Storia dei popoli d’Italia e canzone - 3° partie - suite3
Chansons sur les révoltes populaires
La plus connue est la chanson napolitaine qui raconte l’histoire de Masaniello ; celle-ci frappa si fort son époque qu’elle fut aussitôt racontée par de
nombreux témoins, dans toute l’Europe, et en particulier par Alessandro Giraffi, qui fut témoin oculaire et publia à Venise chez Baba dès 1647 un
texte intitulé La Révolution de Naples. Les dix jours de Masaniello (traduit et annoté par Jacqueline Malherbe-Galy et Jean-Luc Nardone, Toulouse,
Anacharsis, 2010).
Micco Spadaro (1609-1675), La rivolta di Masaniello, 1647
Giulio Genoino et Masaniello
C’était un temps où entre la noblesse au pouvoir et le « peuple », il y avait une
rupture radicale ; jusqu’à la Révolution Française, le peuple n’est qu’une lie de
sous-hommes bestiaux, le degré zéro de l’humanité puisqu’il ne possède rien
d’autre que sa « progéniture » (sa « prole »), face à une noblesse riche et
raffinée, qui a droit à tout posséder. Naples, la seconde ville d’Europe, est alors
en possession de l’Espagne, et gérée depuis 1646 par un Vice-roi incompétent,
le duc d’Arcos qui ne vise qu’à extraire de l’argent de la « colonie »
napolitaine, et qui vient d’imposer en 1647 une taxe sur tous les fruits
secs ou frais, « jusqu’aux lupins et aux mûres blanches et rouges ».
Un jeune pêcheur et marchand de poissons, né le 29 juin 1620 dans une ruelle d’Amalfi, disait-on, est
Tommaso Aniello, dit Masaniello, fils d’un pêcheur ou savetier ; il travaille avec son frère cadet Giovanni à
pêcher à la ligne et à vendre du poisson sans payer de taxe à des petites familles nobles ; sa femme,
Bernardina Pisa, épousée en 1641 quand elle avait 16 ans, et qui avait déjà fait 8 jours de prison pour un
petit trafic de farine, dont Masaniello ne put la libérer qu’en s’endettant pour payer une amende de 100 écus
; durant la révolution, elle fut toujours aux côtés de son mari très aimé et après sa mort, arrêtée et persécutée,
elle dut pour survivre se livrer à la prostitution, humiliée et exploitée par les soldats espagnols, et mourut de la
peste en 1656 ; elle resta dans la mémoire populaire comme « duchesse des sardines ». Ils habitaient une
petite maison sur la piazza del Mercato, de laquelle, pendant ses quelques jours de pouvoir, il dirigea la vie
administrative et culturelle de la ville avec autorité, aidé par le prêtre juriste Giulio Genoino (1567-1648), vieil
agitateur de la bourgeoisie antiféodale, qui revendiquait plus de pouvoirs et qui se servit de la révolte populaire organisée par Masaniello. C’est
Masaniello qui prit la tête de cette révolte du 7 juillet 1647 contre la pression fiscale espagnole et pour se venger de cette arrestation de sa femme, à
l’occasion de la Fête de la Madonna del Carmine. Le Vice-roi dut céder, mais il fit semblant de reconnaître Masaniello, le couvrit d’honneur ainsi que
sa femme, les reçut au Palais Royal, avant de faire boire à Masaniello un breuvage qui le rendit fou, et de le faire massacrer le 16 juillet par les
« lazzari » qui l’avaient suivi ainsi que plusieurs de ses parents, n’épargnant Bernardina que parce qu’elle était enceinte. Quant à Giulio Genoino, il
fut honoré et promu « Élu du peuple » par le Vice-roi, puis exile en septembre 1647. (Voir sur internet : La casa e la famiglia di Masaniello,
Freeditorial.com, books,downloadbookepub.pdf de Bartolomeo Cafasso, témoin direct des événements, et
https://journals.openedition.org/etudesromanes/6022, le texte de Jean-Luc Nardone sur Cahiers d’Études Romanes, 35/2017, La Révolution de
Naples : les dix jours de Masaniello (1647), avec le récit de Giraffi.
‘o cunto ‘e masaniello
l’histoire de Masaniello
(Anonimo, fine Seicento, fin XVIIe siècle
NCCP e Neapolis)
A lu tiempo de la malora
Au temps des malheurs
Masaniello è nu piscatore,
Masaniello est un pécheur,
piscatore nun le rincresce
un pécheur qui ne regrette pas de l’être
Masaniello se magna ‘nu pesce.
Masaniello mange un poisson.
