Poésie en musique - chapitre 15 - suite
Torquato Tasso / Claudio Monteverdi (1624)
Gerusalemme liberata
Combattimento di Tancredi e Clorinda
Canto XII, octaves 49-69.
Claudio Monteverdi : « Il combattimento di Tancredi e Clorinda » (Madrigali, Libro ottavo).
Récitant : Zeger Vandersteene, ténor ; Clorinda : Ana Igueras Aragon, soprano ; Tancrède : Kurt Spaniern ténor ; Clemencic Consort, direction : René
Clemencic. Harmonia Mundi, 1975.
Tancredi che Clorinda un uomo stima Tancrède qui croit que Clorinde est un homme
vuol ne l'armi provarla al paragone veut qu’il se mesure à lui dans les armes.
Va girando colei l'alpestre cima Elle contourne le sommet de la colline
ver altra porta, ove d'entrar dispone. vers l’autre porte, où elle se propose d’entrer.
Segue egli impetuoso, onde assai prima Il la suit avec ardeur, et bien avant
che giunga, in guisa avvien che d'armi suone qu’il arrive, ses armes font un tel bruit
ch'ella si volge e grida : - O tu, che porte, qu’elle se retourne et crie : – Oh qu’apportes-tu
correndo sì ? - Rispose : - E guerra e morte. en courant ainsi ? - Il répondit : et la guerre et la mort.
- Guerra e morte avrai : - disse - io non rifiuto Tu auras guerre et mort, dit-elle - Je ne refuse pas
darlati, se la cerchi e fermo attende. de te les donner si tu les cherches et les attend de pied ferme.
Ne vuol Tancredi, ch'ebbe a piè veduto Voyant que son ennemi est à pied,
il suo nemico, usar cavallo, e scende. Tancrède ne veut pas se servir de son cheval et il descend.
E impugna l'un e l'altro il ferro acuto, Ils empoignent tous deux leur glaive pointu
ed aguzza l'orgoglio e l'ira accende ; cela aiguise leur orgueil, embrase leur colère ;
e vansi incontro a passi tardi e et ils vont à la rencontre l’un de l’autre à pas très lents
quai due tori gelosi e d'ira ardenti. comme deux taureaux jaloux et ardents de colère.
Notte, che nel profondo oscuro seno Nuit, qui dans ton sein obscur et profond
chiudesti e nell'oblio fatto sì grande, as enfermé dans l’oubli un fait si grand,
degne d'un chiaro sol, degne d'un pieno digne d’un clair soleil, digne d’un théâtre
teatro, opre sarian sì memorande. plein, ces œuvres qui seraient mémorables.
Piacciati ch'indi il tragga e'n bel sereno Qu’il te plaise que je les tire dans un beau ciel
a le future età lo spieghi e mande. et qu’aux âges futurs je les explique et mande.
Viva la fama lor, e tra lor gloria Que vive leur renommée et que dans leur gloire
splenda dal fosco tuo l'alta memoria. resplendisse et sorte de l’ombre leur grande mémoire.
Non schivar, non parar, non pur ritrarsi Ni esquiver, ni parer, non plus se retirer
voglion costor, né qui destrezza ha parte. ne veulent ces deux-là, et l’habileté n’a point de place.
Non danno i colpi or finti, or pieni, or scarsi : Ils ne donnent pas de coups feints, ou pleins ou mesurés :
toglie l'ombra e'l furor l'uso de l'arte. l’ombre et la fureur abolissent l’usage de l’adresse.
Odi le spade orribilmente urtarsi Entends les épées se heurter horriblement
a mezzo il ferro ; e'l piè d'orma non parte : au milieu de la lame ; leur pied ne bouge pas de sa place :
sempre il piè fermo e la man sempre in moto, toujours immobile, et la main toujours en mouvement,
né scende taglio in van, né punta a voto. la frappe ne descend jamais en vain, ni la pointe dans le vide.
L'onta irrita lo sdegno a la vendetta, La honte excite leur dépit à la vengeance
e la vendetta poi l'onta rinova : et la vengeance ensuite renouvelle la colère :
onde sempre al ferir, sempre a la fretta ils sont donc toujours à l’attaque, toujours à la hâte
stimol novo s'aggiunge e piaga nova. la plaie nouvelle est un nouveau stimulant.
D'or in or più si mesce e più ristretta À chaque instant, le combat se fait plus dur et plus serré
si fa la pugna, e spada oprar non giova : et l’épée ne cesse d’agir :
dansi con pomi, e infelloniti e crudi ils se frappent avec leurs pommeaux, et sauvages et cruels
cozzan con gli elmi insieme e con gli scudi. se heurtent leurs casques et leurs boucliers.
Tre volte il cavalier la donna stringe Trois fois le chevalier étreint la femme
con le robuste braccia, e altrettante de ses bras robustes, et autant de fois
poi da quei nodi tenaci ella si scinge, elle se libère de ces nœuds tenaces,
nodi di fier nemico e non d'amante. nœuds d’ennemi féroce et non d’amant.
