
recommandable n'eût été enlevé furtivement. Alors on indique un jeûne solennel, on ordonne une procession plus solennelle encore ; mais
voici que, sous les yeux et à la surprise de tout le monde, les pierres se détachent de la colonne et laissent voir à découvert la châsse où
le corps était caché. À l’instant on rend des actions de grâce au Créateur qui a daigné révéler le saint patron ; et ce jour, illustré par la
gloire d'un si grand prodige, fut fêté dans la suite des temps.
Un jeune homme, tourmenté par un cancer dont les vers lui rongeaient la poitrine, se mit à implorer d'un coeur dévoué les suffrages de
saint Marc; et voici que, dans son sommeil, un homme en habit de pèlerin lui apparut se hâtant dans sa marche. Interrogé par lui qui il était
et où il allait en marchant si vite, il lui répondit qu'il était saint Marc, qu'il courait porter secours à un navire en péril qui l'invoquait. Alors il
étendit la main, en toucha le malade qui, à son réveil le matin, se sentit complètement guéri. Un instant après le navire entra dans le port
de Venise et ceux qui le montaient racontèrent le péril dans lequel ils s'étaient trouvés et comme saint Marc leur était venu en aide. On
rendit grâce pour ces deux miracles et Dieu fut proclamé admirable dans Marc, son saint.
Des marchands de Venise qui allaient à Alexandrie sur un vaisseau sarrasin, se voyant dans un péril imminent, se jettent dans une
chaloupe, coupent la corde, et aussitôt le navire est englouti dans les flots qui enveloppent tous les Sarrasins. L'un d'eux invoqua saint
Marc et fit, comme il put, voeu de recevoir le baptême et de visiter son église, s'il lui prêtait secours. À l’instant, un personnage éclatant lui
apparut, l'arracha des flots et le mit avec les autres dans la chaloupe. Arrivé à Alexandrie, il fut ingrat envers son libérateur et ne se pressa
ni d'aller à l'église de saint Marc, ni de recevoir les sacrements de notre foi. Derechef saint Marc lui apparut et lui reprocha son ingratitude.
Il rentra donc en lui-même, vint à Venise, et régénéré dans les fonts sacrés du baptême, il reçut le nom de Marc. Sa foi en J.-C. fut parfaite
et il finit sa vie dans les bonnes oeuvres. – Un homme qui travaillait au haut du campanile de saint Marc de Venise tombe tout à coup à
l'improviste ; ses membres sont déchirés par lambeaux ; mais, dans sa chute, il se rappelle saint Marc, et implore son patronage : alors il
rencontre une poutre qui le retient. On lui donne une corde et il s'en relève sans blessure ; il remonte ensuite à son travail avec dévotion
pour le terminer. – Un esclave au service d'un noble habitant de la Provence avait fait voeu de visiter le corps de saint Marc ; mais il n'en
pouvait obtenir la permission : enfin il tint moins de compte de la peur de son maître temporel que de son maître céleste. Sans prendre
congé, il partit avec dévotion pour accomplir son voeu. À son retour, le maître, qui était fâché, ordonna de lui arracher les yeux. Cet
homme cruel fut favorisé dans son dessein par des hommes plus cruels encore qui jettent, par terre, le serviteur de Dieu, lequel invoquait
saint Marc, et s'approchent avec des poinçons pour lui crever les yeux : les efforts qu'ils tentent sont inutiles; car le fer se rebroussait et se
cassait tout d'un coup. Il ordonne donc que ses jambes soient rompues et ses pieds coupés à coups de haches, mais le fer qui est dur de
sa nature s'amollit comme le plomb. Il ordonne qu'on lui brise la figure et les dents avec des maillets de fer ; le fer perd sa force et
s'émousse par la puissance de Dieu. À cette vue son maître stupéfait demanda pardon et alla avec son esclave visiter en grande dévotion
le tombeau de saint Marc. (...)
(Jacques de Voragine, La Légende dorée, GF Flammarion, 1967, T. I, pp. 302-07)
2) Michel de MONTAIGNE (1580)
LA CHAFFOUSINE (Fusina), vingt milles, où nous disnames. Ce n'est qu'une hostellerie où l'on se met sur l'eau pour se rendre à Venise.