Vene subbeto ‘o Vicerrè
Et tout de suite arrive le Vice-roi
chistu pesce spett’a mme
ce poisson me revient
tutt’a mme e niente a tte
tout à moi et rien pour toi
po’ si a tassa vuo’ pava’,
mais si tu veux payer une taxe
chistu pesce t »o può ‘mpigna’...
ce poisson je peux te le donner en gage…
A lu tiempo de la malora
au temps des malheurs
Masaniello è nu piscatore.//
Masaniello est un pécheur. //
A lu tiempo de trivule ‘mpizze
Au temps des troubles
Masaniello se veste ‘a scugnizzo,
Masaniello s’habille comme un mauvais garçon
nu scugnizzo stracciato e fetente,
un garçon en haillons et puant
Masaniello se magna ‘e semmente.
Masaniello mange des semences,
Vene subbeto ‘o Vicerrè
Et tout de suite arrive le Vice-roi
’sta semmenta spett’a mme
ces semences me reviennent
tutt’a mme e niente a tte
tout à moi et rien pour toi
cu ‘a semmenta tu te ‘ngrasse,
avec ces semences tu grossis
e t »a metto n’ata tassa...
et je te mets une autre taxe
A lu tiempo de trivule ‘mpizze
Au temps des troubles
Masaniello se veste ‘a scugnizzo... //
Masaniello s’habille comme un mauvais garçon. //
A lu tiempo de li turmiente
Au temps des tourments
Masaniello se veste ‘a fuiente.
Masaniello s’habille comme un pénitent
Senza rezza e senza cchiù varca,
sans filet de pêche et sans barque
fa’ ‘nu vuto a’ Maronna ‘e ll’Arco..
il fait un vœu à la Madonna dell’Arco
Vene ‘o prevete e ‘o Vicerrè
Arrivent le prêtre et le Vice-roi
’sta Maronna spett’a mme
cette Madone me revient
tutt’a mme e niente a tte,
tout à moi et rien pour toi
chesta è a tassa p »o Pataterno,
paye la taxe pour le Père Éternel
o vai subbet’all’inferno..
ou tu iras tout droit en enfer.
A lu tiempo de li turmiente
Au temps des tourments
Masaniello se veste a fuiente. //
Masaniello s’habille comme un pénitent. //
A lu tiempo d »a disperazione
Au temps du désespoir
Masaniello se veste ‘a lione
Masaniello s’habille comme un lion
nu lione cu ll’ogne e cu ‘e riente,
un lion qui montre les griffes et les dents
tene ‘a famma e tutt »e pezziente.
Il traîne la faim de tous les gueux.
Vicerrè mò fete ‘o ccisto
Vice-roi, j’en ai assez
songo ‘o peggio cammurrista,
je suis le pire des camorristes
io me songo fatto ‘nzisto,
je suis devenu affreux
e cu ‘a ‘nziria e Masaniello
et avec la révolte de Masaniello
faie marenna a sarachiello...
tu auras fini d’être arrogant.
A lu tiempo d »a disperazione
Au temps du désespoir
Masaniello se veste ‘a lione. //
Masaniello s’habille en lion. //
A lu tiempo de primmavera
Au temps du printemps
Masaniello se veste ‘a bannera.
Masaniello s’habille comme un drapeau
’Na bannera ca ‘o popolo bascio
un drapeau que le bas-peuple
sona arreto tammorra e grancascia.
Suit avec tambours et grosses caisses.
Attenzione... battaglione
Attention … un bataillon
s’è sparato nu cannone,
on a tiré un coup de canon
è asciuto pazzo lu patrone,
il est devenu fou le maître
ogge ‘nce ha avasciato ‘o ppane
aujourd’hui il nous baisse le prix du pain
ma nun saie fino a dimmane...
mais qu’en sera-t-il demain ?
A lu tiempo de primmavera
Au temps du printemps
Masaniello se veste ‘a bannera.
Masaniello s’habille comme un drapeau
A lu tiempo de trarimiento
Au temps des trahisons
Masaniello ‘o vestono ‘argiento,
Masaniello est vêtu d’argent
tutt’argiento ‘e signure cumpite
Tout en argent ces messieurs bien polis
mò ce ‘o coseno ‘stu vestito.
Lui ont cousu ce vêtement.
Dice subbeto ‘o Vicerrè
Et tout de suite le Vice-roi lui dit :
simmo eguale io e te
toi et moi nous sommes égaux
pazziammo cucù e settè,
jouons à cache-cache,
si rispunne a chist’invito,
si tu acceptes cette invitation
t’aggia cosere n’atu vestito...
je te coudrai un autre vêtement.
