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Les festivals de Sanremo 1) Le Festival de  février depuis 1951 L’idée de promouvoir la meilleure chanson italienne était venue à Amilcare Rambaldi (1911-1995) déjà en 1936 alors qu’il était militaire en Éthiopie, nous a-t-il plusieurs fois raconté. Exportateur de fleurs à Sanremo, passionné de musique, après avoir participé à la Résistance antifasciste, il reprit en 1945 l’idée d’organiser un festival de la chanson italienne au Casino de Sanremo, il avait même d’abord pensé l’établir sur un navire. L’idée est reprise par le gestionnaire du Casino, Pier Bussetti, avec Giulio Razzi, et le premier Festival eut lieu du 29 au 31 mars 1951 dans le salon des fêtes du Casino, organisé à la manière des cafés chantants où les participants étaient installés à des tables et servis par des garçons, pendant que les trois chanteurs, Nilla Pizzi (1919-2011 - image à gauche), Achille Togliani (1924-1995 - image à droite) et le Duo Fasano (Dina, 1924-1996, et Delfina,1924-2004, à  droite avec Nilla Pizzi), opéraient sur la scène. L’opération n’eut qu’un faible succès. Avaient été sélectionnées 20 chansons, interprétées par ces 3 chanteurs et groupe sous la direction de l’orchestre de Cinico Angelini. Les trois chansons vainqueurs étaient Grazie dei fiori, La luna si veste d’argento, Serenata a nessuno. Le présentateur était Nunzio Filogamo (ci-contre à gauche avec Cinico Angelini à sa droite), il n’y avait que 4 envoyés spéciaux de la presse, et le public était assez bruyant, assis aux tables du Salon, où il mangeait et buvait. La chanson gagnante est dramatique : l’histoire d’une femme dont l’histoire d’amour ne s’est pas conclue par un mariage et qui n’en garde pas rigueur à son amant. Or en 1951, on est encore dans une Italie à majorité paysanne, où la famille, le mariage et la fidélité sont les valeurs dominantes promues par l’Église et par la Démocratie Chrétienne. Il faut se souvenir aussi que, depuis la naissance du Festival en 1951, il y a eu dans l’industrie de la chanson plusieurs innovations technologiques. Ce fut d’abord l’arrivée du disque 45 tours qui domine dans  les ventes à partir de 1954 aux Etats-Unis, puis l’invention du 33 tours qui décolle en Italie à partir de 1954 ; arrivent presque en même temps les cassettes audio. Et la télévision commence le 3 janvier    1954 ; aussitôt, elle donne une grande place à la chanson, avec des émissions comme « Lascia o  raddoppia », « Il musichiere », « Le canzoni della fortuna », « Canzonissima », etc. Il y a déjà un million d’abonnés en 1956, malgré le prix des appareils, et plus de 2 millions en 1960. La seconde chaîne est créée en 1961. La revue « Sorrisi e canzoni » apparaît en 1952. Le juke-box facilite la diffusion des disques dont on vend 16 millions en 1958. Tout cela fut la suite de la révolution radiophonique antérieure. De plus en plus, le critère de fabrication d’une chanson sera la quantité de disques qu’elle a des chances de vendre ; de plus en plus, la chanson est commercialisée et sa réussite dépend de l’industrie du disque et des médias, elle est devenue une « marchandise » comme une autre. Certes, les industriels du disque aimeront parfois une chanson de qualité qui vend moins mais plus longtemps, dira un directeur de la Fonit Cetra ; mais la majorité des maisons de disques fabriquent pour vendre vite et le succès de beaucoup de chansons ne durera souvent que quelques mois. Tout cela aussi exigeait un renouveau de la chanson, c’est ce qu’espérait Amilcare Rambaldi, mais ce n’est pas ce qui arrivera, le renouveau ne fut que formel à Sanremo, il se réalisera dans d’autres manifestations, mais également en Ligurie, en même temps qu’au Piémont, comme nous l’avons déjà vu, et en 1974 Rambaldi devra créer un autre festival à Sanremo, la Rassegna della Canzone d’autore.
La chanson de Ligurie - 2 - Les festivals de Sanremo
Il ne s’agit pas de faire maintenant l’histoire des soixante-huit Festivals depuis 1951, ce sera un autre dossier, rappelons simplement  que le festival de Sanremo a été et reste la meilleure représentation de la chanson à l’italienne dans sa permanence. En ce sens, il faut l’observer, il dit beaucoup sur l’évolution même de toute l’Italie. Nous avons montré ailleurs que le Festival était la meilleure expression musicale de la politique démocrate-chrétienne jusqu’aux années’90, berlusconienne et « renzienne » ensuite et qu’il représentait l’ « Appareil Idéologique d’État » de la classe dominante italienne dans le domaine de la chanson, pour reprendre un concept de Louis Althusser. Il faut remarquer d’ailleurs que parmi les premiers auteurs et musiciens présents à Sanremo, il y eut les principaux auteurs de chansons de l’époque fasciste (pas toujours fascistes eux-mêmes), Mario Ruccione (1908-1969), Cesare Andrea Bixio (1896-1978, ci-contre à droite), E.A. Mario (1884-1961 - ci- contre à gauche) et d’autres. Parlant du tournant politique de 1948, Gino Cataldo écrit sur Repubblica  « Sanremo est le fils de ce changement. La vitalité pétillante et transgressive que notre chanson avait montrée les années précédentes n’était pas totalement perdue, mais c’est un fait que ce qui a triomphé dans les premières années du Festival, ce sont des images vêtues de blanc, des colombes, des mamans immaculées, et de précis revanchismes patriotiques faits de vieux souliers et de nostalgies nationalistes... » Les choses ne changent qu’en 1958 avec Domenico Modugno dans Nel blu dipinto di blu (de Modugno et Migliacci), un  « fox moderato » qui semble un hymne aux projets de vols spatiaux qui avaient commencé en 1957 avec le vol de Spoutnik 2 portant la chienne Laika. Le chef d’orchestre Giulio Razzi quitte la direction de l’orchestre du Festival dont la gestion passe à l’ATA (Associazione turistico-alberghiera) de Sanremo. L’Italie va chanter «volare oh  oh » en pensant « scopare, oh oh » (« baiser, oh, oh »), dit Gianni Borgna : c’est aussi le début de la libération sexuelle. Claudio Villa est déçu de n’être pas classé. Modugno a brisé le cliché du chanteur immobile, la main sur le coeur. Est-ce le début d’une nouvelle forme de chanson ? Le marché a changé, le rock and roll est