9. La chanson italienne : quelques livres
Quelques livres sur la chanson
1) Serena Facci, Paolo Soddu, con Matteo Piloni, Il Festival di Sanremo, Parole e suoni raccontano la nazione, Carocci Editore, Roma, 2011,
424 pages.
Disons-le d’abord : ce livre est paru en 2011, et nous regrettons profondément de ne l’avoir découvert qu’en 2018, il n’aurait pas
modifié le sens de ce que j’ai pu écrire sur le sujet mais il l’aurait enrichi, car c’est un des meilleurs livres publiés jusqu’alors sur le
Festival de Sanremo. Les analyses s’arrêtent évidemment en 2010, mais elles disent l’essentiel de ce qu’il faut connaître encore
aujourd’hui sur le Festival de Sanremo. Comment se fait-il que cette manifestation, tant critiquée et dont on annonce régulièrement la
fin, dure toujours depuis 1951 ?
L’introduction répond aussitôt à cette question, en se référant au concept d’Antonio Gramsci de culture « nationale-populaire ». C’est
aussi à Gramsci que le critique communiste Gianni Borgna s’était référé dans la première édition de son livre La grande evasione.
Storia del Festival di Sanremo de 1980, dans une longue « premessa metodologica » (pages 13-29 de l’édition Savelli, qu’il ne
reprendra malheureusement plus dans la réédition de 1986 chez Laterza : la référence à Gramsci commençait à ne plus être à la
mode dans ce qui va bientôt cesser d’être le « parti communiste » pour devenir le PDS puis le PD qui efface même de son nom toute
référence à la vieille « sinistra » (la gauche).
Plus qu’un simple « miroir » passif de la société italienne, le Festival donne une idée de la façon dont vit et se développe la nouvelle
République démocratique italienne issue de la lutte contre le nationalisme fasciste, à condition d’en étudier les destinataires, le peuple
italien, dans l’évolution de sa réalité historique quotidienne, comment il tombe amoureux, comment il organise ses relations humaines,
comment il s’amuse, en quoi il espère, comment il désespère, comment il a peur de la mort, etc. Et dans ce sens, à travers la
musique et les textes, le Festival tente d’être le support de la chanson « nationale-populaire », et il est un mélange de succès et
d’échecs, qu’analysent une ethnomusicologue (Serena Facci enseigne l’ethnomusicologie à l’Université de Rome de Tor Vergata), et
un historien (Paolo Soddu enseigne l’histoire contemporaine à la Faculté de Musicologie de Crémone), en allant au-delà de simples
jugements esthétiques pour analyser le rôle historique de ces chansons. Pour notre part, nous avons utilisé un concept de Louis
Althusser, celui d’Appareil Idéologique d’État dans le domaine de la chanson, derrière lequel on retrouve entre autres les concepts
de Gramsci sur la chanson (Voir sur ce site, dans la rubrique « Chanson » notre dossier sur « Les festivals de Sanremo »).
Ce livre n’est donc pas une simple « description » du Festival de Sanremo mais une authentique analyse des chansons, dans leur
nature à la fois musicale et textuelle, la plus précise que je connaisse à ce jour, y-compris de textes non primés, par exemple, dès le
premier chapitre Il mercato di Pizzighettone (Almercato). C’est donc aussi une belle histoire de l’Italie après la seconde guerre
mondiale qui est écrite ici, dans ses tentatives d’instituer un nouvel ordre démocratique et dans ses chutes dans une sous-culture de
masse ; il faut aussi analyser parallèlement tout ce qui a été écarté de Sanremo ou que Sanremo a échoué à intégrer, comme les plus
grands cantautori, pour comprendre la diversité et les conflits internes de la nouvelle Italie, encore encombrée des restes de
l’idéologie nationaliste fasciste, et cela apparaît clairement dans la situation actuelle, postérieure à l’écriture de ce livre.
On ne manquera pas non plus de remarquer le texte final de Matteo Piloni, Sanremo giovani, la nouvelle catégorie créée par le
festival en 1984 et qui analyse avec beaucoup de précision les jeunes chanteurs insérés dans le festival, en même temps que ceux qui sont finalement écartés.
En tout cas, si vous n’avez qu’un ouvrage à lire sur le Festival de Sanremo, lisez celui-ci, il vous racontera non seulement l’histoire d’un festival de chansons, mais l’histoire d’un
peuple, dont les échecs et les médiocrités ont conduit (on ne le savait pas encore) à un pouvoir de l’extrême droite et d’un mouvement ambigu comme le M5S. Voué à l’échec ou à
une nouvelle forme de fascisme « populiste » ?
Le livre comprend un Index des noms, un index des chansons citées et une excellente bibliographie.
2) Edoardo Tabasso, Marco Bracci, Da Modugno a X Factor, Musica e società italiana dal dopoguerra a oggi, Carocci Editore, Roma, 2010, 170
pages.
