La Buona Scuola : la réforme de l’école de Matteo Renzi
La réforme de l’école de Matteo Renzi, « La Buona scuola », continue les réformes néolibérales de
Berlusconi, transformant l’école en « entreprise » gérée par un « dirigeant » pour des « clients » (élèves et parents)
et dont les enseignants sont les ouvriers.
« Nous n’allons pas voter pour vous ». On pouvait lire ce slogan, adressé aux candidats du Parti Démocratique Italien (PD) à
l’occasion des dernières élections régionales et municipales, dans les sites Internet de plusieurs organisations syndicales d’enseignants
et dans les panneaux affichés au cours des manifestations du personnel des écoles contre « La Buona Scuola » (La Bonne École) de
Matteo Renzi.
Cette annonce n’était pas qu’une simple menace destinée à rester sans suite : aux élections du 31 mai 2015 le PD a perdu 2,1
millions de voix par rapport aux élections européennes de 2014 et 1 million de voix (-33,8 %)) par rapport aux élections politiques de
2013. Le taux d’affluence aux urnes, en Italie normalement plus élevé qu’ailleurs, a chuté, passant de 58,6% des élections européennes
à 52,2%. Si on considère que la majorité des enseignants et de leurs familles faisait parti du noyau dur des électeurs du PD, il n’est pas
illégitime de conclure que parmi les causes de la perte de consensus du parti du premier ministre sa réforme de l’école n’est pas la
dernière.
Malgré ces résultats, au lieu de prendre une pause de réflexion et d’entamer une tentative de dialogue avec ses anciens électeurs,
sujets concernés par sa réforme, Renzi a appuyé sur l’accélérateur et soumis au Sénat la question de confiance : le projet de loi a donc
été approuvé par les sénateurs et ensuite, le 9 juillet, par les députés, accueillis à la sortie du Parlement par les sifflements des
professeurs. En conséquence de cette épreuve de force Stefano Fassina, l’un des députés du PD les plus influents et les plus à l’écoute
du monde de l’école, a quitté son parti en rejoignant Pippo Civati, qui avait déjà fait ce choix pour des raisons semblables.
Pour justifier leur obstination à faire approuver en toute hâte ce projet de loi qui a déchiré la gauche, alors qu’un jour, devant la
montée des polémiques, ils avaient envisagé d’ouvrir au préalable une grande confrontation avec les porte-paroles des enseignants pour
modifier les articles les plus controversés, Renzi et la ministre de l’Education, Stefania Giannini, ont évoqué l’obligation d’embaucher plus
de 100.000 nouveaux enseignants avant la rentrée de l’année scolaire 2015-16. En fait, c’est un jugement de la Cour de Justice
Européenne qui vient de condamner l’Italie pour avoir renouvelé au fil des ans des milliers de contrats à temps déterminé aux
enseignants sans jamais les transformer en CDI. Mais Renzi a refusé de séparer la question du recrutement des autres questions
concernées par son projet de loi, car le changement du système d’embauche est un pilier fondamental de sa philosophie de l’éducation.
À ceux qui leur ont reproché un manque de démocratie pour ne pas avoir négocié avec les syndicats et les associations d’enseignants et
pour ne pas avoir investi dans la réflexion sur le futur de l’école une commission officielle d’intellectuels et de sages publiquement
reconnus, Renzi et sa ministre ont pu aisément rétorquer que leur projet sur « La Buona Scuola » avait été l’objet de la plus grande
consultation populaire jamais faite en Europe dans ce domaine. En effet, ce document écrit dans un style assez informel et amical,
traversé par un optimisme, un enthousiasme et une gaieté presque juvéniles, a été posté sur Internet en septembre 2014 et pendant
deux mois tout citoyen italien a pu répondre à des QCM concernant les sujets ici traités et rajouter, s’il le voulait, ses observations
personnelles. Un exemple intéressant de « démocratie directe numérique », où les enseignants et les élèves, actuellement appelés
« clients » plutôt qu’« usagers » du système scolaire, les parents et les grands-parents, les entrepreneurs et quiconque avait une opinion
sur l’école d’aujourd’hui et de demain, ont pu la manifester dans l’espoir d’être entendus. Des débats ont aussi eu lieu dans diverses
villes italiennes : après avoir écouté tout le monde, Renzi, la ministre de l’éducation et leurs conseillers ont pondu ce projet de loi, qui a
été approuvé au Sénat avec 159 votes favorables et 112 contraires, et à la Chambre des Députés (l’Assemblée Nationale Italienne) avec
277 votes favorables et 173 contraires.