arrivé, et les jeunes, qui sont devenus une nouvelle part de marché, n’écoutent plus que cela, délaissant la chanson à l’italienne. Les films américains confirment cette révolution : Graine de violence de Richard Brooks, en 1955, est le premier film qui comporte de la musique rock avec Rock around the clock de Bill Haley. On commence à écouter Elvis Presley. Et le rock est diffusé par un appareil extraordinaire, le juke-box (qui pourra bientôt contenir plus de 200 disques 45 tours, et il y a officiellement 4000 juke-box en Italie, mais en réalité peut-être 15.000 !) où les nouveaux chanteurs, dits les « hurleurs », ont la primeur. Sur un juke-box de Milan on trouve affiché : « Claudio Villa est mort, Nilla Pizzi est à l’agonie, le juke-box les a tués. Vive Dallara, vive Dorelli. La nouvelle ère de l’Italie musicale a commencé » (cité par L. Settimelli, op. cit. p. 22). Les hurleurs sont Tony Dallara (1936- ), Joe Sentieri (1925-2007), Betty Curtis (1936-2006), Little Tony (Antonio Ciacci, 1941-2013 ), Adriano Celentano (1938- ) qui enregistre en 1959 I ragazzi del juke-box, Mina  (1940- ), « la plus grande chanteuse blanche du monde », selon Armstrong. Mais dès 1959, Modugno lui-même revient à la chanson d’amour classique, avec Piove (de Modugno et Verde) qui gagne le Festival : on revient à un adieu à la « bambina », sous la pluie, un « rock modéré » que Modugno chante les yeux fermés et les poings serrés. La Tua de Pallesi et Malgoni, chantée par Julia De Palma, vêtue d’une robe longue, fit protester les Associations catholiques qui déclarèrent que c’était une chanson scandaleuse où la chanteuse semblait en robe de chambre sur le seuil de sa chambre à coucher ! Les hurleurs comme Betty Curtis, Arturo Testa ne sont pas classés. Le Festival ne peut pas ignorer la réalité nouvelle, mais il y répond en faisant chanter côte à côte un hurleur et un chanteur traditionnel, comme en 1960 Tony Dallara avec Renato Rascel, dans Romantica, de Verde et Rascel : Lui aime la « bambina », sous la lune et les étoiles, parce que, comme Lui, Elle est  « romantique ». C’est une « béguine », comme les premières chansons du Festival, le retour en arrière est manifeste. Libero (de Modugno et Migliacci) arrive en deuxième position et suscite les protestations des catholiques : c’est un renoncement à l’unité du foyer familial ! En 1961, Al di là (de Donida et Mogol) l’emporte, chantée par Betty Curtis (qui a cessé de hurler) et Luciano Tajoli, nouveau compromis, comme l’assemblage de Modugno et Claudio Villa en 1962 dans Addio... addio (de Migliacci et Modugno). La révélation est Adriano Celentano qui chante 24 mila baci (de Vivarelli, Fuci et Celentano), en tournant le dos au public ; apparaissent aussi les premiers cantautori, Gino Paoli, Giorgio Gaber et Maria Monti, Gianni Meccia, Umberto Bindi. Mina n’est pas classée pour Le mille bolle blu (de C.A. Rossi et Pallavicini), elle est jugée trop sensuelle par son jeu de lèvres ; elle jure qu’elle ne remettra pas les pieds à Sanremo et tiendra sa promesse. La sage Milva est classée troisième pour Il mare nel cassetto (de Lavalle et Rolla) chantée avec Gino Latilla ; elle fut appelée « la panthère de Goro », et mise en opposition à la plus libre Mina, appelée « le tigre de Crémone ». Elles furent parmi les plus belles voix de cette fin de siècle. Le Festival va ainsi d’un compromis à l’autre, sans autre stratégie que de suivre les propositions d’une industrie du disque désormais en plein essor. Dans les années’60 le monde a changé, les Etats-Unis ont élu un président nouveau qui sera bientôt assassiné, c’est le moment de la reprise de la guerre du Vietnam, de la révolution cubaine, de la révolution culturelle chinoise, du passage progressif à l’indépendance des pays africains, du gaullisme en France ; la musique change aussi, une nouvelle chanson anglo-américaine, liée aux événements, Joan Baez, Bob Dylan, Pete Seeger (1919-2014, ci-contre), et les Beatles qui exportent une mode autre, les cheveux longs, les Rockers qui chantent la liberté. L’Italie va connaître la fin du miracle économique de la deuxième moitié des années’50, la montée progressive du centre-gauche, l’alliance entre la DC et les Socialistes, un immense mouvement d’immigration du Sud vers les villes industrielles du Nord, la société civile se transforme. Mais le Festival de Sanremo fait plutôt un retour en arrière : toutes les chansons sont des chansons d’amour, et en 1964, la très jeune Gigliola Cinquetti (1947- Ci-contre en 1964) chante Non ho l’età (de Panzeri et Nisa), à l’époque des mini- jupes et des débuts de la révolution sexuelle : contre les hurleurs et même contre Milva, le Festival choisit le camp des conservateurs démocrates-chrétiens ; en 1966, Nessuno mi può giudicare (de Pace, Panzeri, Beretta, Del Prete), chantée par Caterina Caselli n’est pas classée, alors que c’est une des meilleures chansons et une des premières manifestations d’indépendance féminine, tandis que va se créer le MLD (Movimento di Liberazione delle donne). En 1967, en pleine lutte sociale qui débouche sur 1968-9, la chanson de Luigi Tenco Ciao amore ciao (de Tenco, ci-contre à droite) n’est même pas finaliste, et l’auteur se suicide (en tout cas, il meurt, voir notre dossier sur les chansons de Ligurie) dans sa chambre d’hôtel ; ce sera un coup de pistolet dans un concert, mais ne changera rien à l’orientation du Festival. Les changements sont purement formels, ils suivent la mode dans le déroulement du Festival, qui devient de plus en plus spectaculaire, intègre quelques cantautori (Gaber, Vecchioni ...) mais ne les classe pas, invite quelques figures internationales (Marianne Faithfull, Cher, Louis Armstrong...), mais les chansons gagnantes sont toujours du même type, même si elles priment un cantautore : Sergio Endrigo a le premier prix en 1968 avec Canzone per te (de Bardotti et Endrigo) qui est une des plus médiocres de ses chansons, sur l’amour perdu et la solitude. Toujours le même thème ! Leoncarlo Settimelli a analysé de façon précise le caractère réactionnaire des textes et rétrograde de la musique des chansons de Sanremo. « Si j'ai écrit ce livre et si depuis des années je m'occupe de musique « légère », c'est précisément pour contribuer à dépasser ces lieux communs et pour comprendre plus à fond des phénomènes qui, bien que les intellectuels les ignorent, conditionnent le goût et la façon de vivre et de penser de millions de femmes et d'hommes, jusqu'à ne faire qu'un avec leur vie, leurs souvenirs, leur « mémoire historique » ». (p. 238)