A lu tiempo de trarimiento
Au temps des trahison
Masaniello ‘o vestono ‘argiento.
Masaniello est vêtu d’argent. //
A lu tiempo de li ‘ntrallazze
Au temps des complots
Masaniello è bestuto da pazzo.
Masaniello est vêtu comme un fou.
Quanno tremma e ‘o vestito se straccia,
Quand il tremble et que son habit se déchire
pure ‘o popolo ‘o sputa ‘nfaccia
même le peuple lui crache au visage
’Stu vestito fà appaura
cet habit fait peur
Masaniello se spoglia annuro,
Masaniello se met tout nu
’a Maronna nun se ne cura
la Madone ne le protège pas
po’ si ‘a capa ‘nterra ce lassa
et si sa tête roule à terre
accussì pava ll’urdema tassa.
Ce sera la dernière taxe à payer.
A lu tiempo de li ‘ntrallaze
Au temps des complots
Masaniello è bestuto da pazzo.//
Masaniello est vêtu comme un fou. //
A lu tiempo de ‘sti gabelle
Au temps de ces gabelles
Masaniello è Pulicenella.
Masaniello est Polichinelle.
Si è rimasto cu ‘a capa a rinto
S’il a laissé sa tête par terre
ll’ate ridono areto ‘e quinte.
Les autres rigolent en coulisse.
Pò s’aumenta ‘o ppane e ll’uoglio
Puis on augmente le pain et l’huile
saglie ‘ncoppa n’atu ‘mbruoglio
il y a de plus en plus de magouilles
tira ‘o popolo ca ce cuoglie,
à tirer sur le peuple on ne prend pas de risques
nun ce appizza mai la pelle
ils n’y laissent jamais leur peau
chi cummanna ‘sti guarattelle.
Ceux qui gouvernent ces marionnettes.
A lu tiempo de ‘sti gabelle
Au temps de ces gabelles
Masaniello è Pulicenella. //
Masaniello est Polichinelle. //
A lu tiempo de chisti scunfuorte
Au temps du découragement
Masaniello è bestuto da muorto.
Masaniello est vêtu comme un mort
Dint »a nicchia ‘na capa cu ll’ossa
dans une niche un crâne et des os
nce ha lassato ‘na coppola rossa.
Il nous a laissé son béret rouge
Chesta coppola dà ‘na voce,
Ce béret donne de la voix
quanno ‘a famme nun è doce,
quand la faim n’est pas douce
quann »o popolo resta ‘ncroce,
quand le peuple est sur la croix,
quanno pave ‘stu tributo
quand il paye son tribut
pure ‘a tassa ‘ncopp o tavuto.
Une taxe même sur son cercueil,
A lu tiempo de chisti scunfuorte
Au temps du découragement
Masaniello è bestuto da muorto.
Masaniello est vêtu comme un mort
Masaniello s »o credono muorto...
Masaniello, on le croit mort…
Masaniello a inspiré d’autres chansons jusqu’à Pino Daniele (Je so pazzo, 1979) ; l’une d’entre elles est moins connue, de Ferdinando Russo
(1866-1927 - Voir sur ce site le chapitre 34 du livre « Poésie en musique » qui évoque Ferdinando Russo), ‘A mugliera ‘e Masaniello, qui raconte la
triste vie de Bernardina Pisa après l’assassinat de son mari : elle fut « Reine » pendant quelques jours, reçue au Palais Royal et couverte de bijoux
précieux, mais maintenant elle est réduite à se prostituer dans son Borgo Sant’Antonio Abate, et elle est humiliée, possédée, non payée et maltraitée
par les soldats espagnols ; le « pain noir » (complet) était réservé aux pauvres, symbole de pauvreté, tandis que les riches mangeaient du pain
blanc.
‘A mugliera ‘e Masaniello
La femme de Masaniello
(Ferdinando Russo, Rosario sentimentale, 1902 Musique : Sancto Ianne, 2002)
So’ turnate li Spagnuole,
Ils sont revenus, les Espagnols
è fernuta ‘a zezzenella ;
la belle vie est finie ;
comme chiagneno ‘e ffigliole
comme elles pleurent les filles
fora ‘a via d’ ‘a Marenella !
dehors rue Marinella !
A Riggina ‘e ll’otto juorne
La Reine de huit jours
arredotta a ffa’ ‘a vaiassa ;
réduite à faire la putain ;
so turnate li taluorne,
il est revenu le train-train habituel,
‘ncopp’ ‘e frutte torna ‘a tassa !
sur les fruits la taxe est revenue !