Si plusieurs intellectuels et journalistes semblent avoir compris les raisons de la révolte des profs contre cette réforme et partagé
leur indignation, d’autres observent que tout effort de changer l’école pendant les vingt dernières années, soutenu par les
gouvernements aussi bien de gauche que de droite, a dû se heurter au rejet des enseignants italiens, qui seraient intéressés seulement
à la sauvegarde corporative de leurs « privilèges », notamment celui d’une progression de carrière automatique par ancienneté, et
refuseraient d’être évalués selon leurs mérites.
La réforme Prodi / Berlinguer (1999)
En effet, les enseignants italiens ne profitent pas d’une progression de carrière comparable à celle des enseignants français, qui
peuvent accélérer le passage d’un échelon à l’autre en se faisant inspecter et améliorer leur statut et leur salaire en passant
l’Agrégation : les inspecteurs italiens n’ont pas pour fonction de reconnaitre et récompenser les mérites, et le « Concorso per merito
distinto » « Concours par mérite distingué »), qui aurait pu être comparé à l’Agrégation, a été aboli en 1974 avec les « Note di qualifica »
(évaluation de la performance) qui étaient rédigées par les proviseurs. Depuis, les concours ont seulement pour but de faire accéder à la
profession, comme c’est le cas du CAPES en France, et non d’établir une hiérarchie à l’intérieur du personnel. La volonté de réintroduire
des mécanismes de différenciation de carrière a été affirmée plusieurs fois sans succès, dès la fin des années 1980 jusqu’au
gouvernement de Romano Prodi (PDS, appelé DS à partir de 1998) : son ministre de l’Education Nationale Luigi Berlinguer lança en
1999 un concours (le célèbre « Concorsone », le Grand Concours) qui aurait dû sélectionner 150.000 enseignants dignes d’une
augmentation de salaire en examinant leur CV, leurs réponses à un QCM et une de leurs heures de cours. Face aux protestations des
enseignants et de quelques syndicats, le concours fut suspendu. Cependant, le gouvernement Prodi et le ministre Luigi Berlinguer ont
changé l’organisation de l’école de manière radicale et irréversible : la loi Bassanini du 15 mars 1997, qui a augmenté la décentralisation
administrative, a introduit « l’autonomie des institutions scolaires », en leur donnant la personnalité juridique et en transformant les
proviseurs en « Dirigenti scolastici » (Dirigeants des écoles). De nouvelles figures professionnelles d’enseignants auraient dû être créées
pour collaborer à l’organisation et à la gestion de l’école, ainsi qu’à la réalisation de projets avec des partenaires extérieurs. On pourrait
certes considérer cette décentralisation comme une opération obéissant aux directives européennes, visant surtout à augmenter le taux
de démocratie et d’efficacité des institutions concernées : toujours est-il que l’autonomie des écoles a été de plus en plus perçue et
interprétée, par ceux qui l’expérimentent au quotidien, voire les enseignants et les élèves, comme une transformation des écoles en
entreprises qui se font concurrence entre elles avec les instruments du marketing, commandées par des dirigeants-managers et
s’adressant à des élèves et à des familles « clients » ; où le pouvoir des comités représentatifs des enseignants, des élèves et de leurs
parents est devenu absolument marginal et où la simplification administrative prônée par la loi Bassanini n’a pas été réalisée du tout,
bien au contraire. Si les industriels italiens se plaignent d’être étranglés par l’Etat, par l’imposition de tâches administratives tellement
lourdes et compliquées qu’elles arrivent à endommager la productivité des entreprises, il faudrait se pencher sur le poids anormal du
travail administratif qui afflige les enseignants italiens, les privant constamment, pendant toute l’année scolaire, du temps et des énergies
nécessaires à se concentrer sur l’activité pédagogique. Comme dans une sorte de taylorisme devenu obsessionnel, chaque action
accomplie par le prof doit avoir son double sur papier et maintenant sous forme numérique, avant, pendant et après son
accomplissement, avec la description analytique des objectifs éducatifs et cognitifs, des connaissances, capacités et compétences qu’on
veut atteindre et qu’on a atteints avec cette action, de ses modalités d’exécution et des moyens employés, des heures que l’on prévoit
devoir utiliser et qu’on a en fait utilisées, des projets particuliers auxquels on participe, et tout cela répété plusieurs fois dans des plans,
des comptes rendus et des procès-verbaux tantôt individuels tantôt collectifs. C’est surtout sur cette activité de rédaction, désormais en
ligne, qu’on peut être inspecté, jugé et éventuellement condamné : si on ne veut pas avoir une vie difficile dans l’école italienne, il faut
prendre soin surtout de ses papiers. Peu importe qu’ils correspondent à la réalité ou qu’ils arrivent même à la remplacer, ce n’est qu’au
moment des examens du Bac qu’on peut sans doute le découvrir. Et lorsqu’on a introduit dans les écoles les mêmes critères de
«Qualité » que ceux qui sont utilisés dans les entreprises, les hôpitaux et les bureaux, les commissions qui se sont occupées de
l’application de ces critères ont concentré leurs efforts surtout sur la recherche des meilleurs formulaires à remplir.