Tornano al ferro, e l'un e l'altro il tinge Ils retournent au glaive, qu’ils teignent l’un et l’autre
di molto sangue : e stanco e anelante de beaucoup de sang : fatigué et haletant
e questi e quegli al fin pur si ritira, l’un et l’autre finalement se retire,
e dopo lungo faticar respira. et respire après ce long labeur.
L'un l'altro guarda, e del suo corpo essangue Ils se regardent, et leur corps exsangue
su'l pomo de la spada appoggia il peso. ils l’appuient sur le pommeau de leur épée.
Già de l'ultima stella il raggio langue Déjà de la dernière étoile le rayon s‘affaiblit
sul primo albor ch'è in oriente acceso. au début de l’aube qui s’allume en Orient.
Vede Tancredi in maggior copia il sangue Tancrède voit que le sang de son ennemi coule
del suo nemico e se non tanto offeso, plus que le sien, et qu’il est moins blessé ,
ne gode e in superbisce. Oh nostra folle il en jouit et s’en enorgueillit. Oh folie de notre esprit
mente ch'ogn'aura di fortuna estolle ! que le moindre souffle de la fortune enivre.
Misero, di che godi ? Oh quanto mesti Misérable, de quoi jouis-tu ? Oh, que tes triomphes
siano i trionfi e infelice il vanto ! soient tristes et ta gloire malheureuse !
Gli occhi tuoi pagheran (s'in vita resti) Tes yeux paieront (si tu restes vivant)
di quel sangue ogni stilla un mar di pianto. une mer de larmes pour chaque goutte de ce sang.
Così tacendo e rimirando, questi Ainsi en se taisant et en se regardant, ces
sanguinosi guerrier cessaro alquanto. guerriers sanguinaires s’arrêtèrent un moment.
Ruppe il silenzio al fin Tancredi e disse, Finalement Tancrède brisa le silence et demanda
perchè il suo nome l'un l'altro scoprisse : qu’ils découvrent l’un et l’autre leur nom :
- Nostra sventura è ben che qui s'impieghi C’est un malheur pour nous que tant de valeur se déploie
tanto valor, dove silenzio il copra. et que le silence la recouvre.
Ma poi che sorte rea vien che ci nieghi Mais puisqu’un sort coupable nous refuse
e lode e testimon degni de l'opra, et la louange et des témoins dignes de cette œuvre,
pregoti (se fra l'armi han loco i preghi) je te prie (si la prière a sa place au milieu des armes)
che'l tuo nome e'l tuo stato a me tu scopra, de me découvrir ton nom et ton état,
acciò ch'io sappia, o vinto o vincitore, afin que je sache, vaincu ou vainqueur,
chi la mia morte o vittoria onore. qui a l’honneur de ma mort ou de ma victoire.
Rispose la feroce : - Indarno chiedi La féroce guerrière répondit : Tu demandes en vain
quel c'ho per uso di non far palese. ce que j’ai l’habitude de ne jamais montrer.
Ma chiunque io mi sia, tu innanzi vedi Mais qui que je sois, tu vois devant toi
un di quei due che la gran torre accese. un de ces deux qui brûlèrent la Grande Tour.
-
Arse di sdegno a quel parlar Tancredi À ces mots Tancrède brûla de colère
e : - In mal punto il dicesti ; (indi riprese) et : Tu as eu tort de le dire ; puis il reprit
e'l tuo dir e'l tacer di par m'alletta, Ta parole et ton silence m’incitent également
barbaro discortese, a la vendetta. à la vengeance, barbare discourtois.
Torna l'ira ne' cori e li trasporta, La colère revient dans leurs cœurs et les transporte,
benchè deboli, in guerra a fiera pugna ! malgré leur faiblesse, dans un combat cruel !
Ù' l'arte in bando, ù'già la forza è morta où l’art est banni, la force déjà morte,
ove, in vece, d'entrambi il furor pugna ! où au contraire seule combat la fureur !
O che sanguigna e spaziosa porta Oh, quelles blessures sanglantes et larges
fa l'una e l'altra spada, ovunque giugna fait chacune des épées, où qu’elle frappe
ne l'armi e ne le carni ! e se la vita sur les armes ou dans les chairs! Et si la vie
non esce, sdegno tienla al petto unita. ne s‘en va pas, c’est que la haine la tient unie à la poitrine.
Ma ecco omai l'ora fatal è giunta Mais voici que l’heure fatale est arrivée
che'l viver di Clorinda al suo fin deve. qui doit conduire Clorinde à sa fin.
Spinge egli il ferro nel bel sen di punta Lui, il pousse dans le beau sein la pointe de son épée
che vi s'immerge e'l sangue avido beve ; il l’y plonge avide de boire son sang ;
e la veste che d'or vago trapunta et son habit brodé d’un or charmant
le mammelle stringea tenere e lieve, serrait ses mamelles tendres et légères
l'empiè d'un caldo fiume. Ella già sente se remplit d’un fleuve chaud. Elle sent déjà
morirsi, e'l piè le manca egro e languente. venir sa mort, et son pied se dérobe souffrant et languissant.