À une date plus récente, Sanremo suivra l’évolution politique, intégrant des thèmes plus actuels comme l’homosexualité, à la mode des pratiques faussement réformistes de Matteo Renzi ; en 2018, la chanson primée évoque le terrorisme, sans rien en dire de précis, déclarant seulement qu’il ne nous fait pas peur : on est bien en-deçà de la grande tradition des cantautori . Une dernière question reste posée : faut-il conserver le Festival de Sanremo. Nous sommes partis du fait qu'à partir de 1958 se posait en Italie une « question de la chanson », c'est-à-dire la remise en cause d'une forme musicale, presque séculaire, la chanson « à l'italienne » ; et nous avons constaté que le premier acte de changement s'était déroulé au sein même du Festival, avec le triomphe de Modugno (Nel blu dipinto di blu) le 1er février 1958. A partir de cette date, les entreprises de création d'une nouvelle forme de chanson se développent : chanson « alternative » de Cantacronache et de quelques autres, en-dehors des circuits existants de production de diffusion, chanson « d'auteur » lancée par le jeu d'une dialectique concurrentielle à l'intérieur des circuits de production, chanson anglo-américaine qui fait irruption à partir de 1963 et conquiert aussitôt la masse des jeunes, créant de fait une nouvelle mode culturelle où la chanson joue un rôle déterminant, et toutes les formes du rock puis du rap. Sous des formes différentes, plus politiques ou plus commerciales, une problématique s'est dessinée : changer les goûts du public. Il faut changer les goûts du peuple, dit Fausto Amodei (1934- Ci-contre), pour qu'il soit en mesure d'exercer une hégémonie culturelle, perspective politique volontariste (« révolutionnaire ») dans la ligne de l'objectif tracé par Gramsci : agir pour que la   « philosophie de la praxis » devienne la philosophie du peuple à la place de la philosophie « spontanée » et hétéroclite qu'est le « sens commun » (3) ; les goûts du peuple sont en train de changer, disent d'autres, de nouveaux auteurs apparaissent sur le scène culturelle, fabriquons et vendons des disques nouveaux. Dans tout ce mouvement, quelle est la place du Festival de San Remo, qui fut le lieu symbolique d'expression de la chanson traditionnelle ? À plusieurs reprises, quelques critiques ont annoncé sa « mort », ou ont comparé le Festival à un corps maintenu formellement en vie par des moyens artificiels. Mais que signifie l'affirmation qu'une institution (et une forme de chanson) est « morte » ? Cela signifie que l'institution est rayée de la carte juridique, qu'une chanson atteint le niveau zéro et disparaît du panorama musical pour devenir tout au plus objet de recherche archéologique. Or le Festival ne disparaît pas, il a même fêté son soixante-huitième anniversaire en février 2018, avec de 11 à 13 millions de téléspectateurs selon les soirées. On entend dire alors : il faut tuer le festival de San Remo, le remplacer par autre chose de plus ouvert, plus représentatif de la chanson italienne. Mais rares sont ceux qui réfléchissent sur la nature et le sens du Festival, comme sur la nature et le sens de la chanson « commerciale » : pour les uns, ils vont de soi, pour les autres ils doivent disparaître, mais que sont-ils ? Umberto Eco amorce une analyse de la chanson « gastronomique » dans ses textes de 1964 (voir Le canzoni della cattiva coscienza) ; et Gianni Borgna - permanent des services culturels du PCI puis Adjoint à la Culture de la Commune de Rome - est le seul à mener une entreprise critique et à la justifier dans une introduction méthodologique de 16 pages intitulée : « Notes sur hégémonie et bloc historique-idéologique dans la pensée de Gramsci, ou pourquoi le socialisme passe aussi par San Remo » (4), introduction qui, dans l'édition de 1986 se transforme en une simple « postface » de 4 pages (pp. 235-238) ; Borgna  y polémique à nouveau contre les intellectuels qui parlent de la « culture de masse » comme on parlait autrefois des « sauvages » et des « primitifs », quelque chose qui est « à côté de » ou « sous » la culture, mais qui n'est pas de la culture, et à qui ils donnent les noms péjoratifs de culture « de consommation », « gastronomique », « de      feuilleton », de « paralittérature », etc., et il ajoute :
La note de Borgna et sa suppression de 1986 sont intéressantes à analyser en liaison avec l’évolution de la politique du PCI. Mais qu'est-ce que le Festival de San Remo ? Le concept qui permet sans doute de le penser de façon assez rigoureuse est celui que commence à élaborer Antonio Gramsci quand il parle des « institutions de la société civile », et que Louis Althusser développe en « Appareils idéologiques d'Etat » (AIE). Il y a, dit ce dernier, un « appareil répressif d'Etat » (Administration, Armée, Police, Tribunaux, Prisons, etc.) qui relève entièrement du domaine public, et une pluralité d'appareils idéologiques d'Etat (les partis, les syndicats, les écoles, les Eglises, la famille, l'information, la culture, etc.) qui relèvent à la fois du domaine public et du domaine privé, la distinction entre « public » et « privé » étant simplement une distinction interne au Droit, mais l'Etat assurant par le Droit le fonctionnement cohérent de l'un et de l'autre. Les AIE fonctionnent essentiellement « à l'idéologie », écrit Althusser, et visent à exercer une « hégémonie » culturelle en obtenant un consensus populaire, condition de maintien à long terme du pouvoir d'Etat ; ce qui ne veut pas dire qu'ils n'utilisent jamais la « répression » : les institutions culturelles pratiquent aussi la censure. Les AIE seront donc le lieu privilégié où s'affrontent les idéologies qui, pour le marxiste qu'est Althusser, naissent au sein des luttes de classes et constituent, selon la formule de Marx, les « formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout » (5).