Dès que la loi sur l’autonomie des institutions scolaires a été approuvée, le gouvernement Prodi et le ministre de l’Education
Berlinguer ont obtenu également la création du « Fis » (Fondo Istituzione Scolastica), le Fonds d’établissement qui sert à payer les
activités supplémentaires assurées par les enseignants ou par le personnel administratif et technique dans le but d’améliorer l’offre de
formation ou l’organisation de l’école. Sauf que dans le cas du personnel administratif et technique, il suffit de devoir intensifier son travail
ordinaire pour avoir des primes : il faut remplacer un collègue absent, faire plus de photocopies, aider un enseignant à dépanner un
ordinateur, cela permet à tout le monde d’accéder au fonds sans devoir augmenter son emploi du temps ; en revanche, dans le cas des
enseignants, ce n’est pas parce que on a des classes nombreuses et difficiles, beaucoup de copies à corriger, des cours complexes à
préparer, des élèves problématiques à écouter qu’on peut espérer une augmentation de salaire ; on peut l’avoir seulement si on décide
de faire autre chose que le travail ordinaire d’un prof, donc si on accepte d’aider le « Dirigeant » dans l’organisation et la gestion de
l’école, si on propose un projet d’activités extérieures aux cours ou innovatrices de la didactique habituelle, toujours documenté par des
plans, des comptes rendus, des questionnaires de satisfaction des élèves. Ce sont donc souvent les enseignants qui ont moins de
copies à corriger, qui n’ont pas de classes terminales à accompagner au BAC, qui s’investissent moins dans la préparation de leurs
cours, ceux qui ont davantage de temps à consacrer à ces activités supplémentaires et qui peuvent profiter de la répartition du FIS. Et ce
sont les représentants syndicaux élus par les enseignants et par le personnel administratif qui négocient avec le « Dirigeant » cette
répartition.