Segue egli la vittoria, e la trafitta Il poursuit sa victoire, et menaçant, il presse
vergine minacciando incalza e preme. et presse encore la vierge transpercée ;
Ella, mentre cadea, la voce afflitta Elle, tandis qu’elle tombait, d’une voix affligée
movendo, disse le parole estreme : prononça ses dernières paroles :
parole ch'a lei novo spirto addita, des mots qui manifestent un nouvel esprit
spirto di fè, di carità, di speme, un esprit de foi, de charité , d’espérance
virtù che Dio le infonde, e se rubella que Dieu infuse en elle, et si dans sa vie
in vita fu, la vuole in morte ancella. elle lui fut rebelle, elle veut dans sa mort être sa servante.
Amico, hai vinto: io ti perdon ... perdona Ami tu as vaincu, je te pardonne … pardonne
tu ancora, al corpo no, che nulla pave, toi aussi, pas à mon corps qui n’a plus rien à craindre,
a l'alma sì : deh! per lei prega, e dona mais à mon âme : prie pour elle et donne-moi
battesmo a me ch'ogni mia colpa lave. un baptême qui lave toutes mes fautes.
In queste voci languide risuona Dans ces mots pleins de langueur résonne
un non so che di flebile e soave un je ne sais quoi de faible et doux
ch'al cor gli scende ed ogni sdegno ammorza, qui descend dans son cœur, apaise sa colère,
e gli occhi a lagrimar invoglia e sforza. poussant et forçant ses yeux à pleurer.
Poco quindi lontan nel sen d'un monte Non loin de là au sein de la montagne
scaturia mormorando un picciol rio. jaillissait le murmure d’un tout petit ruisseau.
Egli v'accorse e l'elmo empiè nel fonte, Il y court et remplit à la source son casque
e tornò mesto al grande ufficio e pio. revenant tristement au grand office pieux.
Tremar sentì la man, mentre la fronte Il sentit trembler sa main, tandis qu’il dégageait
non conosciuta ancor sciolse e scoprio. et découvrait son front encore inconnu.
La vide e la conobbe : e restò senza Il la vit et la reconnut : et il resta sans voix
e voce e moto. Ahi vista ! ahi conoscenza ! sans mouvement. Ah, quelle vue ! Quelle connaissance !
Non morì già, ché sue virtuti accolse Il ne mourut pas, il rassembla toutes ses forces
tutte in quel punto e in guardia al cor le mise, pour mettre son cœur en garde en ce moment,
e premendo il suo affanno a dar si volse et contenant son désespoir, il se mit à donner
vita con l'acqua a chi col ferro uccise. par l’eau la vie à celle qu’il avait tuée par le fer.
Mentre egli il suon de' sacri detti sciolse, Tandis qu’il prononçait les paroles consacrées
colei di gioia trasmutossi, e rise : elle sourit transfigurée de joie
e in atto di morir lieta e vivace et dans le moment de mourir heureuse d’une vie nouvelle
dir parea : « S'apre il ciel : io vado in pace » . elle semblait dire : « Le ciel s’ouvre, je pars en paix ».
La première représentation du Combattimento eut lieu à Venise, lors du carnaval de 1624, chez le Sénateur Girolamo Mocenigo, protecteur de Monteverdi, qui
inclura ensuite cette pièce dans son 8e et dernier livre de madrigaux (Madrigali guerrieri e amorosi) de 1638. Toute la noblesse vénitienne était présente et fut très
émue par cette pièce et enthousiaste. Le musicien est ici entre l’opéra, l’oratorio et la cantate, et c’est le meilleur exemple du style concitato (agité) que prôna
Monteverdi. Le chevalier Tancrède est un croisé chrétien qui est tombé amoureux de Clorinde dès le chant I de la Jérusalem délivrée, tout en ne l’ayant que
partiellement vue. Clorinde est la fille secrète du roi chrétien d’Éthiopie, mais élevée par un esclave noir dans la foi musulmane. Clorinde et Argant sont sortis de
Jérusalem assiégée par les croisés pour incendier la tour en bois édifiée par les chrétiens, mais maintenant les portes sont fermées et Clorinde cherche à
s’échapper, c’est alors que Tancrède la voit et, la prenant pour un homme, la provoque en duel.
La musique va suivre le rythme du texte, le heurt des épées, le silence de la nuit, la victoire de Tancrède, l’épuisement des guerriers, la mort, la reconnaissance de
Clorinde par Tancrède, etc. Monteverdi indique pour la première fois le trémolo des cordes pour indiquer l’émotion, et le pizzicato pour dire le choc des armes.
C’est une des meilleures illustrations de la révolution musicale de Monteverdi.
Formellement cette pièce chante la victoire des croisés, mais plus fortement encore le drame de celui qui tue celle qu’il aimait sans l’avoir reconnue. C’est
dramatique : il aurait voulu l’étreindre en amant, il le fait en guerrier, la pénétrer amoureusement, il la transperce de son épée, dans une expression d’une
sensualité très forte, à la manière du Tasse. L’auditeur trouve ici l’illustration de l’ambiguïté des textes baroques, qui vont donc bien au-delà des décrets du Concile
de Trente sur l’art et la littérature (voir les chapitres suivants).
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