Là abordent tous les bateaux le long de ceste riviere, avec des engins et des poulies que deux chevaux tournent à la mode de ceux qui
tournent les meules d'huile. On emporte ces barques atout des roues qu'on leur met au dessous, par dessus un planchier de bois pour les
jetter dans le canal qui va se rendre en la mer où Venise est assise.
Nous y dinasmes, et nous estans mis dans une gondole, vismes souper à VENISE, cinq milles.
Lendemain, qui fut dimenche matin, M. de Montaigne vit M. de Ferrier, ambassadeur du roi, qui lui fit fort bonne chere, le mena à la messe
et le retint à disner avec lui.
Le lundy M. d'Estissac et lui y disnarent encore. Entres autres discours dudict ambassadeur, celui-là lui sembla estrange : qu'il n'avoit
commerce avec nul home de la ville, et que c'estoit une humeur de gens si soupçonneuse que, si un de leurs gentilshommes avoit parlé
deux fois à lui, ils le tienderoint pour suspect ; et aussi cela que la ville de Venise valoit quinze çans mille escus de rente à la seigneurie.
Au demeurant les raretés de ceste ville sont assez connues. Il (Montaigne) disoit l'avoir trouvée autre qu'il ne l'avoit imaginée et un peu
moins admirable ; il la reconnut et toutes ses particularités avec extreme diligence. La police, la situation, l'arsenal, la place de Saint-Marc
et la presse des peuples etrangiers, lui samblarent les choses plus remarquables.
Le lundy à souper, 6 de novembre , la signora Veronica Franca (une ex-courtisane qui avait abandonné le métier à 29 ans), gentifame
venitienne, envoïa vers lui pour lui presenter un petit livre de lettres qu'elle a composé ; il fit donner deux escus audit home.
Le mardy après disner il eut la colicque qui lui dura deus ou trois heures, non pas des plus extremes à le voir, et avant souper, il rendit
deux grosses pierres, l'une après l'autre.
Il n'y trouva pas ceste fameuse beauté qu'on attribue aus dames de Venise, et vit les plus nobles de celles qui en font traficque ; mais cela
lui sembla autant admirable que nulle autre chose, d'en voir un tel nombre, comme de cent cinquante ou environ (215, selon le Catalogue
des plus honorées courtisanes, de 1574) faisant une dépense en meubles et vestemans de princesses ; n'ayant autre fons à se maintenir
que de ceste traficque ; et plusieurs de la noblesse de là, mesme avoir des courtisanes à leurs despens, au veu et au sceu d'un chacun. Il
louoit pour son service une gondole pour jour et nuict, à deux livres, qui sont environ dix-sept solds, sans faire nulle despense au barquerol
(barcarol = gondolier). Les vivres y sont chers comme a Paris; mais c'est la ville du monde où on vit à meilleur conte, d'autant que la suite
des valets nous y est du tout inutile, chacun y allant tout seul, et la despense des vestemans de mesme ; et puis, qu'il n'y faut nul cheval.
Le samedy, dousiesme de novembre, nous en partimes au matin et vismes à LA CHAFFOUSINE, cinq milles; où nous nous mimes
homes et bagage dans une barque pour deux escus. Il (Montaigne) a accoutumé creindre l'eau ; mais ayant opinion que c'est le seul
mouvement qui offense son estomac, voulant assaïer si le mouvement de ceste riviere qui est eguable et uniforme, attendu que des
chevaux tirent ce bateau, l'offenceroit, il l'essaïa et trouva qu'il n'y avoir eu nul mal. Il faut passer deux ou trois portes dans ceste riviere,
qui se ferment et ouvrent aus passans.
Nous vinmes coucher par eau à PADOUE.
(Journal de voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne en 1580 et 1581, Classiques Garnier, 1955, pp. 72-3)
3) Les futuristes contre Venise passéiste (1910)
« Contre Venise passéiste 27 avril 1910
« Nous répudions l’ancienne Venise exténuée et défaite par des voluptés séculaires que nous aimâmes pourtant et que nous possédâmes
dans un grand rêve nostalgique.