La réforme Moratti, la réforme Gelmini, la réforme Brunetta sous Berlusconi (2001-2012)
Le gouvernement de centre-droit de Berlusconi et sa ministre de l’Education Letizia Moratti (2001-2006) ont synthétisé l’esprit de
leur réforme de l’école par le slogan « L’école des trois I » (Inglese, Informatica, Impresa, anglais, informatique, entreprise), mais les
résultats les plus importants de leur action peuvent être réduits à l’introduction des stages en entreprise pour les élèves et à la diminution
des heures de cours de quelques disciplines (y compris l’anglais). La volonté de réduire le budget de l’éducation publique, tout en aidant
les familles qui choisissent l’école privée, a été manifestée d’une manière encore plus évidente par le quatrième gouvernement
Berlusconi et sa ministre de l’Education Mariastella Gelmini (2008-2011) : la réforme Gelmini a restauré l’instituteur unique dans les
classes de l’école primaire (au moins en théorie : dans la réalité, la plupart des établissements ont gardé les « moduli » crées en 1990,
voire des groupes de trois enseignants qui se partagent deux classes) et supprimé beaucoup de postes et d’heures de cours dans les
lycées techniques. En même temps, pour créer des standards homogènes d’évaluation des apprentissages, qui permettent de comparer
les performances des écoles italiennes entre elles et aux performances des école étrangères, on a introduit, au début dans l’école
primaire et le Collège et ensuite dans les lycées, les tests « INVALSI » (Istituto Nazionale per la Valutazione del Sistema Educativo di
Istruzione edi Formazione), des QCM inspirés des tests PISA de l’OCDE, visant à mesurer surtout la compréhension de la lecture et les
capacités logiques et mathématiques des élèves. Pour l’instant, les résultats de ces tests sont utilisés dans le rapport d’autoévaluation
des écoles, dans l’avenir ils devraient servir également à évaluer les enseignants. Mais le quatrième gouvernement Berlusconi, dont le
ministre de la fonction publique Renato Brunetta a lancé une croisade contre les fonctionnaires « fainéants » et inamovibles, et le
ministre de l’économie et des finances Giulio Tremonti a assené qu’« avec la culture on ne mange pas », demeure tristement célèbre
parmi les profs surtout à cause du projet de loi « Aprea », bloqué par la mobilisation des étudiants, qui ne faisait que devancer la loi
actuelle sur « La Buona Scuola ».
Il interprétait, justement, l’autonomie de écoles comme une véritable « privatisation » : les établissements devaient être transformés
en fondations financées par des partenaires publics ou privés et par les familles, qui pouvaient ainsi orienter les choix pédagogiques de
l’établissement de leurs enfants ; les comités représentatifs étaient remplacés par un Conseil d’Administration, et les enseignants ne
seraient plus recrutés par un Concours National, mais embauchés ou licenciés directement par les « Dirigeants ».
Le projet de loi « Aprea » a été battu mais le pouvoir des anciens « proviseurs » a grandi au fil du temps jusqu’à devenir absolu :
dans les cas de litige les syndicats ne peuvent plus jouer un rôle de défense des raisons des travailleurs et l’administration est a priori
toujours du côté des « dirigeants », même dans des cas ahurissants, où il ne reste plus qu’à aller en justice. Les « dirigeants », eux, ont
été flattés et séduits par leur changement de statut et de salaire, qui les a de plus en plus éloignés et isolés des enseignants :
sélectionnés dans des concours, au déroulement parfois douteux, dans lesquels on évalue plus leurs capacités managériales et de
gestion budgétaire que leurs connaissances pédagogiques, ils sont encouragés (avec des primes, aussi) à accepter la direction de
plusieurs établissements en même temps, ce qui réduit leur présence dans chaque école et leur connaissance des diverses situations, et
les oblige à déléguer une bonne partie de leurs tâches à leurs adjoints. Ces derniers sont payés, pour accomplir ces actions
administratives et d’organisation à la place des chefs d’établissement, avec l’argent du FIS qui doit payer aussi les activités d’innovation
pédagogique assurées par les enseignants. Et si on veut rentrer dans les détails du sujet « argent », il faut savoir que les salaires des
enseignants italiens, toujours très en dessous de la moyenne européenne, ont été bloqués au niveau du dernier contrat signé en 2007 et
ont été privés, par le gouvernement Berlusconi, même des possibilités d’augmentation liées à l’ancienneté de carrière. D’ailleurs, la
progression de carrière ne concerne que les enseignants titulaires, tandis que le nombre d’enseignants vacataires a grandi au fil du
temps, au point qu’il y a des milliers d’enseignants de plus de cinquante ans qui n’ont pas encore atteint leur titularisation. Les concours
pour les embaucher sont devenus très rares : celui du 1990 a été suivi par un deuxième en 1999 et par un dernier en 2012. Entre-temps,
on a institué d’abord la SSIS (Scuola di Specializzazione per l’Insegnamento Secondario), une école de spécialisation dans
l’enseignement qui aurait pu être comparée aux IUFM françaises, et ensuite le TFA (Tirocinio Formativo Attivo = Stage de Formation
Actif), deux systèmes de formation théorico-pratique payants (entre 2000 et 3000 euros) auxquels on pouvait être admis en passant des
examens et qui se concluaient par d’autres examens, donnant une habilitation à l’enseignement qui pouvait s’ajouter à l’habilitation
obtenue par concours ou bien la remplacer. Or, des milliers d’enseignants qui ont passé ces sélections et acquis une ou plusieurs
habilitations ont été rassemblés dans des listes de candidats à un poste qui leur ont permis d’être affectés, une année après l’autre, à
des écoles mais très rarement d’être titularisés. Beaucoup ont vieilli et vu grandir leurs propres enfants en demeurant toujours vacataires,
il y en a même qui ont été titularisés à la veille de leur retraite. C’est pour cela qu’ils ont fait appel, avec leurs syndicats, à la Cour de
Justice Européenne, qui a condamné l’Italie en novembre 2014, déclarant qu’après 36 mois de travail dans le même poste on a droit à
un CDI.