Betty Curtis
Adriano Celentano
Mina
Milva
Pour penser le phénomène « Sanremo », le concept de Gramsci et Althusser nous paraît tout à fait opératoire, indépendamment de son contexte philosophique global et des problèmes qu'il a posés à l'intérieur même de la pensée marxiste. Techniquement, il permet d'envisager le Festival comme une des institutions, - la plus importante symboliquement (6) -, d'un AIE de la chanson, fonctionnant à l'intérieur d'un appareil culturel d'Etat. Juridiquement, le Festival est un système mixte privé-public, dont la gestion est assurée par trois pôles : la commune de San Remo, la RAI, le Casino de San Remo jusqu'en 1964, puis d'autres agences d'organisation de spectacles, Gianni Ravera en 1965, 1967, 1968, Ezio Radaelli en 1969, 1970 et 1971 (avec G. Ravera), puis après un intermède où la commune de San Remo organise elle-même en 1972 et 1973, et un bref passage de Bruno Pallesi en 1975, la gestion passe à Vittorio Salvetti de 1976 à 1978, pour revenir à la Publistei de Gianni Ravera et de son fils Marco à partir de 1979, puis à l'OAI (Organizzazione Artistica Internazionale) de Adriano Aragozzini de 1989 à 1991, etc. Le pouvoir au sein de la commune de San Remo est exercé alternativement par la Démocratie-Chrétienne et par le Parti Socialiste Italien ; la gestion de la Rai est publique (la RAI fait partie de l'IRI = Institut pour la Reconstruction Industrielle, à partir de 1952 ), celle des organisations de spectacles est privée. Si tel est le Festival, cela veut dire d'une part qu'il est impossible à quiconque veut intervenir dans le domaine de la chanson de ne pas s'y affronter, d'autre part qu'il n'est pas un organisme monolithique mais qu'il se déroule en son sein une permanente lutte de tendances, comme  cela se confirmera après 1992 et l'ouverture puis l’échec de l'opération « Mani pulite » (7). Que signifie « s'affronter au Festival de San Remo » ? Ce peut être, de la part de ceux qui sont porteurs de renouveau, tenter de s'exprimer à l'intérieur du Festival ; beaucoup l'ont fait avec succès, de Modugno à Endrigo, de Paoli à Gaber, de Dalla à Jannacci, à Bertoli, à Mario Castelnuovo en 1984, à Roberto Vecchioni, qui gagne le Festival de 2011 avec sa chanson Chiamami ancora amore, etc., d'autres ont échoué :  la tentative de Luigi Tenco en 1967, et son issue dramatique, en est le symbole. Mais il est d'autres façons de s'affronter ; le Club Tenco de San Remo a choisi la voie du contre-pouvoir après l’échec de Tenco en créant une « Rassegna della canzone d'autore » en octobre/novembre dans les lieux mêmes du Festival, et en tentant de diviser le bloc Festival-Commune-RAI en obtenant une subvention de la commune (infime par rapport à celle du Festival) et en passant des accords (pas toujours respectés) avec la RAI pour la retransmission des soirées de la « Rassegna » ; déjà Dario Fo et Franca Rame avaient tenté d’organiser un contre-Festival. Les cantautori ont joué souvent sur les contradictions entre les maisons de disques, l'expérience de Nanni Ricordi ayant été la première en date ; c'est par exemple Caterina Caselli Casco d’oro », 1946- - Photo ci-dessous), devenue manager et directeur artistique de l'étiquette « Ascolta » à l'intérieur de la CGD, qui lance Pierangelo Bertoli en 1976 ; même Cantacronache, avant de créer sa propre étiquette « Italia canta », tenta (en vain) de se faire reconnaître par la maison de disques Cetra (entreprise d'Etat liée à la RAI, après l'avoir été à l'EIAR) qui assurait pourtant les enregistrements d'artistes aussi traditionnels que Nilla Pizzi, Achille Togliani et l'orchestre Angelini : le choix du circuit « alternatif » n'a été fait que face à l'impossibilité de mener la lutte à l'intérieur du circuit industriel dominant (8). L'affrontement prend donc des formes diverses, mais il est  inévitable ; ignorer Sanremo serait aussi absurde, dans le domaine de la chanson, qu'ignorer le Parlement dans le domaine politique, la RAI dans celui de la communication ou l'école dans celui de l'éducation. Que l'on se propose de gérer la société telle qu'elle est ou de la transformer, on se trouve toujours face au pouvoir de l'Etat, sous sa forme répressive ou « idéologique ». Celui qui veut renouveler la chanson italienne pour lui donner à la fois une qualité textuelle et musicale et un contenu éthico-politique autre, se trouve face au même problème stratégique et tactique que celui qui veut transformer la société italienne, éliminer les plaies qui rongent l'Etat républicain (de la mafia à la corruption des élus...) et la société civile (de la drogue au massacre des sites et des plages, de la délinquance au chômage, du gaspillage du patrimoine artistique à la pollution de l'air et de l'eau...). Le Festival de Sanremo est de ce point de vue, un problème stratégique et politique. Toutes proportions gardées, il est à la chanson  italienne ce que la Démocratie chrétienne fut au pouvoir d'Etat. Et il est de fait que le fonctionnement du Festival est semblable à celui de l'Etat italien. Si on suit la chronique de Sanremo, on constate que la dégénérescence des mœurs politiques italiennes à partir des années ‘70 atteint également les mœurs de l'appareil de la chanson ; et on va parler de « lottizzazione » (le partage du pouvoir entre les divers tendances politiques qui occupent l'appareil d'Etat), de « tangenti » (les dessous de table), de corruption, et même d'intervention de la camorra, mais aussi de truquage des votes qui désignent les vainqueurs, d'achats de voix, etc. En 1989, l'organisation du Festival passe de Marco Ravera à Adriano Aragozzini, et toute la presse sait et dit qu'il s'agit d'un règlement de comptes entre courants de la Démocratie chrétienne : Marco Ravera est le fils de Gianni Ravera qui, à la tête de la Publistei, une agence d'organisation de spectacles, eut la gestion du Festival (on dit « il patron ») depuis 1979, et les Ravera étaient démocrates chrétiens, liés au courant d'Arnaldo Forlani ; Aragozzini est à la tête de l'OAI (Organisation artistique internationale), il est démocrate chrétien, lié au courant de Ciriaco De Mita, soutenu par Clemente Mastella, bras droit de De Mita, et par Biagio Agnes, démocrate chrétien, alors directeur de la RAI, qui impose son nom. Forlani et De Mita sont en concurrence pour le secrétariat de la Démocratie chrétienne, et le congrès est alors proche. A l'adjudication de la gestion par la commune de Sanremo, qui se fait sous réserve de l'accord de la RAI, se présentent sans espoir d'autres managers, comme Pier Quinto Cariaggi, plus proche des socialistes, et Libero