Chella vesta, tuttaquanta
Ce vêtement tout entier
d’oro e argiento arricamata,
brodé d’or et d’argent
ll’ha cagnata sta Rignanta
elle l’a échangé, cette Régnante
cu na vesta spetacciata.
contre un vêtement déchiqueté.
‘A curona ‘e filigrana
Cette couronne bordée d’or
mo ched’è ? Curona ‘e spine !
qu’est-ce que c’est maintenant ? une couronne d’épines !
‘E zecchine d’ ‘a cullana
Les sequins que valait le collier
mo nun songo cchiù zecchine !
maintenant ne sont plus des sequins !
Li Spagnuole so’ turnate
Les Espagnols sont revenus
chiù guappune e preputiente
plus arrogants et autoritaires
e mo’ a chiammano, ‘e suldate,
et maintenant, les soldats, ils l’appellent
a Riggina d’ ‘e pezziente !
la Reine des mendiants !
E lle danno ‘a vuttatella,
Et ils lui donnent des petits coups
e lle diceno’ a parola,
et ils lui disent deux mots,
e lle tirano ‘a vunnella...
et ils lui tirent sa petite jupe…
Essa chiagne, sola sola.
Elle, elle pleure, toute seule.
Pane niro e chianto amaro,
Pain noir et pleurs amères
chianto amaro e pane niro
pleurs amères et pain noir
vanno a ccocchia e fanno ‘o paro
vont en couple et font la paire
comm’ ‘e muonece a Retiro.
comme les moines à l’hospice.
Da Palazzo essa è passata
Du Palais elle est passée
dint’ ‘o Bbuorgo e venne ammore ;
dans le Borgo où elle vend de l’amour
tene ‘a mala annummenata,
c’est une femme de mauvaise réputation
ma nu schianto mmiez’ ‘o core !
mais elle porte une plaie dans le cœur !
Dint’ ‘o vascio d’ ‘a scasata
Dans ses bas quartiers, la malheureuse
mo nce passa o riggimento ;
passent maintenant les soldats
‘a furtuna ll’ha lassata
la chance l’a quittée
e le scioscia malu viento.
et un vilain vent souffle pour elle.
Se facette accussì lota,
Elle est si sale et affamée
morta ‘e famma e de fraggiello,
morte de faim et d’efforts
chella llà ch’era na vota
elle qui autrefois avait été
‘a mugliera ‘e Masaniello !
la femme de Masaniello !
La révolution napolitaine de 1799
La dernière révolution d’Italie au XVIIIe siècle fut un événement marquant de l’histoire d’Italie, et déterminant pour toute l’histoire de Naples des siècles
suivants, mais ce fut une révolution menée par la bourgeoisie, une partie de la noblesse et du clergé inspirés par la
pensée française des Lumières et par la Révolution jacobine française de 1789, contre la monarchie et l’Église
institutionnelle réactionnaires, mais aussi du même coup contre le peuple napolitain que celles-ci opprimaient, les
« làzzari » (ou « lazzaroni »), restés fidèles à la monarchie et à l’Église romaine. L’appellation de « lazzaro » fut le nom
donné par les Espagnols aux Napolitains qui avaient suivi Masaniello dans la révolte de 1647, à partir d’un mot
espagnol qui désignait les « pauvres », en référence aux haillons dont était revêtu le Lazare biblique de l’Évangile de
Luc, 16, 19. Mais auparavant le mot avait désigné les lépreux qui avaient pour patron saint Lazare, d’où le nom de «
lazaret » pour les hôpitaux de lépreux (notez l’île du Lazzaretto Vecchio dans la lagune de Venise).
Le lit du lazzarone
Le « làzzaro » était à Naples un pauvre d’une nature particulière, sans
revenus, sans aucun bien, sans métier particulier (ils pouvaient faire ce qui se
présentait, si nécessaire), c’était le bas peuple de Naples, un sous-prolétariat
urbain misérable, mais qui gardait un caractère joyeux, sachant profiter des
fêtes comme des déchets des riches ; jouissant chaque jour du climat, du
spectacle de la vie napolitaine, mais en même temps parfois très organisé,
obéissant à une hiérarchie (ils avaient des chefs), et très attachés à la
monarchie et à l’Église, capables de se mobiliser pour une cause, que ce soit
en 1647 celle de Masaniello, qu’ils soutiennent puis abandonnent, ou en 1799, celle de la lutte contre les
Français et contre la République, rejoignant l’armée des « sanfedisti » du cardinal Ruffo. De ce bas
peuple, les lazzari étaient en quelque sorte l’élite, forte, selon les estimations de 6.000 à 40.000 hommes,
et qui pouvaient maintenir l’ordre de la plèbe lorsque le roi s’absentait de Naples. Les historiens officiels les
ignorent souvent, mais si on n’en tient pas compte, on ne comprend rien à l’histoire de Naples.