La réforme Mario Monti et la réforme de la « Buona scuola »
Le malaise des enseignants a encore grandi pendant ces dernières années, notamment à l’époque du gouvernement
« technique » de Mario Monti, qui a augmenté les restrictions budgétaires pénalisant les travailleurs (entre autres, en bloquant une fois
de plus les passages de carrière par ancienneté) et lancé une réforme des retraites qui obligera des enseignants devenus presque des
vieillards à continuer à se confronter à des classes de plus en plus nombreuses et difficiles de gamins et d’adolescents. En revanche sa
tentative, en 2012, d’augmenter de six heures par semaine l’emploi du temps des instituteurs et des profs s’est heurtée à une résistance
tellement forte et unanime de leur part, qu’il a dû abandonner ce projet. Au milieu de toutes ces difficultés un léger désespoir a
commencé à s’emparer d’un nombre croissant d’enseignants, mais le retour au pouvoir du centre-gauche a encouragé les plus
optimistes à s’attendre enfin à quelques nouvelles positives, vu que l’un des slogans du PD était « avec la culture on mange » ; les porte-
paroles du Parti assuraient que pour la reprise économique du Pays il fallait absolument miser sur la recherche, l’éducation, l’école
publique ; les enseignants, vexés et humiliés au fil des ans, allaient être mis en valeur et récompensés de leur dévouement au bien
commun. Certes, le gouvernement Letta a encore congelé les passages par ancienneté d’un échelon à l’autre de leur traitement
économique, mais l’arrivée de Renzi au sommet du gouvernement a alimenté leurs illusions puisque sa femme était une enseignante
« précaire » et lui, il promettait de se pencher sur les cahiers des doléances de ses confrères et de se mettre à leur écoute. En premier
lieu, il allait éliminer la plaie des vacations renouvelées à l’infini sans stabilisation, et peu importe si c’était la Cour Européenne qui lui
imposait ce choix, il le partageait quand même de tout cœur. Il fallait donc vite accomplir la réforme de l’école pour qu’avant cette rentrée
2015 presque tous les enseignants qui travaillent dans l’école italienne soient des titulaires.
Voyons maintenant comment ce recrutement massif voulu par la loi de « La Buona Scuola » est en train de se dérouler, justement
ces jours-ci : des milliers d’hommes et de femmes de 40 et 50 ans doivent choisir si, pour ne pas risquer d’être affectés à des écoles
situées à des centaines de kilomètres de chez eux, ils sont prêts à renoncer à la titularisation et donc à passer le reste de leur vie dans
l’espoir d’obtenir toujours, une année après l’autre, une nouvelle vacation, en sachant que cela deviendra de plus en plus difficile ; ou
bien si, pour enfin avoir un CDI, ils sont prêts à se déplacer n’importe où, même à l’autre bout de l’Italie, et à enseigner peut être autre
chose que leur discipline, en sachant qu’une fois connue leur affectation ils ne pourront pas la refuser, car en ce cas ils seront exclus non
seulement des listes des candidats à la titularisation, mais aussi de celles des vacataires. Ils doivent remplir en aveugle un formulaire de
candidature où ils peuvent indiquer des départements (« province ») de préférence, mais ce sera un « algorithme » d’un ordinateur qui
décidera de leur bonne ou mauvaise chance, sans aucune possibilité de choix liée, comme c’était le cas autrefois, aux postes
disponibles et à leur position dans le classement général. Par conséquent ces hommes et ces femmes mûrs pourraient devoir se séparer
de leur conjoint et de leurs enfants, ainsi que des vieux parents à assister (le « welfare » italien est surtout familial), pour aller louer, avec
leur 1200-1300 euros de salaire, un appartement ou une chambre dans on ne sait pas quelle ville italienne, peut-être à mille kilomètres
de chez eux ; par exemple à Milan, où une bonne partie de leur salaire ne servira qu’à payer le loyer.