Venturi, l'imprésario de cantautori  comme Antonello Venditti et Claudio Baglioni (et on murmura alors que peut-être ces deux grands de la chanson participeraient au Festival). Dans toute son histoire, le Festival est resté ainsi entre les mains de la Démocratie Chrétienne, prenant presque vingt ans de retard sur le partage du pouvoir avec les socialistes au gouvernement. Le passage du socialiste Lelio Lagorio au Ministère du Tourisme et du Spectacle, et sa « loi sur la musique » de 1985 ne parvient pas à briser le monopole démocrate chrétien ; mais il fut, de façon significative, l'occasion saisie au vol par les opposants à Sanremo de faire des propositions de transformation : un premier débat eut lieu alors, avec des interventions de Francesco De Gregori (cantautore romain, 1951- ), Tullio De Mauro (linguiste et homme d’État, 1932-2017), Vittorio Tondelli (écrivain et journaliste, 1955-1991) sur les contenus de la chanson (La Stampa, octobre-novembre 1985), et de De Gregori, Lucio Dalla, Mario De Luigi, Gianni Borgna, Gianna Nannini, Roberto Vecchioni, Francesco Guccini, Paolo Conte, Fabrizio De André, sur la réforme du Festival (L'Espresso, 27 octobre et 3 novembre 1985). Les débats sur le Festival de Sanremo ne peuvent être compris que si l'on utilise aussi une clé de lecture politique. C'est le cas du Colloque qui s'est déroulé après le Festival de 1991. Que deviendra le Festival sous le règne de l'Ulivo à partir de 1996 puis sous celui de Berlusconi et de Renzi ? Il arrive même que les dirigeants de la DC interviennent sur le contenu du Festival, s'ils le jugent non-conforme à ce qu'ils pensent être juste. En 1989, pour rompre la monotonie du spectacle, a été invité un trio de comiques populaires, Anna Marchesini (artiste et comique, 1953-2016), Tullio Solenghi (acteur et comique, 1948- ) et Massimo Lopez (acteur et comique, 1952- ), qui se livrent à un sketch satirique, qui suscite aussitôt la protestation du Vatican, par le biais de l'Osservatore romano, puis celle de Roberto Formigoni (1947- ), le leader de « Comunione e Liberazione » (organisation de laïcs catholiques intégristes), Arnaldo Forlani (1925- ) qui vient d'être élu au Secrétariat de la DC contre Ciriaco De Mita (1928- ), Flaminio Piccoli (1915-2000), ancien Président de la DC ; Formigoni menace même de porter plainte pour atteinte au sentiment religieux (cf. la presse du 24 février 1989), mais, autant que le Trio, cela vise la RAI, - qui a transmis le sketch -, et la présidence de Biagio Agnes (1928-2011, frère du Président de l’Action Catholique et Directeur de l’Osservatore romano) ! De la censure des textes, ce sont les commissions de sélection qui s'en chargent avant le Festival. En 1971, Lucio Dalla  (ci-contre) finit 3ème avec 4.3.1943, où le héros raconte à la première personne sa naissance, fruit d'une rencontre amoureuse d'un soir entre un marin étranger et sa mère, qui voulut, « par jeu ou par amour ? », lui donner le nom du Seigneur, « Gesù bambino », qui devait être aussi le titre de la chanson. Le «  respect » imposa de rebaptiser la chanson « 4.3.1943 », et quelques paroles furent changées : « Giocava alla madonna / con un bimbo da fasciare » devint : « Giocava a far la donna / con un bimbo da fasciare » ; « Ancora adesso mentre bestemmio / e bevo vino » devint « E ancora adesso che gioco a carte / e bevo vino » (le Concordat entre l’Église et l’État fait du « juron » un délit) ;  « per i ladri e le puttane » se transforme en « per la gente del porto » (9). En 1991, la chanson de Enzo Jannacci (ci-contre) , La Fotografia, est encore l'objet d'une censure. La censure ne porte pas directement sur le contenu ou les mots de la chanson, mais sur la durée. Le règlement du Festival établit (article 9, 3e paragraphe) que « les chansons, en comptant la totalité du texte et de la musique, devront avoir, sous peine d'inadmissibilité, une durée d'exécution d'un maximum de 4 minutes ». Or la chanson de Jannacci durait 4 minutes et 40 secondes ; il fallait couper 40 secondes. Mais La Fotografia racontait l'histoire d'un cambrioleur qui a entraîné dans un vol son fils de 12 ans ; ils sont surpris, un coup de feu tue le petit garçon, et le père reste là bouleversé devant le tracé du corps de son fils, à la craie sur la chaussée, peu à peu effacé par la pluie ; les carabiniers écartent les curieux, et le père dit à l'adjudant : « Credo che ti sbagli perchè un morto di soli dodici anni è proprio da vedere perché la gente sai magari fa anche finta però le cose è meglio fargliele sapere » (cf. la presse du 24 et 25 février 1991) Difficile de couper un texte de ce type, de style très parlé, plein d'images et de néologismes. Ce ne sont que deux exemples parmi un grand nombre d’autres. C'est dire que le phénomène de censure passe en fait par le mécanisme même du Festival : sa structure juridique exclut tout texte long, qui voudrait raconter une histoire, aussi simple et quotidienne que celle de Jannacci, dans toute sa complexité humaine. En fait, comme tout système de censure, celui de Sanremo encourage surtout l'autocensure des auteurs, l'affadissement des textes, leur généralité, la pratique de l'allusion grivoise qui permet de désigner la sexualité sans la nommer, la récupération de tous les thèmes à la mode, de la drogue à la pollution atmosphérique mais traités de façon voilée, aseptisée, désengagée, abstraite, comme objets de spectacle plus que comme problèmes réels vraiment angoissants. Tout était devenu tellement faux à Sanremo que même les chanteurs faisaient semblant de chanter : de 1976 jusqu'au retour des orchestres en 1989, les artistes ont chanté en play-back, ce qui permettait aussi de faire entrer parmi les participants des chanteurs de peu de valeur mais dont l' éditeur avait eu le pouvoir d'imposer le disque. Il est inutile de multiplier les illustrations du « système Sanremo », et d'énumérer les séries de scandales (10) , procès, conflits, pression des maisons de disques (6 ou 7 grandes maisons se partagent 70 % du palmarès, laissant le reste à environ 200 autres petits éditeurs : cela permet à la presse d'annoncer une quinzaine de jours avant le Festival le nom du ou des vainqueurs !). Comme dit Gianni Borgna à propos d'une chanson d'Orietta Berti (chanteuse, 1945- ) (« Porca miseria, qui la barca non va più / La cosa è seria, la tua barca non va più »), « la barque qui fait eau de toutes parts est l'Italie » (11). Sanremo est ce qu'il est, parce que l'Italie est ce qu'elle est ; la crise de l'un reflète la crise de l'autre ; le Festival est, en ce sens, représentatif de la chanson italienne, malgré