Plus tard on les appellera les « scugnizzi », mot qui vient du verbe « scugnare » = ébrécher, égratigner, c’était l’habitude des garçons qui jouaient à
la toupie (lo « strummolo » = la trottola. Voir ci-contre) d’égratigner avec la pointe de leur toupie la toupie des
autres. Mal habillés, vivant dans la rue, avec des parents qui ne s’occupent pas d’eux, n’allant pas à l’école.
Intelligents, rusés, formés par la vie dans la rue, il savent toujours trouver de quoi vivre, mais ils sont
capables de se dresser contre un oppresseur de la ville, comme ils le firent en 1943 pour libérer Naples de
l’occupation nazie du colonel SS Walter Scholl. Sur les « lazzari », voir le petit volume de Luisa Basilio et
Delia Morea, Lazzari e scugnizzi - La lunga storia dei figli del popolo napoletano, Tascabili economici
Newton, 1996, 62 pages, Benedetto Croce, Aneddoti e profili settecenteschi, Remo Sandron Editore, 1914,
et Aneddoti di varia letteratura, Laterza, 1954, et Alexandre Dumas, Le corricolo, 1843, réédité par Hachette
BNF, 2020 et d’autres éditeurs.
Plaque commémorative de Procida des exécutés de 1799
La révolution jacobine napolitaine n’éclata que plusieurs années après la Révolution française : Louis XVI
est guillotiné le 21 janvier 1793 et Marie Antoinette le 16 octobre 1793, c’était la sœur de Marie Caroline Habsbourg-
Lorraine, épouse du Roi de Naples depuis 1759, Ferdinand IV (1751-1825) ; on imagine la haine de la reine pour les
Français révolutionnaires, et elle poussa ainsi le roi à adhérer à la Première Coalition antifrançaise et anti jacobine (1792-1797) qui réunissait presque
toutes les monarchies européennes, et il commença à réprimer toute forme d’adhésion à l’idéologie républicaine qui se développait : dès 1793 se
constitua cependant une Société Patriotique Napolitaine, créée par le pharmacien Carlo Lauberg (1762-1834) qui devint plus tard Président de la
République Napolitaine jusqu’en février 1799 et se réfugia en France où il étudia les propriétés du quinquina. Durant les guerres de 1796-7, se
créèrent les « républiques sœurs » de la République Française, la République Démocratique de Ligurie (1797), la République
Cisalpine en Lombardie, Émilie Romagne, une partie de la Vénétie et de la Toscane (1797) et la République Romaine dans une
partie des États Pontificaux (1798). Le 23 octobre 1798, le Royaume de Naples reprit la guerre contre les Français avec l’appui de
la flotte anglaise de l’amiral Horatio Nelson (1758-1805), occupa Rome mais fut aussitôt défait par les armées du général Jean
Étienne Championnet (1762-1800). Le Roi de Naples dut s’enfuir en Sicile en emportant son trésor, malgré la résistance
opposée aux Français par les « làzzari » de Naples et de la province, tandis que les républicains jacobins s’emparaient du
Château Saint-Elme permettant l’entrée des Français dans la ville. Environ 3.000 làzzari furent tués dans ce qui fut une guerre
civile.
La République Napolitaine fut instituée le 23 janvier 1799, avec un gouvernement de 20 puis 25 membres qui préféraient
s’appeler « patriotes » plutôt que « jacobins » : c’était clairement une révolution de la bourgeoisie
intellectuelle napolitaine non seulement contre les monarchistes mais aussi, involontairement et ce fut le
drame, contre le peuple des làzzari, comme le montre bien la liste des 124 condamnés à mort et exécutés
par le Roi après la fin de la République (Voir sur Internet : Repubblicani napoletani giustiziati nel 1799-
1800) : on compte environ 23 avocats, juristes, magistrats + 2 notaires, 18 ecclésiastiques (dont 1 évêque),
18 officiers supérieurs (souvent marins, généraux, 1 commissaire, 1 maître d’escrime, 1 amiral, Francesco
Caracciolo), 12 aristocrates (princes, barons, comtes), 8 enseignants (en général universitaires et 1
vulcanologue), 7 négociants et commerçants, 5 employés, 2 banquiers, 2 hommes de lettres, 1 paysan, et 3
femmes (Francesca De Carolis Cafarelli (1755-1799), Eleonora Fonseca Pimentel, Luisa Sanfelice.
