15. Le Carnaval hier et aujourd’hui
Peut-on écrire un cahier sur Venise sans dire deux mots du Carnaval ?
Le carnaval d’aujourd’hui n’a que de lointains rapports avec ce que fut le carnaval entre le XIIe et le XIXe siècle.
Napoléon interdit les fêtes de carnaval ; après 1815, l’Autriche, qui avait conquis la Vénétie et la Lombardie, l’autorisa un temps puis
l’interdit, avec le port du masque, et il ne se passa presque rien jusqu’en 1979. Seuls, dans les quartiers, en 1979 et 1980, quelques
groupes de jeunes avaient repris la tradition de se masquer et de lancer parfois des projectiles, de la farine ou parfois des oeufs frais ou
pourris, sur les passants, ils installent quelques éventaires et étalages dans les rues, on vend du vin et quelques beignets ; en 1981, pour
encadrer ces manifestations, qui risquaient de ne pas être assez favorables au tourisme, la Municipalité de Venise décida donc
d’organiser à nouveau le Carnaval, en liaison avec la Biennale qui a saisi l’occasion de faire un événement culturel et un moment de
grand divertissement. En 1982, avec le jumelage entre Venise et Naples, le Carnaval reçoit 700.000 visiteurs ; en 1983, la Commune
consacre au Carnaval un demi-milliard de lires et le Théâtre de la Fenice 200 millions, Venise voit passer en 10 jours près d’un million de
visiteurs. En 1984, la Commune s’associe à un sponsor (la société financière Alivar) qui offre 250 millions de lires, organisant 390
spectacles, des bals, des fêtes.
Tout est organisé, Luigi Nono pense que ça l’est trop et que chacun n’est venu que pour montrer son masque dans une promenade sur la
place Saint-Marc ; le billet d’entrée au bal organisé par la Fenice chez le prince Orlowsky coûte 150.000 lires et le règlement impose un
costume vénitien ou viennois de la fin du XIXe siècle. Même prix pour le bal du samedi gras organisé à l’hôtel Cipriani par Natale Rusconi
ayant pour thème « Une nuit en bleu sur l’orient Express » ; le ministre De Michelis offre aussi sa fête au palais Bernabò. Le carnaval
commence à être monopolisé par la publicité et par les ministres qui se mettent en valeur dans les fêtes. Hugo Pratt déclare que le
carnaval a cessé d’être une fête du peuple vénitien et que dorénavant il n’ira plus. Le Maire Mario Rigo interdit tout jet de farine ou de
pétards et n’autorise que les confettis et les étoiles filantes. Il y a maintenant chaque année un thème dominant ; le centre de la fête est la
place Saint Marc, décorée en 1986 d’un immense lampadaire de 3000 lampes avec 5 kms de fil électrique ; cette année-là, dont le thème
est « Lumières de Venise, lumières d’Orient », la fête la plus curieuse est un bain turc véritable dont les acteurs sont nus, la tête couverte
de grands turbans lumineux, au milieu de fumées parfumées et buvant des thés de saveur orientale, tandis que d’autres acteurs, des
hommes politiques, des entrepreneurs, des intellectuels racontent des histoires de Mille et une nuits et tandis que l’on projette un film
érotique, tout cela retransmis par la télévision. On projette sur la façade du palais Correr d’immenses publicités du sponsor... On peut
louer très cher, si on ne les fait pas soi-même, des costumes chez Al Baule, Fiorella Shop, la Sartoria Pin ou Lorenzo Rubelli. Le carnaval
est devenu une belle opération touristique et commerciale.
Mais Venise est Venise, et s’il y a parfois des spectacles médiocres et de mauvais goût, l’ensemble reste souvent de qualité. Prenons
l’exemple du carnaval de 1985 : c’est l’annnée du jumelage avec Paris et on y verra Noureïev, Monica Vitti, Jean-Claude Brialy, le corps
de ballet de l’Opéra de Paris ; même Hugo Prat y reviendra pour une grande exposition consacrée au personnage de Corto Maltese ; on
pourra visiter la « Venezia minore », il y eut des manifestations pour les enfants et pour les personnes âgées, une marche oenologique
dans les principaux bars de Venise, « l’ombra lunga » pour déguster des milliers de litres des meilleurs vins de Vénétie, mais aussi un bal
des courtisanes où on dut élire la reine du bal qui, à la fin interdite aux mineurs, eut pour tâche de consoler le « roi des cocus » élu au
cours de la fête des taureaux le soir de l’inauguration du carnaval ; les chats furent aussi de la fête avec un groupe de dames déguisées
en chats roses racontant des histoires de chats au profit des chats abandonnés de San Lazzaro. Il y eut encore une « festa barona »
(c’est-à-dire coquine) interdite aux mineurs où l’on reconstitua le carnaval de 1750 et où se rencontrèrent Casanova, Guardi, Gozzi,
Goldoni, les courtisanes Angela Zaffetta et Veronica Franco, des cartomanciens, des marionnettistes, des arracheurs de dents, des
musiciens, des funambules, et où le poète licencieux Giorgio Baffo vint distribuer et faire réciter ses très érotiques poésies avant d’être
arrêté par des sbires de l’inquisition. On put voir aussi les « Trésors de l’Oncle Picsou », les personnages de Walt Disney... Mais combien
de « touristes » peuvent aller aux spectacles les plus intéressants ?
Le carnaval de l’histoire fut autre chose. Sa première apparition dans la tradition vénitienne date de 1094, et on sait que le peuple vénitien
se livrait à de nombreux divertissements la veille du Mardi gras, qui fut déclarée jour férié en 1296. On donne plusieurs origines au mot,
« carnem laxare », veille d’un Carême où la consommation de viande était limitée, ou bien « car naval » (char naval), la nef des fous. Et
peu à peu, le développement de ces divertissements fut tel (au XVIIIe siècle, il commençait en octobre jusqu’à Noël et reprenait le 26
décembre, pendant six mois) que la République dut les organiser, publiant nombre de décrets pour réglementer par exemple le port du
masque. Mais les références de ces fêtes étaient cosmiques (l’arrivée du printemps en mars) ou historiques (celle de 1094 célébrait une
victoire de Venise sur Aquileia, celle de 1572 la victoire de Lépante sur les Turcs...).
Essayez de voir Venise à travers son histoire et ses mythes sous les masques de carnaval !
Masques qui jettent des oeufs
odoriférants (Il carnevale italiano,
Venise 1642).
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