ou à cause de toutes ses tares ; les 8 à 13 millions d'auditeurs qui restent devant leur poste de télévision pendant plusieurs soirées, jusqu'à 4 ou 5 heures par soirée, en sont aussi un témoignage : la chanson mélodique « à l'italienne », revue et modernisée, a encore une large audience en Italie, un des seuls pays au monde à organiser un tel « Festival de la chanson ». Si tel est bien le Festival de Sanremo, façade nationale officielle de la chanson italienne entretenue par la RAI, élément-clé de « l'appareil idéologique d'Etat de la chanson » (on dirait en italien : « canzonettistico »), est-il possible, vaut-il la peine d'y intervenir pour y faire triompher une chanson « d'auteur », de grande qualité textuelle et musicale ? A l'intérieur même du camp des critiques de Sanremo, les positions sont contrastées. Un opposant radical est Francesco De Gregori. En 1985, il lance le débat dans L'Espresso du 27 octobre 1985. Rappelant  que « les chanteurs et les musiciens les plus qualifiés (et, attention, même les plus commerciaux) » refusent de participer au Festival, à cause du mécanisme « avilissant » de la compétition, des sponsorisations « floréal-touristiques dignes d'une kermesse de village » (« una sagra paesana »), et des critères peu clairs et « clientélistes » de choix des chansons, il conclut que leur refus exprime avant tout une idée plus haute de la « dignité » des chanteurs, une « question morale » dira-t-il en 1991 ; et il propose la création d'un « Nouveau Festival », représentatif de toute la chanson italienne, sur le modèle des Festivals de cinéma de Venise ou de Cannes, suggérant qu'il pourrait être « organisé et promu par l'Etat, de façon à garantir une direction artistique qui ne réponde pas à une pure logique de marché, mais qui au contraire encourage de nouvelles formes d'expression, stimule de nouveaux talents » ; à ce Festival (De Gregori emploie le mot de « rassegna » à côté de celui de « Festival », clin d'œil à la Rassegna organisée en octobre / novembre de chaque année par le Club Tenco, à laquelle il refuse de participer...) pourraient alors s'associer les représentants les plus qualifiés de la chanson d'auteur. Il reprend les mêmes critiques après le Festival de 1991 : Sanremo n'est pas représentatif de la chanson italienne, il maintient la chanson au niveau d'une « sous-culture », alors qu'on commence à reconnaître aujourd'hui que « la chanson est devenue un élément important de communication, l'expression significative de tendances nouvelles, un document parfois premier et unique des transformations qui se produisent dans l'univers des jeunes : c'est à dire que la chanson aujourd'hui est culture et crée de la culture » (texte de 1985) ; il conteste l'organisation des votes, la compétence du « Patron » et les sommes engagées par la RAI pour la retransmission ; il s'agit, dit-il, d'une « tentative de promouvoir, à travers la banalité des chansons, la banalité en tant que telle entendue comme valeur positive et absolue du monde d'aujourd'hui », exerçant une « fonction politique tranquillisante, consolatrice, normalisatrice ». (12)  Dans son second article, il précise encore que le Festival ne sert même pas à la promotion des disques des participants, ni en Italie, ni à l'étranger, malgré la pratique nouvelle consistant à faire traduire et chanter chaque chanson par un chanteur étranger. De Gregori se livre donc à une contestation radicale, passionnelle, que traduit son titre : « Sanremo est mort, vive la musique ». Il y joint en 1991 une critique explicite des cantautori qui entretiennent la confusion en acceptant de participer au Festival, et il attaque nommément Gino Paoli en tant que chanteur et en tant que député de la Gauche Indépendante, élu sur liste communiste. A la position très tranchée de De Gregori s'oppose une tendance plus « réformiste ». Mario De Luigi, Directeur du mensuel Musica e Dischi (1945-2014), la plus ancienne et la plus sérieuse revue d'information sur la chanson et le disque, objecte d'une part que la formule de Sanremo a résisté depuis 1951, et qu'elle « est assez élastique pour permettre des innovations », à condition d'en éliminer l'intervention des « intérêts privés » et « l'incompétence professionnelle », dans une manifestation si riche d'histoire et de traditions ; il s'oppose d'autre part à l'hypothèse d'un Festival organisé par l'Etat : « ce serait le chemin le plus sûr de la « lottizzazione » sauvage, et des complications bureaucratiques en chaîne » (Espresso, 3.11.1985). Assez proche de cette position, Gianni Borgna (1947-2014), - considéré souvent comme le « ministre de la chanson » du Gouvernement-fantôme du PCI d'alors -, pense qu'on ne peut pas changer la « logique » du Festival, « ce serait un peu comme ôter le Dôme aux Milanais, le Colysée aux Romains, Saint-Marc aux Vénitiens » ; on peut simplement la rendre « plus vivante et plus palpitante » ; et il suggère qu'un grand « Festival-Rassegna » pourrait s'insérer dans la Biennale de la musique de Venise (Ibid.). De tous, Gino Paoli est sans doute le plus précis et le plus cohérent, le plus « réformiste » aussi ; il a tenté la voie de la participation jusqu'en 1966 ; frappé par le « suicide » de Tenco en 1967, il y a renoncé ensuite pour y revenir en 1989 comme auteur (Io come farò, interprétée par Ornella Vanoni) et cantautore (Questa volta no, dont il est l'auteur et l'interprète). « D'un point de vue politique, - dit-il d'abord -, je ne crois pas qu'il soit utile de tirer à boulets rouges sur une manifestation précisément au moment où un certain effort a été fait pour l'améliorer » ; rien ne change de but en blanc, il y faut « de la patience, de l'humilité et une volonté persévérante » ; et il développe l'idée que l'action concertée, au Parlement d'une part (où il a déposé deux projets de lois en faveur de la chanson), sur le plan professionnel et syndical de l'autre (en même temps que le Festival de 1991, Gino Paoli animait avec Mogol une rencontre organisée par le Département Culture et Spectacles de la CGIL), est nécessaire pour changer les choses. Or De Gregori n'a pas participé à la rencontre et Paoli le regrette. Venu tard à la vie politique, Paoli a réussi à harmoniser son comportement passé, de cantautore anarchisant, agissant hors de toute perspective politique explicite, avec sa prise de conscience ultérieure de ce que pouvait avoir de « politique » le renouveau qu'il avait apporté par sa poésie et sa musique(13) . Sa participation au Festival de 1991 sera diversement appréciée par les membres du Club Tenco auquel Paoli est très lié : du