Lire le grand roman d’Alexandre Dumas, La Sanfelice, 1863-65, réédité par Quarto Gallimard, 1996, 1736 pages).
Une femme comme Eleonora Pimentel (1752-1799), fut familière de la cour royale, dont elle approuvait les tentatives de
réforme, elle écrivit et dédia plusieurs sonnets à la reine Marie Caroline dont elle fut aussi bibliothécaire, puis devint adepte des
Jacobins à partir de 1794. Elle créa le journal « Monitore napolitano », publié le mardi et le samedi de chaque semaine (35
numéros du 02 février au 28 juin 1799, de 4 pages grand format). Elle s’y battit constamment pour les intérêts et l’insertion du
petit peuple dans la structure de la République. Plusieurs autres journaux et de nombreux opuscules et catéchismes furent créés
dans la même période. Eleonora était très admirée en Europe, Voltaire l’appelait « Beau rossignol de la belle Italie »,
Métastase « la très aimable muse du Tage » (le fleuve hispano-portugais, Eleonora était d’origine portugaise) et son surnom à Naples était «
Sybille Parthénopéenne ». Alexandre Dumas en fait un portrait dans Emma Lyonna (1876) qui fait suite à la Sanfelice, portrait de Lady Hamilton.
Elle fut représentative d’une large participation des femmes à l’animation de la vie républicaine, elles animaient des salons et
participaient à la propagande et aux luttes.
On ne signale que deux chefs de lazzari ralliés à la République, Michele Marino (1770-1799), dit « il Pazzo » (le fou), pour
répondre à la générosité de Championnet à son égard, qui joua un rôle important d’intermédiaire entre le gouvernement et
les lazzari par ses discours en dialecte, et Antonio Avella (1739-1799) dit « Pagliuchella » (fétu de paille), nommé juge de
paix par la République bien qu’il soit analphabète. Il y en eut probablement d’autres, anonymes.
Gioacchino Toma, Luisa Sanfelice en prison, 1874 - Museo di Capodimonte.
Entrés à Naples, les Français détruisirent de nombreuses œuvres d’art pour en récupérer l’or des cadres, et en volèrent
surtout un grand nombre, tableaux, sculptures, livres, bijoux, jamais restitués (deux tableaux sont
encore au Musée de Lyon). À cause de sa brève durée, la République réalisa peu de réformes, en-
dehors de l’abolition de la féodalité non appliquée par manque de temps, mais pratiqua une
répression sévère
des oppositions, en même temps qu’elle préparait des lois destinées à améliorer la situation du
peuple.
Comportement des Français et répression politique rendirent le gouvernement peu populaire.
L’armée de Championnet doit évacuer Naples le 7 mai, et les jacobins napolitains doivent se
défendre seuls
contre l’armée organisée par le cardinal chef de guerre Fabrizio Ruffo, l’Armée de la Sainte Foi
(i sanfedisti),
appuyée par de nombreux lazzari et par des brigands comme Fra Diavolo (Michele Pezza, 1771-
1806), Pronio,
Giuseppe Costantini (appelé « Sciabolone »), Panedigrano… ; elle reprend Naples le 13 juin
et obtient la
reddition des derniers jacobins réfugiés dans trois forteresses napolitaines, dont le Château Saint Elme (image ci-contre), faisant environ 8.000
prisonniers, dont 124 seront exécutés par la volonté de Nelson, contrairement aux engagements passés avec le cardinal Ruffo. On imagine mal la
cruauté de la plèbe, femmes comprises, vis-à-vis de tout ce qui ressemblait à un bourgeois jacobin, elle tortura, fit des feux dans la rue pour brûler les
cadavres et parfois en vendre et en manger la viande, elle joua au ballon avec les têtes coupées, et acheva souvent la destruction de tous les biens
des Jacobins riches, avocats ; médecins, etc. La suite de l’histoire napolitaine est aussi la conséquence de cette barbarie de l’aristocratie
monarchiste, de l’Église et de la plèbe. Voir le récit de Giuseppe De Lorenzo (1778-1822), Nel furore della reazione del 1799, sur
https://www.nuovomonitorenapoletano.it/pdf/delorenzo . Membre de la Garde de la République, il raconte son arrestation, l’horreur des massacres
commis par les lazzari du Cardinal Ruffo, et sa libération finale, il fut condamné à l’exil.