On pourrait cependant considérer la stabilisation de 100.000 vacataires comme une affaire difficile à régler, mais très particulière ;
en fait, c’est tout le système de recrutement qui va changer avec « La Buona Scuola », et les changements vont intéresser tous les
enseignants, y compris les titulaires en fin de carrière. Jusqu’à présent l’accès à la profession était réglé, au moins en principe, par les
normes qui concernent toute l’administration publique : si on était reçu à un concours on avait droit, selon sa position dans le classement
du concours même et selon les postes disponibles, à choisir son poste préféré. Ensuite, si on souhaitait une mutation, on rentrait dans
un autre classement où étaient pris en compte non seulement les diplômes et les concours mais aussi les années de carrière, les
exigences de famille, etc., et on pouvait choisir un nouveau poste rendu disponible sur la base de sa position dans cet autre classement.
Désormais, les reçus à un concours n’auront droit qu’à demander d’être affectés à un « domaine territorial », c’est-à-dire que leurs noms
et leurs CV rentreront dans des listes départementales ou régionales dans lesquelles les « dirigeants scolaires » pourront librement
puiser les profils qui conviennent le mieux, à leur avis, au Plan de l’Offre de Formation de leur école (POF). Et puisque les POF sont
renouvelés tous les trois ans, les dirigeants pourront ensuite renvoyer ces enseignants et en embaucher d’autres plus adaptés au
nouveau plan. Un enseignant pourra être nommé dans plusieurs écoles et non seulement pour enseigner sa discipline mais aussi pour
faire des remplacements, pour aider à la gestion administrative, pour participer à des projets spéciaux ou à des activités
complémentaires, etc. Les titulaires anciens, qui pensaient être épargnés par ce nouveau traitement réservé aux jeunes, vont bientôt
connaître le même sort : s’ils demandent une mutation, si leur poste est supprimé à cause d’une diminution du nombre des élèves dans
leur école, si dans trois ans les changements du Plan de l’Offre Formative vont privilégier d’autres profils, eux aussi seront chassés dans
les limbes du « domaine territorial », où ils devront espérer être choisis, comme une odalisque, par un nouveau sultan. Mais s‘ils
craignent la tradition italienne des pistons et du « familisme amoral », ils peuvent être rassurés, car la loi interdit aux dirigeants
d’embaucher les membres de leur propre famille. Et si quelqu’un a la chance d’être demandé par plusieurs proviseurs, on lui accordera
sans doute le droit de choisir entre eux. En revanche, si un pauvre vieil enseignant ou une pauvre vieille enseignante seront considérés
comme désormais un peu démodés, il ne leur restera qu’à attendre l’appel d’une école de province un peu à l’écart, peut-être très
éloignée de chez eux, où ils se rendront, pour enseigner leur discipline ou pour faire des remplacements et des activités
complémentaires, après avoir salué leur conjoint et leurs petits-enfants : ça leur permettra de vivre l’expérience formatrice du
dépaysement qu’ils n’ont sans doute pas connue dans leur jeunesse, surtout s’ils ont été reçus parmi les premiers dans leurs concours.
C’est la flexibilité, Madame ! Il faudrait un nouveau De Sica pour raconter ces « Umberto D » (NDR : titre d’un des premiers films
néoréalistes de De Sica, de 1952) pas encore retraités.