Un autre ouvrage de Carocci, paru un peu avant le précédent, est intéressant dans le rapport qu’il établit entre la musique et la société, et
dans la petite histoire qu’il écrit dans cette perspective. Les deux auteurs, sociologues à l’Université de Florence, analysent le rapport,
souvent conflictuel, entre la tradition mélodique italienne et le rock ou le pop venus de l’étranger.
Le premier chapitre analyse l’arrivée en Italie de Rock around the Clock et du nouveau rock américain, en même temps que la constitution
d’un nouveau public de « jeunes ». Puis il analyse plus en détail le triomphe de cette source anglo-américaine dans une Italie qui change, et
dont la chanson essaie de suivre l’évolution, en primant Bobby Solo et Gigliola Cinquetti (Non ho l’età), mais aussi en renouvelant une
forme de chanson traditionnelle, la chanson politique, de Giovanna Marini, Paolo Pietrangeli, Ivan Della Mea, etc. Puis, on voit comment
la popular music a changé dans les années 1970, avec le rock progressif, la Premiata Forneria Marconi, et les cantautori, Francesco
Guccini, Fabrizio De André, Ivan Graziani, Rino Gaetano, Francesco De Gregori, Lucio Dalla, etc. Parallèlement, c’est le succès de la
disco dans des salles de bal dont le nombre augmente constamment. Le « tremblement de terre » des années 1970 est amorcé par le duo
Battisti / Mogol et par une chanteuse comme Mina, tandis que le Festival de Sanremo résiste et que la musique punk gagne des points, en
même temps qu’apparaît la mode des vidéosclips.
On arrive au chapitre 6 au « turbolento turning point musicale degli anni ottanta », un nouveau terme anglais que les auteurs ont bien
assimilé. C’est le début de MTV Europe qui démarre à Londres en 1987, et soulignons à ce propos que ce livre a bien mis en relief les
rapports de la chanson italienne avec la chanson anglaise et américaine, Michael Jackson, Madonna, après Bob Dylan, etc. C’est enfin
l’arrivée du hip hop et la nouvelle « dématérialisation » de la musique avec le passage des chansons sur Internet. Le livre se termine par ce
chapitre de conclusion : « La musica italiana all’insegna della rinnovata tradizione melodica », avec Vasco Rossi, Luciano Ligabue, les
grands festivals, et la reprise du Festival de Sanremo, de Renato Zero et Riccardo Cocciante à Eros Ramazzotti et Laura Pausini,
Giorgia, Elio e le Storie Tese, Ron, Tosca, Carmen Consoli et tant d’autres, mais aussi l’arrivée sur l’avant-scène de Médiaset de
Berlusconi, avec Maria De Filippi, et X Factor sur la Rai, et le triomphe des hit-parade, des classifications de chanteurs italiens ou
étrangers. Une bonne bibliographie termine l’ouvrage.
En somme, disons que c’est une bonne petite histoire « pour les nuls », comme on dit en France (et c’est positif), de la chanson « italienne
», mais pas de la chanson « en Italie », car la chanson dialectale, la chanson populaire traditionnelle est étrangement et radicalement
oubliée, quelle que soit sa diffusion. Serait-ce exagéré de dire que c’est une bonne histoire sociale des modes musicales italiennes qui ont
connu un succès à Sanremo, sur la télévision et sur Internet. Reste à écrire tout ce qui est absent ici et qui est souvent le meilleur de la
chanson en Italie.
3) Gino Castaldo, Il romanzo della canzone italiana, Torino, Einaudi, 2018, 376 pages.
Avec quelques autres, comme Enrico De Angelis (que Castaldo ne cite jamais, bien qu’il soit jusqu’à une date récente la source du Club
Tenco, lui-même peu évoqué) ou Ernesto Assante (avec lequel Castaldo dit qu’il n’était pas d’accord sur la chanson, bien qu’ils
travaillent souvent ensemble, mais à qui il adresse malgré tout ses remerciements), Gino Castaldo (né en 1950) est sans doute un des
journalistes et critiques italiens de la chanson italienne les plus connus, qui écrit surtout sur La Repubblica.
Il remarque dans sa préface que le XXe siècle a probablement été le siècle de la chanson : il a inventé de nouvelles formes d’art, comme
le cinéma, « mais en fin de compte, si nous devions le raconter et si nous tentions de mettre quelques milliers de chansons en rang l’une
après l’autre, par ordre chronologique, nous obtiendrions peut-être le plus complet, le plus multicolore, le plus véritable roman du XXe
siècle, au moins autant que celui qui en raconte le mieux possible l’éducation sentimentale ».
C’est sans doute l’instrument d’expression le plus évolutif, le plus significatif et le plus émouvant. Et Castaldo ajoute : « Les Italiens ne
sont pas comme les autres, les italiens, les chansons , ils les cultivent comme des petites plantes dans leurs jardins sentimentaux ».