Cet échec de la révolution napolitaine de 1799, la rupture avec le peuple analphabète des lazzari qu’elle voulait pourtant défendre, la défaite face aux
forces des deux « monstres » de l’époque, le Trône et l’Autel, fut un drame historique aussi décisif pour l’histoire de l’Italie que la Révolution
Française pour l’histoire de France.
Canto (marcia) dei Sanfedisti
Chant (marche) des soldats de la Sainte Foi
Le refrain incite à la lutte, en reprenant dans un sens contre-révolutionnaire le chant de la Carmagnole. La
Carmagnole est le plus célèbre de tous les chants révolutionnaires, petite sœur de la Marseillaise. Le nom
vient d’une commune piémontaise, Carmagnola, la plus grande productrice de chanvre des
Marquis de Saluzzo (anciens maîtres du marquisat de Saluzzo, acquis par les Savoie en 1601).
Ce chanvre servait à fabriquer une toile utilisée pour fabriquer, outre les cordes, les voiles, les
rideaux, les pantalons de travail (voir :www.piemontemese.it/2015/04/01/la-prima-
carmagnole-di-marco-doddis/) qui étaient exportés par le port de Gênes (rappelons que le
terme « blue-jeans » vient de la locution française « bleu de Gênes » : c’est Carmagnola qui
avait inventé les blue-jeans 300 ans avant les Américains !).
Jean-Baptiste Lesueur (1749-1826), Un sans-culotte, 1790 L’arbre de la Liberté, 1790
Veste des chanvriers de Carmagnola
Mais après l’arrivée des Savoie, de nombreux ouvriers chanvriers émigrèrent à Marseille, qui avait besoin de cette main-d’œuvre,
apportant leurs coutumes, leurs costumes, leurs chansons de travail et de lutte, et les Marseillais adoptèrent sous le nom de «
carmagnole » leur tunique, leurs chansons et leur danse. Quand les Marseillais, ardents révolutionnaires, montent à Paris après
1789, ils apportent tout cela, dont le vêtement appelé « carmagnole », cette veste courte, avec ce chant de guerre qui devient la
Marseillaise, et un autre chant et danse qui devient « la Carmagnole (« Dansons la Carmagnole / Vive le son du canon ») qui
eut et conserva un énorme succès. Le texte français, dont on ne connaît pas exactement l’auteur, date d’août 1792, se répand
rapidement dans les rangs des Sans-culottes (qui avaient adopté leur veste sur le pantalon qui remplaçait la « culotte » des
nobles, et leur bonnet phrygien, – ce chapeau que les anciens Romains faisaient porter à leurs esclaves libérés), il devient leur
hymne et il sera repris par toutes les révolutions suivantes en France et en Europe, de 1830 à 1917. C’est un symbole de la
révolution, un chant contre les puissants, ce qui amena Napoléon à l’interdire, en même temps que la Marseillaise. Le texte du
Chant des Sanfedisti connaît plusieurs versions, mais celle-ci semble la plus exacte.
La première strophe est un appel au peuple, et chaque partie de ce peuple joue d’un instrument : la grosse caisse pour le « popolino », la partie
inférieure paysanne, les làzzari, le tambourin pour tous ceux qui n’ont rien, les cloches pour les artisans, le peuple moyen, et le violon pour clamer la
mort des jacobins.
La seconde strophe raconte le début de la République, l’arrivée des Français de Championnet, la résistance des lazzari réfugiés dans le fort Saint
Elme, la nomination du cornard Antonio Toscano (1774-1799) nommé évêque, la trahison des bourgeois et des nobles
qui ont voulu emprisonner le roi. Toscano, fils d’un avocat aisé et républicain de Corigliano mais qui s’était transféré à
Naples, était devenu franc-maçon en même temps qu’il se préparait à devenir prêtre, et avait fait trois ans de prison entre
1796 et 1798. Il revient à Naples pour soutenir la République qui le nomma à la tête de 150 légionnaires calabrais
(d’autres documents disent 15, mais il n’a jamais été nommé évêque par la République !) dans le fort de Vigliena, aux
portes de Naples. Le13 juin le cardinal Ruffo assiège le fort avec ses sanfedisti et un contingent russe ; quand il voit
qu’il ne peut plus résister, Toscano fait sauter la poudrière du fort tuant tous ses compagnons (sauf deux qui ont raconté
cette fin) et de nombreux assaillants. Il est honoré aujourd’hui à Corigliano.