Nous répudions la Venise des étrangers, marché d’antiquaires faussaire, calamité du snobism et de l’imbécillité universels, lit enfoncé par
des caravanes d’amants, bain de siège orné de pierres précieuses pour des courtisanes cosmopolites, grand cloaque du passéisme.
Nous voulons guérir et cicatriser cette ville putrescente, magnifique plaie du passé. Nousvoulons réanimer et ennoblir le peuple vénitien,
déchu de son antique grandeur, intoxiqué par une lâcheté écoeurante et avili par l’habitude de ses petits commerces louches.
Nous voulons préparer la naissance d’une Venise industrielle et militaire qui puisse dominer la mer Adriatique, grand lac italien.
Pressons-nous de combler les petits canaux puants avec les débris des vieux palais croulants et lépreux.
Brûlons les gondoles, fauteuils à bascule pour les crétins, et élevons jusqu’au ciel l’imposante géométrie des ponts métalliques et des
usines coiffées de fumée, pour abolir les courbes flasques des vieilles architectures.
Que vienne finalement le règne de la divine Lumière Électrique, pour libérer Venise de son vénal clair de lune de chambre meublée.
Le 8 juillet 1910, 80.000 feuilles contenant ce manifeste furent lancés par les poètes et par les peintres futuristes du haut de la Tour de
l’Horloge sur la foule qui revenait du Lido. Ainsi commença la campagne que les futuristes mènent depuis trois ans contre Venise
passéiste.
Le texte qui suit, Discours contre les Vénitiens, improvisé par le poète Marinetti à la Fenice, suscita une terrible bataille. Les futuristes
furent sifflés. Les passéistes furent frappés.
Les peintres futuristes Boccioni, Russolo, Carrà ponctuèrent ce discours par des claques sonores. Les coups de poing d’Armando Mazza,
poète futuriste qui est aussi un athlète restèrent mémorables.
Discours futuriste aux Vénitiens
Vénitiens!
Quand nous avons crié : Tuons le clair de lune! nous pensions à vous Vénitiens, nous pensions à toi, Venise pourrie de romantisme I...
Mais aujourd'hui notre voix grandit et nous ajoutons très haut :
« Oh ! délivrons enfin le monde de la tyrannie de l'amour! » Nous sommes fatigués d'aventures érotiques, de luxure, de sentimentalisme et
de nostalgie! Pourquoi veux-tu donc nous offrir encore des femmes voilées à tous les carrefours de tes canaux ... Assez! Assez! Finis donc
de murmurer d'obscènes invitations à tous les passants de la terre I. .. Venise! vieille entremetteuse courbée sous ta pesante mantille de
mosaïques! Pour qui donc prépares-tu encore d'exténuantes nuits romantiques, de plaintives sérénades et de sinistres embuscades .
J'ai aimé moi aussi, comme tant d'autres, ò Venise, la somptueuse pénombre de ton Canal Grande, imprégnée de luxures rares ... J'ai
aimé moi aussi la paleur fiévreuse de tes belles amantes qui glissent au bas des balcons par des échelles tressées d'éclairs, de fils de
pluie et de rayons de lune, parmi un cliquetis d'épées croisées. Suffit! Suffit! Toute cette défroque absurde, ce bric-à-brac abominable et
irritant nous donne la nausée!
Nous voulons désormais que les lampes électriques aux mille pointes de lumière déchirent brutalement tes ténèbres mystérieuses,
fascinantes et persuasives. Ton Canal Grande deviendra fatalement un grand port marchand. Trains et tramways, lancés dans les grandes
rues construites sur tes canaux enfin comblés, viendront amonceler des marchandises parmi une foule riche et affairée d'industriels et de
commerçants,
Vénitiens, esclaves du passé, ne hurlez donc pas contre la prétendue laideur des locomotives, des tramways et des automobiles, dont
nous dégageons à coups de génie la grande esthétique futuriste ! Ces merveilleux engins de vitesse peuvent toujours écraser tel couple
d'Autrichiens sales et grotesques sous leurs petits chapeaux tyroliens !
Mais vous aimez vous prosterner devant tous les étrangers, quelle que soit leur nationalité, car vous êtes d'une servilité répugnante !