Castaldo écrit donc ce « roman » de la chanson italienne, qu’il fait précéder de deux remarques : 1) la première chanson italienne «
classique » est la chanson napolitaine, dès la fin du XVIIIe siècle (je dirais qu’on pourrait même remonter plus loin). Et il rapporte
quelques faits anciens et quelques chefs-d’œuvre comme l’anthologie Napoletana de Roberto Murolo. Voilà ce qui va caractériser le
livre de Castaldo : une bonne synthèse de choses déjà racontées et connues. 2) Après le succès des premières chansons d’après la
seconde Guerre Mondiale, par lesquelles les Italiens se relevaient de leurs destructions et de la tristesse de la guerre, arrive le triomphe
de la Démocratie Chrétienne en 1948, à partir de laquelle la Vierge triomphe de Dionysos, et se met en place le Festival de Sanremo et
ses chansons romantiques et sentimentales pleines de nostalgie pour le passé paysan conservateur de l’Italie, jusqu’à ce que, à partir de
1954, poussés par le rock américain et par la chanson française d’Édith Piaf et Brassens à Juliette Gréco, se fasse jour une nouvelle
recherche, les intellectuels de Cantacronache et les rares à avoir écrit de belles chansons, Calvino, Fortini, Roversi, Pasolini, mais ils
n’eurent jamais une diffusion de masse. Tandis que vont triompher des auteurs comme Modugno, Buscaglione et Carosone, en même
temps que le goût de l’Amérique, du cinéma et l’annonce d’une ère nouvelle que fera Modugno en 1958 avec Volare. Là encore, rien de
nouveau, mais une bonne synthèse de huit pages.
On pourrait lire ainsi les 53 chapitres du livre de Castaldo, tous suivis avec bonheur d’une liste (playlist) de quelques chansons à écouter,
malheureusement sans aucune référence discographique et pas toujours avec une date précise, même dans les Notes finales. C’est à
peine si Castaldo tient compte des dernières recherches, prenons un seul exemple : le chapitre 14 sur Tenco laisse bien planer un léger
doute sur son suicide, mais sans vraiment tenir compte des analyses d’Aldo Colonna dans sa dernière biographie de Tenco (Vita di
Luigi Tenco, 2017 Bompiani). On en reste au jugement moyen sur la mort de Tenco : s’est-il suicidé ? a-t-il été assassiné ? On ne sait
vraiment pas, on ne tranche pas. Colonna était plus convaincant en analysant tous les éléments de l’événement pour montrer que la
thèse du suicide était bien contestable. Et une seule chanson de Tenco est citée dans la playlist, celle qu’il avait chantée à ce dernier
Festival de 1967, Ciao amore ciao (à laquelle il faut ajouter les trois citées dans la playlist du chapitre 3 sur les cantautori. On ne comprend pas non plus pourquoi il n’y a pas de
playlist à la fin du petit chapitre de trois pages et demie sur Piero Ciampi qui a pourtant écrit quelques-unes des chansons les plus émouvantes de toute l’histoire moderne ?
Castaldo parle un peu (8 pages) de la folk music des années 1960-1970, mais, à part la chanson napolitaine, il en fait surtout une réinvention de quelques intellectuels ou d’un
chanteur comme Matteo Salvatore. Parfois, il parle de faits peu connus comme la création de la RCA en Italie, voulue par le pape Pie XII et développée par Ennio Melis en toute
indépendance par rapport à l’idéologie vaticane ; on a peu parlé de ces « intrigues » du Vatican, avant la publication du livre de Maurizio Becker, C’era una volta la Rca, Coniglio
editore, Roma, 2007, dont Castaldo rend compte. Mais Castaldo comme beaucoup d’autres « historiens » de la chanson, ne semble pas accorder d’importance à d’autres chanteurs
dialectaux, par exemple les « Vénitiens » (il parle des « Vésuviens »), il ignore Gualtiero Bertelli, Albertà d’Amico, Luisa Ronchini, etc. Comme, dans un autre domaine, il oublie
de parler des chansons féministes des premières années 1970, il ne connaît que les « grandes » chanteuses, Caterina Caselli, Patty Pravo, Mia Martini, Loredana Bertè, etc. qui
méritent totalement qu’on parle d’elles, mais elles ne sont pas seules.
Le livre continue ainsi chronologiquement jusqu’à l’an 2000, évitant de parler de ce qui se passe pendant ces 18 années du XXIe siècle. Finalement c’est une déception que ces 376
pages !.
L’ouvrage de Castaldo manque aussi de bibliographie, d’index des noms cités, on passe d’un nom à un autre sans toujours savoir exactement quand l’auteur est né (ou quand il est
mort), c’est un « roman », comme son titre l’indique, pas une « histoire » de la chanson en Italie. Qui le lira y apprendra certes beaucoup de choses, car Castaldo connaît bien le
milieu de la chanson, mais il n’en tirera aucune vision historique d’ensemble ni de cette chanson dont Castaldo a cependant une si grande idée, ni de l’Italie. Certainement en tout cas
une idée différente de celle que personnellement nous en avons. Mais chacun a le droit de faire ses choix.
Jean Guichard, 15 novembre 2018