Eleonora Pimentel, portrait imaginaire
La troisième strophe évoque la fin de la République, le 13 juin 1799, jour de saint Antoine de Padoue, mort et célébré le
13 juin (pendant plusieurs années, il avait remplacé San Gennaro, soupçonné d’avoir été favorable aux Jacobins car son
sang s’était liquéfié en présence des Français), la prise du fort de Vigliena par les troupes du cardinal Ruffo, puis elle
rappelle les vexations subies par le peuple, mais aussi les vols et mauvais gouvernement appelés « liberté » et « égalité
». La plèbe sanfedista n’avait pas compris la volonté jacobine de lui donner sa liberté, et s’était laissé prendre par la
rhétorique mensongère de Ruffo.
La quatrième strophe continue à dire les dommages causés par les Français, on ne peut plus aller au théâtre et madame
Éléonore (Eleonora Pimentel Fonseca) doit danser dans la rue, sur la place du Marché où elle a été pendue ; elle avait en effet
l’habitude de déclamer des poésies dans la rue, ce qui était inconvenant pour une femme de l’époque, et on la soupçonnait d’avoir
des mœurs libres. Mastro Donato était le bourreau qui décapitait sur la place du Marché.
La cinquième strophe raconte que madame Luisa (Luisa Fortunata de Molina Sanfelice) aurait fait semblant d’être enceinte
pour ne pas être exécutée, et que les médecins n’auraient pas pu la faire accoucher puisqu’elle n’était pas enceinte, elle ne fut en
effet décapitée que le 11 septembre 1800. Le pont de la Madeleine fut un des lieux de bataille entre Républicains et Sanfedisti.
Le cardinal Ruffo
La strophe suivante invite les Jacobins à s’enfuir, ainsi ils ne pourront plus voler, et dans l’eau ils ne sentiront pas trop les grilles
brûlantes de l’enfer. Puis viennent les fêtes de joie, on arrache les arbres de la Liberté plantés par les Républicains, symboles de la
révolution, au pied desquels on célébrait des mariages républicains pour diminuer l’influence des mariages chrétiens : le marié
récitait « Questo è l’albero con le foglie, ecco mia moglie » (Celui-ci est l’arbre avec ses feuilles, voici ma femme ») et celle-ci
répondait « Questo è l’albero fiorito, ecco moi marito » (Celui-ci est l’arbre fleuri, voici mon mari).
La dernière strophe est ironique, reprenant les noms donnés aux mois par le Calendrier révolutionnaire : Janvier = Pluviôse, février = Ventôse, mars =
Germinal, jusqu’à juin = Messidor. Elle se termine par l’éloge du peuple des macaronis, les vrais napolitains qui respectent la religion et ont renvoyé
les Jacobins avec de l’ail dans le derrière. Voir le commentaire du site www.ilportaledelsud.org/carmagnola.htm.
Ce chant, par ailleurs plein d’inexactitudes, exprime bien la réalité de la révolution jacobine napolitaine : les républicains de Naples qui voulaient
sincèrement aider et réformer le peuple, mais qui n’avaient pas assez perçu que le peuple de Naples n’était pas celui de Paris, et qu’il fut aussi révolté
par le comportement des soldats français. Ce drame eut pour conséquence la liquidation d’une grande partie des meilleurs intellectuels napolitains,
laissant par la suite le régime bourbonien et la petite bourgeoisie intellectuellement médiocre face à un peuple de lazzari qui lui faisait peur et qui la
combattit souvent. Voir la thèse fondamentale de Raffaello La Capria, dans L’armonia perduta, Mondadori, 1986, 214 pages, en particulier le chapitre
VIII, La paura della plebe. Il écrit, reprenant le texte de Vincenzo Cuoco, « Sur le modèle de la révolution française la bourgeoisie napolitaine, la
meilleure que nous eûmes jamais, tenta sa révolution ; mais le peuple, la plèbe, ne la comprit pas. C’étaient deux races et elles ne parlaient pas la
même langue, elles ne pouvaient pas se comprendre. Les hordes de la Sainte Foi avancèrent comme les mongols, Ruffo comme le fléau de Dieu, et
ils dévastèrent, massacrèrent, détruisirent. Une curieuse histoire de la patrie, sombre et irrationnelle, barbare, où la plèbe opprimée rendit le pouvoir à
ses oppresseurs et mit littéralement en morceaux cette poignée de gentilshommes qui lui parlait de liberté » (p. 46). Le duc de Cassano, Gennaro
Serra, face à une foule délirante devant le spectacle de son exécution déclara : « Ho sempre desiderato il loro bene e loro gioiscono della mia
morte » (« J’ai toujours désiré leur bien et ils jouissent de ma mort »).
.http://www.sacampania.beniculturali.it/eventi/Gicobini%20e%20sanfedisti/gicobini%20e%20sanfedisti.htm.
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