Vénitiens! Vénitiens! Pourquoi vouloir etre encore et toujours les fidèles esclaves du passé, les vils gardiens du plus grand bordel de
l'Histoire, les infirmiers du plus triste hôpltal du monde, où languissent des ames mortellement empoisonnées par le virus du
sentimentalisme.
Oh! les images ne me font guère défaut quand je veux définir votre innommable paresse, aussi vaniteuse et sotte que la paresse d'un fils
de grand homme ou d'un mari de chanteuse illustre ! Ne pourrais-je pas comparer vos gondoliers à des fossoyeurs qui creusent en
cadence des fosses puantes dans un cimetière inondé ? Mais vous ne vous offensez guère, car votre humilité est incommensurable ...
L'on sait d'ailleurs que vous avez la sage préoccupation d'enrichir la Société des Grands Hotels, et que dans ce but vous vous obstinez à
pourrir sur place. Et pourtant vous fûtes autrefois d'invincibles guerriers et des artistes de génie, des navigateurs audacieux et de subtils
industriels ... Mais vous n'êtes aujourd'hui que des garçons d'hôtel, des cicérones, des proxénètes, des antiquaires frauduleux, des
fabricants de vieux tableaux, des peintres rabâcheurs, copistes et plagiaires !
Avez-vous donc oublié que vous êtes avant tout des Italiens ? Sachez que ce mot, dans la langue de l'histoire, veut dire : Constructeurs de
l'Avenir !... Allez ! Vous ne vous défendez pas, j'espère, en dénonçant les effets abrutissants du siroco ! C'était bien ce vent-Ià qui gonflait
de ses bouffées torrides et belliqueuses les voiles des héros de Lépante ! C'est ce même vent africain qui tout à coup, en un midi infernal,
hâtera l'oeuvre des eaux corrosives sur les fondements de vos palais.
Oh! nous danserons bien ce jour-Ià et nous applaudirons, pour encourager les Lagunes ... Les mains chercheront les mains pour former la
ronde immense et folle autour de l'illustre ruine noyée ... et nous serons tous fous de gaieté, nous, les derniers étudiants révoltés de ce
monde trop sage !
C'est ainsi, o Vénitiens, que nous avons chanté, dansé, et ri devant l'agonie de l'ile de Philae, qui mourut comme un vieux rat dans le
barrage d'Assouan, immense souricière aux trappes électriques, où le génie futuriste d'Angleterre emprisonne les eaux sacrées et
fuyantes du Nil.
Vous pouvez bien m'appeler un barbare, incapable de goûter la divine poésie qui flotte sur vos îles enchanteresses ! ... Allons donc ! Il n'y
a vraiment pas là de quoi être très fiers ! Vous n'avez qu'à débarrasser Torcello, Burano, l'Isola dei Morti de toute la littérature maladive et
de l'immense rêverie nostalgique dont elles furent enveloppées par les poètes, pour qu'il vous soit possible, tout en riant avec moi, de
considérer ces îles comme les énormes fientes que les mammouths ont laissé choir ça et là en traversant à gué vos lagunes
préhistoriques.
Mais vous les adorez en extase, heureux de pourrir dans votre eau sale, pour enrichir sans fin la Société des Grands Hôtels, qui prépare
soigneusement les nuits galantes de tous les grands de la terre.
Certes, ce n'est pas une mince affaire que d'exciter à l'amour un Empereur ... Il faut pour cela que votre hôte couronné navigue longtemps
dans l'eau grasse de cet immense évier plein de vieux pots cassés ... Il faut que ses gondoliers piochent avec leurs avirons plusieurs
kilomètres d'excréments liquéfiés, dans une divine odeur de latrines, se faufilant parmi des barques chargées de belles immondices, pour
qu'il puisse enfin toucher son but en empereur satisfait de soi et de son sceptre impérial.
C'est bien là, c'est bien là votre gloire, Vénitiens!
Oh! Rougissez de honte et tombez à plat ventre. l'un sur l'autre, entassés comme des sacs pleins de sable et de pierres, pour former un
rempart sur la frontière, tandis que nous préparerons la grande et forte Venise industrielle et militaire, qui doit braver l'insolence
autrichienne sur la mer Adriatique, ce grand lac italien ! »
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