désaveu de Enrico De Angelis, Vice-Président du Club (« Il ne suffit pas de Gino, Ornella et Enzo pour représenter la bonne musique de notre pays ») à la réaction plus paisible d'Amilcare Rambaldi : « La tâche de notre club est de diffuser de la musique de qualité. Les chansons de Paoli et d'Ornella Vanoni sont splendides. Et il suffira que seulement cent mille spectateurs parmi les 20 millions que San Remo attire les apprécient pour que notre but soit atteint » (Cf. La Repubblica, 17 février 1989, p.28). Le comportement de Gino Paoli à la tête de la SIAE par la suite confirmera son évolution vers un opportunisme qui s’amplifiera parallèlement à celui d’un Parti Communiste devenu Parti Démocrate (PD) dirigé par un Matteo Renzi formé par la Démocratie Chrétienne. . Ce qui frappe dans tout ce débat sur le festival de Sanremo, c'est la sortie progressive du manichéisme et la reconnaissance d'une pluralité possible d'attitudes face à la chanson, comme il y a une pluralité politique. De Gregori lui-même a tenu à préciser dans son article du 4 mars 1991 qu'il reconnaissait qu'il pouvait y avoir de « belles chansons » à Sanremo, mais que la formule du Festival « qui tend à tout homogénéiser, à aplatir les angles et les nuances » ne permet précisément pas de distinguer le bon et le mauvais, « la musicalità dall'orecchiabilità » (ce quel’oreille retient facilement dans une chanson). Plus explicites sont Lucio Dalla et Fabrizio De André. À la différence des années 60, « le public d'aujourd'hui ne forme plus une unité, il est brisé et dispersé », il ne forme plus « un peuple », écrit Dalla, il n'est « ni progressiste ni conservateur, mais seulement fatigué et effrayé », et Sanremo ne reflète qu'une partie du public ; il faudrait, pour unifier le public de la chanson, écrire quelque chose de si vrai, de si sérieux, de si chargé d'énergie et de poésie que tout le monde l'écouterait en silence. « Si j'avais la sensation de pouvoir écrire une chanson pour tous, où tous pourraient se refléter et se retrouver, moi à Sanremo j'y irais demain matin » (L'Espresso, 3.11.85). De André fait une analyse plus esthétique que sociologique : revenant sur le passé d'une chanson politique dont il fut aussi un artisan, il fait une sorte d'autocritique. Je veux éviter, dit-il, « les équivoques qui m'ont conduit moi aussi, dans le passé, à considérer comme bonne une mauvaise chanson engagée et comme mauvaise une prodigieuse comptine vouée à un total désengagement. Et tout cela à cause d'un ignoble préjugé pseudo-culturel qui m'empêchait de comprendre que Scacchi e tarocchi [une chanson engagée de De Gregori, 1985-86] et Papaveri e papere [chanson de Panzeri et Mascheroni, interprétée par Nilla Pizzi au Festival de 1952, et considérée souvent comme exemple de crétinisme réactionnaire par les critiques de gauche - JG] sont deux chansons belles chacune à sa façon » : « le discours est évidemment valable pour le préjugé contraire »; et il plaide à partir de là pour une « Rassegna » de la chanson italienne qui représente « à tous les niveaux possibles de goût … la manière - et les manières - qu'ont les italiens de faire des chansons et de les chanter » (Ibid.). Entre les années ‘60, où la chanson est encore traversée par une sorte de guerre froide et cloisonnée par des rideaux de fer, et le début des années 90, où la chanson commence à trouver sa place comme forme esthétique propre, qui nécessite des critères d'analyse spécifiques, un long chemin a donc été parcouru. Le moule unique de la chanson « à l'italienne » héritée du mélodrame apparaît trop étroit et inadapté à l'Italie nouvelle où le boom des années 50 a fait éclater les anciennes structures sociales et idéologiques, les anciennes façons de penser, de vivre, d'aimer. Éclater, mais pas disparaître, de même que l'ancienne chanson se transforme sans disparaître. Nous avons parcouru quelques étapes de cet éclatement, de la chanson satirique de Cantacronache aux premiers "cantautori" et à l'irruption d'une nouvelle chanson de masse venue des Beatles et de Bob Dylan. D'un courant à l'autre, les passerelles étaient alors   nombreuses : Mogol que la critique des années ‘70 aura tendance à juger comme un symbole d'une chanson rétrograde, a été le premier traducteur de Bob Dylan en italien et un des promoteurs des premiers cantautori, en particulier de Lucio Battisti. Mais l'Italie n'était pas alors en mesure de s'en apercevoir, le temps était à la lutte, au terrorisme, physique et intellectuel, explicable sinon justifiable par la bêtise, les raideurs et la corruption des pouvoirs établis : Giorgio Gaber écrira là-dessus quelques très belles chansons, comme le Io se fossi Dio de 1980, dont la censure interdit la diffusion. À la fin du deuxième millénaire une nouvelle culture de la chanson est sans doute en train d'apparaître après l'éclatement et la multiplication des courants, des expériences, des groupes. Sans doute des fils, qui apparaissaient distendus, sont-ils en train de se renouer, réintégrant de façon critique l'ensemble des traditions séculaires de la chanson en Italie : au Festival de Sanremo de 1991, dans le lieu de conservation de la vieille tradition, un cantautore, Pierangelo Bertoli (1942-2002), présente une belle chanson mélodique qui parle d'amour, Spunta la luce dal monte, accompagné par les Tazenda, un groupe sarde qui chante en dialecte en s'inspirant de la plus ancienne tradition musicale folklorique, harmonisée avec le rock. Et il est un des plus applaudis par le public du Festival. D'autres initiatives suivront, jusqu'au renouveau annoncé pour le Festival de 1997 ; leur succès est dépendant de beaucoup d'autres facteurs, la réforme de la RAI, la permanence du Gouvernement de Romano Prodi, l'adoption de la loi pour la musique promise par Walter Veltroni en 1996.... La grande exposition qui s'est ouverte à Rome le 19 décembre 1996 constitue la première tentative de montrer l'évolution historique de la chanson italienne dans ses rapports avec les événements politiques sociaux des cent dernières années ; elle est  aussi une synthèse des 46 éditions du Festival de Sanremo.  Un tournant ? Qui sait ? Le temps des bilans est peut-être venu.