En ce qui concerne la progression économique de carrière, Renzi a d’abord essayé de faire mieux que ses prédécesseurs en
éliminant une fois pour toutes les passages par ancienneté et liant toute augmentation de salaire aux mérites acquis dans la pratique
pédagogique. Ensuite, il a changé d’avis, probablement à cause de l’ampleur des protestations des enseignants, et il a restauré les
échelons liés à l’ancienneté. En outre, la Cour Constitutionnelle vient de déclarer illégitime le blocage, depuis six ans, des contrats de la
fonction publique. La volonté de différencier les carrières et les salaires des profs a même poussé Renzi à reprendre une idée que
l’ancien ministre de Berlusconi, Renato Brunetta, avait essayé d’appliquer à tous les fonctionnaires publics. Selon cette idée il aurait fallu
repérer tous les trois ans, parmi les enseignants de chaque école, 66% qui méritaient une augmentation de 60 euros par leurs « crédits
pédagogiques, de formation et professionnels » et 34% constitués par les moins bons qui ne la méritaient pas et auraient pu être
inspectés s’ils restaient plusieurs fois dans cette tranche. À ceux qui avaient le malheur de travailler dans une école où tous les
enseignants étaient très compétents, il ne restait, s’ils voulaient éviter de tomber dans le tirage au sort des « mauvais », qu’à demander
une mutation en espérant être appelés dans une autre école où il y avait des nuls. Cette idée si radicale vient apparemment d’être
remplacée par une autre plus vague, qui donne au « dirigeant » le pouvoir d’accorder des primes à un nombre indéfini d’enseignants, sur
la base des critères choisis par un comité d’évaluation Ce comité d’évaluation est composé par le « dirigeant », trois enseignants, deux
parents d’élèves dans l’école primaire ou bien un parent d’élèves et un étudiant dans les lycées, plus un dirigeant ou un enseignant
venant d’une autre école. Si on connaît le style des relations entre les enseignants et les élèves d’aujourd’hui, on peut imaginer qu’au
cas où l’un de ses élèves ou de leurs parents serait élu dans le comité, le prof aurait intérêt à toujours donner des bonnes notes pour ne
pas être évalué à son tour d’une manière trop sévère.
Il faudrait maintenant aborder le sujet le plus important et sérieux, c’est-à-dire les changements pédagogiques prônés par la loi
« La Buona Scuola », mais par ce long voyage au milieu des reformes de l’organisation scolaire italienne des vingt dernières années on
a sans doute abusé de la patience des lecteurs français, et même l’auteur de cet article commence à ressentir un certain épuisement. Si
les transformations des méthodes d’enseignement préconisées en Italie intéressent les lecteurs, on pourra aborder ce sujet une
prochaine fois. Pour l’instant, on essayera de comprendre dans quelle direction ce voyage nous a conduit en s’appuyant sur une citation
d’Alain Gussot, professeur de pédagogie à l’Université de Bologne qui a ainsi interprété la réforme voulue par Matteo Renzi : la « Buona
Scuola » ne fait que reprendre le projet des Charter Schools d’Arne Duncan, sous-secrétaire à l’éducation du gouvernement Obama.
Dans les Charter Schools, qui sont sponsorisées par des particuliers, le dirigeant scolaire et son staff fonctionnent comme une véritable
direction managériale. Leur philosophie de l’éducation néolibérale se fonde sur un « individualisme effréné dans tous les domaines, un
excès de compétition, une marchandisation du savoir, […] des valeurs d’entreprise ». La formation de l’homme et du citoyen n’est plus la
priorité, mais « il s’agit d’éduquer les nouvelles générations à être suffisamment flexibles » et fonctionnelles à la logique du marché. Non
seulement les nouvelle générations, pourrait-on ajouter, en réfléchissant sur la manière dont les questions du recrutement et des
« mérites » des enseignants ont été réglées par la réforme de Matteo Renzi. Cette conclusion peut paraître une condamnation un peu
trop idéologique, mais de l’idéologie, dans « La Buona Scuola », apparemment il y en a à vendre.
Eloisa Vian, 3 septembre 2015
(Professeur de Lettres dans un lycée technique de Venise-Mestre)
*Salaires bruts des enseignants italiens en 2010 :
Ecole primaire : minimum 22309 maximum 33740
Collège
:
24669
37055
Lycée
:
24669
38745
Le taux d’imposition est de 27% sur le minimum et de 38% sur le maximum
Les titulaires qui n’ont pas encore 10 ans de carrière et tous les vacataires à plein temps (qui n’ont pas de progression de carrière)
touchent entre 1200 et 1300 Euros par mois (mais les instituteurs gagnent moins de 1200 Euros)
Salaires bruts des enseignants français en 2010 :
Ecole primaire : minimum 22430 maximum 44518
Collège
:
24779
44518
Lycée
:
25228
47477