(14) C’est du moins ce qu’on espérait dans les années 90. L’arrivée du « berlusconisme » suivi presque aussitôt par sa forme de « gauche », le « renzisme », va anéantir tous ces espoirs, imposer une nouvelle réflexion et de nouvelles stratégies de transformation … et de recherche et réflexion sur la forme-chanson ! En tout cas il faudra toujours se souvenir que chanson et réalité socio-politique sont étroitement mêlées, et que la qualité ou la médiocrité du Festival de Sanremo est un bon reflet de celles de toute l’Italie. Page suivante NOTES : 1.Cité par Leoncaro Settimelli, Tutto Sanremo, Gremese Editore, 1991, p. 17, le meilleur ouvrage sur Sanremo. Sur le festival, beaucoup d’ouvrages outre les histoires générales de la chanson italienne, parmi lesquels : Gianni Borgna, La grande evasione, Savelli, 1980, 222 pages, Le canzoni di Sanremo, Laterza, 1986, 284 pages, réédition à la fois mise à jour et  politiquement édulcorée de l’ouvrage précédent ; Adriano Aragozzini, Enciclopedia del Festivl di Sanremo, Quarant’anni di musica e costume, Rusconi, 1990, 323 âges ; Dario Salvatori, Sanremo, La vicenda e i protagonisti di mezzo secolo di Festival della canzone, RAI-ERI, 2000, 270 pages, et Paolo Jachia, Viva Sanremo, il Festival della canzone italiana tra storia e pregiudizi, 2018, Editrice Zona. 2.Gramsci écrivait (Quaderni del Carcere, III, 1932-1935, pp. 1676-77 : « Une des causes de ce goût est à rechercher dans le fait qu’il s’est formé (...) dans les manifestations collectives, oratoires et théâtrales. Et par oratoires il ne faut pas seulement se référer aux meetings populaires de sinistre mémoire (les rassemblements fascistes. NDLR), mais à toute une série de manifestations de type urbain et rural (...), l’oraison funèbre et le discours des prétures et des tribunaux. Dans certains sièges (...), la salle est toujours pleine d’éléments qui s’impriment dans la mémoire les tours de phrases et les paroles solennelles, s’en nourrissent et s’en souviennent. (...) C’est pourquoi le peuple croit que la poésie est caractérisée par certains traits extérieurs, parmi lesquels prédominent la rime et le fracas des accents prosodiques, mais surtout par la solennité enflée, oratoire et par le sentimentalisme, joints à un vocabulaire baroque ». 3.A. Gramsci, Il materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce, Einaudi, 1952, Alcuni punti preliminari di riferimento, pp.3-20. 4.Gianni Borgna, La grande evasione, Storia del Festival di San Remo  : 30 anni di costume italiano, Rome, Savelli, 1980  ; réédité et mis à jour sous le titre  : Le canzoni di San Remo, Rome-Bari, Laterza, 1986. 5.Nous renvoyons aux développements de Louis Althusser dans un article de La Pensée n°151 (juin 1970), repris dans  : Positions, Ed. Sociales, Paris, 1976, pp.67-125. Sur l'actualité du concept d'AIE, voir  : Etienne Balibar, Ecrits pour Althusser, La Découverte, Paris, 1991, utile mise au point sur la pensée du grand philosophe français, mort depuis, qui eut aussi avec la philosophie italienne des rapports privilégiés, et une influence non négligeable sur l'évolution des idées dans la gauche italienne. Cf. : Maria-Antonietta Macciocchi, Lettere dall'interno del PCI a Louis Althusser, Feltrinelli, 1969. 6.Ou comme dit Mario De Luigi, « le papier de tournesol de la consommation musicale dans notre pays » (dans la revue Empoli, Anno III 1985, nn.1-2, p.69, n° consacré à la chanson d'auteur). 7.Voir la synthèse de Gianni Barbacetto, Peter Gomez et Marco Travaglio, Mani pulite, la vera storia vent’anni dopo, Chiarelettere, 2012, 882 pages, avec une préface de Piercamillo Davigo 8.La Cetra fusionne en 1959 avec la Fonit (plus ouverte aux nouveautés, elle diffusait des chanteurs comme Natalino Otto, et elle « acheta » Modugno en 1958 pour Volare et en 1959 pour Piove), pour former la Fonit-Cetra, qui diffusera des artistes aussi divers que Fred Buscaglione, Milva, Claudio Villa, Endrigo, Luca Barbarossa, Mia Martini, Amedeo Minghi… Nanni Ricordi, héritier de la famille d’éditeurss musicaux Ricordi, profite en 1958 du succès de l’enregistrement de la Medea  de Luigi Cherubini par Maria Callas, pour créer sa propre maison de disques Dischi Ricordi et commencer à publier des cantautori, Giorgio Gaber, Gino Paoli, Sergio Endrigo, Luigi Tenco, Enzo Jannacci, Umberto Bindi, etc. : écouter leur double 33T Nanni Ricordi e Franco Crepax presentano nel 30° anniversario della leggera rivoluzione, FonitCetra 1988. 9.Exemple cité par Giuseppe De Grassi dans la revue Blu, supplément au n. 26-1989, p.26. 10.Un de ceux-ci a été rendu public par les accusations du marquis Antonio Gerini, manager de Peppino di Capri, et rival d'Adriano Aragozzini. Il accuse ce dernier d'avoir versé 870 millions de lires à plusieurs élus du Conseil municipal de Sanremo pour obtenir d'être nommé « Patron » des éditions de 1989, 1990 et 1991. Suite à sa dénonciation, deux personnes ont été arrêtées, dont l'ancien adjoint au Tourisme, et six autres ont reçu un avis d'ouverture d'une enquête (« avviso di garanzia   »), dont l'ancien Maire, deux anciens adjoints et l'ancien directeur artistique et chef d'orchestre du Casino de Sanremo (cf. la presse de juillet-août 1991, et L'Espresso du 11 août 1991, La Repubblica du 11 juillet 1993, etc.). Depuis Pippo Baudo lui-même a été mis en cause (1996). Conflits internes entre les divers courants de la Démocratie Chrétienne, dominante depuis longtemps à Sanremo ! 11.Gianni Borgna, Le canzoni di San Remo, op.cit., p.198 (à propos du Festival de 1981). 12.Voir aussi en annexe le texte de Borgna paru dans L'Unità du 25 mars 1991. La proposition d'insérer un Festival de chanson dans la Biennale de Venise reprend un projet du Nuovo Canzoniere Italiano d'organiser une exposition sur la « musique politique » en collaboration avec la Biennale de Venise, à l'automne 1976 (cf. Il Nuovo Canzoniere Italiano, terza serie n.3, avril 1976, p.15). Le projet n'eut alors pas de suite. 13.Cf. l'interview publiée par L'Espresso du 15.2.1981, Le donne, i cavalier, l'ero, gli amori, où il développe ses idées sur le rapport entre poésie et politique ; une première prise de position politique apparaît déjà dans l'interview publiée par Claudio Bernieri, Non sparate sul cantautore, op. cit., Vol.I, pp.106-112 (1978). 14.Exposition « Tu, musica divina : Canzoni e storia in cento anni d'Italia », Roma, Palazzo delle Esposizioni, du 19 décembre 1996 à mars 1997. Voir dans le même sens l'émission de RAI 2 du 23 février 1995 retransmise par F2 le 17 juin 1995 : « Cent'anni di storia d'Italia attraverso la canzone ». « Tu musica divina » est une des plus belles chansons du patrimoine italien, lancée en 1940 par Alberto Rabagliati (texte de Alfredo Bracchi, musique de Giovanni
Mina et Gaber Je crois que tu te trompes parce qu'un mort qui n'a que douze ans il faut vraiment le voir parce que tu sais les gens font peut-être semblant pourtant les choses il vaut mieux les leur faire savoir.
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